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Chapitre XLIII
Où monsieur Ducorneau ne comprend absolument rien à ce qui se passe

Don Manoël y Souza était moins jaune que de coutume, c'est-à-dire qu'il était plus rouge. Il venait d'avoir avec monsieur le commandeur valet de chambre une explication pénible.

Cette explication n'était pas encore terminée.

Lorsque Beausire arriva, les deux coqs s'arrachaient les dernières plumes.

– Voyons, monsieur de Beausire, dit le commandeur, mettez-nous d'accord.

– En quoi ? dit le secrétaire, qui prit des airs d'arbitre, après avoir échangé un coup d'œil avec l'ambassadeur, son allié naturel.

– Vous savez, dit le valet de chambre, que monsieur Bœhmer doit venir aujourd'hui conclure l'affaire du collier.

– Je le sais.

– Et qu'on doit lui compter les cent mille livres.

– Je le sais encore.

– Ces cent mille livres sont la propriété de l'association, n'est-ce pas ?

– Qui en doute ?

– Ah ! monsieur de Beausire me donne raison, fit le commandeur en se retournant vers don Manoël.

– Attendons, attendons, dit le Portugais en faisant un signe de patience avec la main.

– Je ne vous donne raison que sur ce point, dit Beausire, que les cent mille livres sont aux associés.

– Voilà tout ; je n'en demande pas davantage.

– Eh bien, alors, la caisse qui les renferme ne doit pas être située dans le seul bureau de l'ambassade qui soit contigu à la chambre de monsieur l'ambassadeur.

– Pourquoi cela ? dit Beausire.

– Et monsieur l'ambassadeur, poursuivit le commandeur, doit nous donner à chacun une clef de cette caisse.

– Non pas, dit le Portugais.

– Vos raisons ?

– Ah ! oui, vos raisons ? demanda Beausire.

– On se défie de moi, dit le Portugais en caressant sa barbe fraîche, pourquoi ne me défierais-je pas des autres ? Il me semble que si je puis être accusé de voler l'association, je puis suspecter l'association de me vouloir voler. Nous sommes des gens qui se valent.

– D'accord, dit le valet de chambre ; mais justement pour cela, nous avons des droits égaux.

– Alors, mon cher monsieur, si vous voulez faire ici de l'égalité, vous eussiez dû décider que nous ferions chacun à notre tour le rôle de l'ambassadeur. C'eût été moins vraisemblable peut-être aux yeux du public, mais les associés eussent été rassurés. C'est tout, n'est-ce pas ?

– Et d'abord, interrompit Beausire, monsieur le commandeur, vous n'agissez pas en bon confrère ; est-ce que le seigneur don Manoël n'a pas un privilège incontestable, celui de l'invention ?

– Ah ! oui... dit l'ambassadeur, et monsieur de Beausire le partage avec moi.

– Oh ! répliqua le commandeur, quand une fois une affaire est en train, on ne fait plus attention aux privilèges.

– D'accord, mais on continue de faire attention aux procédés, dit Beausire.

– Je ne viens pas seul faire cette réclamation, murmura le commandeur un peu honteux, tous nos camarades pensent comme moi.

– Et ils ont tort, répliqua le Portugais.

– Ils ont tort, dit Beausire.

Le commandeur releva la tête.

– J'ai eu tort moi-même, dit-il dépité, de prendre l'avis de monsieur de Beausire. Le secrétaire ne pouvait manquer de s'entendre avec l'ambassadeur.

– Monsieur le commandeur, répliqua Beausire avec un flegme étonnant, vous êtes un coquin à qui je couperais les oreilles, si vous aviez encore des oreilles ; mais on vous les a rognées trop de fois.

– Plaît-il ? fit le commandeur en se redressant.

– Nous sommes là très tranquillement dans le cabinet de monsieur l'ambassadeur, et nous pourrions traiter l'affaire en famille. Or, vous venez de m'insulter en disant que je m'entends avec don Manoël.

– Et vous m'avez insulté aussi, dit froidement le Portugais venant en aide à Beausire.

– Il s'agit d'en rendre raison, monsieur le commandeur.

– Oh ! je ne suis pas un fier-à-bras, moi, s'écria le valet de chambre.

– Je le vois bien, répliqua Beausire ; en conséquence, vous serez rossé, commandeur.

– Au secours ! cria celui-ci, déjà saisi par l'amant de mademoiselle Oliva, et presque étranglé par le Portugais.

Mais au moment où les deux chefs allaient se faire justice, la sonnette d'en bas avertit qu'une visite entrait.

– Lâchons-le, dit don Manoël.

– Et qu'il fasse son office, dit Beausire.

– Les camarades sauront cela, répliqua le commandeur en se rajustant.

– Oh ! dites, dites-leur ce que vous voudrez ; nous savons ce que nous leur répondrons.

– Monsieur Bœhmer ! cria d'en bas le suisse.

– Eh ! voilà qui finit tout, cher commandeur, dit Beausire en envoyant un léger soufflet sur la nuque de son adversaire.

– Nous n'aurons plus de conteste avec les cent mille livres, puisque les cent mille livres vont disparaître avec monsieur Bœhmer. çà, faites le beau, monsieur le valet de chambre !

Le commandeur sortit en grommelant, et reprit son air humble pour introduire convenablement le joaillier de la couronne.

Dans l'intervalle de son départ à l'entrée de Bœhmer, Beausire et le Portugais avaient échangé un second coup d'œil tout aussi significatif que le premier.

Bœhmer entra, suivi de Bossange. Tous deux avaient une contenance humble et déconfite, à laquelle les fins observateurs de l'ambassade ne durent pas se tromper.

Tandis qu'ils prenaient les sièges offerts par Beausire, celui-ci continuait son investigation, et guettait l'œil de don Manoël pour entretenir la correspondance.

Manoël gardait son air digne et officiel.

Bœhmer, l'homme aux initiatives, prit la parole dans cette circonstance difficile.

Il expliqua que des raisons politiques d'une haute importance l'empêchaient de donner suite à la négociation commencée.

Manoël se récria.

Beausire fit un hum !

Monsieur Bœhmer s'embarrassa de plus en plus.

Don Manoël lui fit observer que le marché était conclu, que l'argent de l'acompte était prêt.

Bœhmer persista.

L'ambassadeur, toujours par l'entremise de Beausire, répondit que son gouvernement avait ou devait avoir connaissance de la conclusion du marché ; que le rompre, c'était exposer Sa Majesté portugaise à un quasi-affront.

Monsieur Bœhmer objecta qu'il avait pesé toutes les conséquences de ces réflexions, mais que revenir à ses premières idées lui était devenu impossible.

Beausire ne se décidait pas à accepter la rupture : il déclara tout net à Bœhmer que se dédire était d'un mauvais négociant, d'un homme sans parole.

Bossange prit alors la parole pour défendre le commerce incriminé dans sa personne et celle de son associé.

Mais il ne fut pas éloquent.

Beausire lui fit clore la bouche avec ce seul mot :

– Vous avez trouvé un enchérisseur ?

Les joailliers, qui n'étaient pas extrêmement forts en politique, et qui avaient de la diplomatie en général et des diplomates portugais en particulier une idée excessivement haute, rougirent, se croyant pénétrés.

Beausire vit qu'il avait frappé juste ; et comme il lui importait de finir cette affaire, dans laquelle il sentait toute une fortune, il feignit de consulter en portugais son ambassadeur.

– Messieurs, dit-il alors aux joailliers, on vous a offert un bénéfice ; rien de plus naturel ; cela prouve que les diamants sont d'un beau prix. Eh bien ! Sa Majesté portugaise ne veut pas d'un bon marché qui nuirait à des négociants honnêtes. Faut-il vous offrir cinquante mille livres ?

Bœhmer fit un signe négatif.

– Cent mille, cent cinquante mille livres, continua Beausire, décidé, sans se compromettre, à offrir un million de plus pour gagner sa part des quinze cent mille livres.

Les joailliers, éblouis, demeurèrent un moment gênés ; puis, s'étant consultés :

– Non, monsieur le secrétaire, dirent-ils à Beausire, ne prenez pas la peine de nous tenter ; le marché est fini, une volonté plus puissante que la nôtre nous contraint de vendre le collier dans ce pays. Vous comprenez sans doute ; excusez-nous, ce n'est pas nous qui refusons, ne nous en veuillez donc point ; c'est de quelqu'un plus grand que nous, plus grand que vous, que naît l'opposition.

Beausire et Manoël ne trouvèrent rien à répondre. Bien au contraire, ils firent une sorte de compliment aux joailliers et tâchèrent de se montrer indifférents.

Ils s'y appliquèrent si activement, qu'ils ne virent pas dans l'antichambre monsieur le commandeur, valet de chambre, occupé à écouter aux portes, pour savoir comment se traitait l'affaire dont on voulait l'exclure.

Ce digne associé fut maladroit cependant, car en s'inclinant sur la porte, il glissa et tomba dans le panneau qui résonna.

Beausire s'élança vers l'antichambre et trouva le malheureux tout effaré.

– Que fais-tu ici, malheureux ? s'écria Beausire.

– Monsieur, répondit le commandeur, j'apportais le courrier de ce matin.

– Bien ! fit Beausire ; allez.

Et, prenant ces dépêches, il renvoya le commandeur.

Ces dépêches étaient toute la correspondance de la chancellerie : lettres de Portugal ou d'Espagne, fort insignifiantes pour la plupart, qui faisaient le travail quotidien de monsieur Ducorneau, mais qui, passant toujours par les mains de Beausire ou de don Manoël avant d'aller à la chancellerie, avaient déjà fourni aux deux chefs d'utiles renseignements sur les affaires de l'ambassade.

Au mot dépêches que les joailliers entendirent, ils se levèrent soulagés, comme des gens qui viennent de recevoir leur congé, après une audience embarrassante.

On les laissa partir, et le valet de chambre reçut l'ordre de les accompagner jusque dans la cour.

à peine eût-il quitté l'escalier que don Manoël et Beausire, s'envoyant de ces regards qui entament vite une action, se rapprochèrent.

– Eh bien ! dit don Manoël, l'affaire est manquée.

– Net, dit Beausire.

– Sur cent mille livres, vol médiocre, nous avons chacun 8 400 livres.

– Ce n'est pas la peine, répliqua Beausire.

– N'est-ce pas ? Tandis que là, dans la caisse...

Il montrait la caisse si vivement convoitée par le commandeur.

– Là, dans la caisse, il y a cent huit mille livres.

– Cinquante-quatre mille chacun.

– Eh bien ! c'est dit, répliqua don Manoël. Partageons.

– Soit, mais le commandeur ne va plus nous quitter à présent qu'il sait l'affaire manquée.

– Je vais chercher un moyen, dit don Manoël d'un air singulier.

– Et moi j'en ai trouvé un, dit Beausire.

– Lequel ?

– Le voici. Le commandeur va rentrer ?

– Oui.

– Il va demander sa part et celle des associés ?

– Oui.

– Nous allons avoir toute la maison sur les bras ?

– Oui.

– Appelons le commandeur comme pour lui conter un secret, et laissez-moi faire.

– Il me semble que je devine, dit don Manoël ; allez au-devant de lui.

– J'allais vous dire d'y aller vous-même.

Ni l'un ni l'autre ne voulait laisser son ami seul avec la caisse. C'est un rare bijou que la confiance.

Don Manoël répondit que sa qualité d'ambassadeur l'empêchait de faire cette démarche.

– Vous n'êtes pas un ambassadeur pour lui, dit Beausire ; enfin n'importe.

– Vous y allez ?

– Non ; je l'appelle par la fenêtre.

En effet, Beausire héla par la fenêtre monsieur le commandeur, qui déjà se préparait à entamer une conversation avec le suisse.

Le commandeur, se voyant appeler, monta.

Il trouva les deux chefs dans la chambre voisine de celle où était la caisse.

Beausire, s'adressant à lui d'un air souriant :

– Gageons, dit-il, que je sais ce que vous disiez au suisse.

– Moi ?

– Oui : vous lui contiez que l'affaire avec Bœhmer avait manqué.

– Ma foi ! non.

– Vous mentez.

– Je vous jure que non !

– à la bonne heure ; car si vous aviez parlé, vous auriez fait une bien grande sottise et perdu une bien belle somme d'argent.

– Comment cela ? s'écria le commandeur surpris ; quelle somme d'argent ?

– Vous n'êtes pas sans comprendre qu'à nous trois seuls nous savons le secret.

– C'est vrai.

– Et qu'à nous trois, par conséquent, nous avons les cent huit mille livres, puisque tous croient que Bœhmer et Bossange ont emporté la somme.

– Morbleu ! s'écria le commandeur saisi de joie, c'est vrai.

– Trente-trois mille trois cent trente-trois livres six sols chacun, dit Manoël.

– Plus ! plus ! s'écria le commandeur ; il y a une fraction de huit mille livres.

– C'est vrai, dit Beausire ; vous acceptez ?

– Si j'accepte ! fit le valet de chambre en se frottant les mains, je le crois bien. à la bonne heure, voilà parler.

– Voilà parler comme un coquin ! dit Beausire d'une voix tonnante ; quand je vous disais que vous n'étiez qu'un fripon. Allons, don Manoël, vous qui êtes robuste, saisissez-moi ce drôle, et livrons-le pour ce qu'il est à nos associés.

– Grâce ! grâce ! cria le malheureux, j'ai voulu plaisanter.

– Allons ! allons ! continua Beausire, dans la chambre noire jusqu'à plus ample justice.

– Grâce ! cria encore le commandeur.

– Prenez garde, dit Beausire à don Manoël, qui serrait le perfide commandeur ; prenez garde que monsieur Ducorneau n'entende !

– Si vous ne me lâchez pas, dit le commandeur, je vous dénoncerai tous !

– Et moi, je t'étranglerai ! dit don Manoël d'une voix pleine de colère en poussant le valet de chambre vers un cabinet de toilette voisin.

– Renvoyez monsieur Ducorneau, fit-il à l'oreille de Beausire.

Celui-ci ne se le fit pas répéter. Il passa rapidement dans la chambre contiguë à celle de l'ambassadeur, tandis que ce dernier enfermait le commandeur dans la sourde épaisseur de ce cachot.

Une minute se passa, Beausire ne revenait pas.

Don Manoël eut une idée ; il se sentait seul, la caisse était à dix pas ; pour l'ouvrir, pour y prendre les cent huit mille livres en billets, pour s'élancer par une fenêtre et déguerpir à travers le jardin avec la proie, tout voleur bien organisé n'avait besoin que de deux minutes.

Don Manoël calcula que Beausire, pour le renvoi de Ducorneau et son retour à la chambre, perdrait cinq minutes au moins.

Il s'élança vers la porte de la chambre où était la caisse. Cette porte se trouva fermée au verrou. Don Manoël était robuste, adroit ; il eût ouvert la porte d'une ville avec une clef de montre.

– Beausire s'est défié de moi, pensa-t-il, parce que j'ai seul la clef ; il a mis le verrou ; c'est juste.

Avec son épée, il fit sauter le verrou.

Il arriva sur la caisse et poussa un cri terrible. La caisse ouvrait une bouche large et démeublée. Rien dans ses profondeurs béantes !

Beausire, qui avait une seconde clef, était entré par l'autre porte et avait raflé la somme.

Don Manoël courut comme un insensé jusqu'à la loge du suisse, qu'il trouva chantant.

Beausire avait cinq minutes d'avance.

Quand le Portugais, par ses cris et ses doléances, eut mis tout l'hôtel au fait de l'aventure ; quand, pour s'appuyer d'un témoignage, il eut remis le commandeur en liberté, il ne trouva que des incrédules et des furieux.

On l'accusa d'avoir ourdi ce complot avec Beausire, lequel courait devant lui en gardant la moitié du vol.

Plus de masques, plus de mystères, l'honnête monsieur Ducorneau ne comprenait plus avec quelles gens il se trouvait lié.

Il faillit s'évanouir quand il vit ces diplomates se préparer à pendre sous un hangar don Manoël, qui n'en pouvait mais !...

– Pendre monsieur de Souza ! criait le chancelier, mais c'est un crime de lèse-majesté ; prenez garde !

On prit le parti de le jeter dans une cave : il criait trop fort.

C'est à ce moment que trois coups frappés solennellement à la porte firent tressaillir les associés.

Le silence se rétablit parmi eux.

Les trois coups se répétèrent.

Puis une voix aiguë cria en portugais :

– Ouvrez ! au nom de monsieur l'ambassadeur de Portugal !

– L'ambassadeur ! murmurèrent tous les coquins en s'éparpillant dans tout l'hôtel, et pendant quelques minutes ce fut par les jardins, par les murs du voisinage, par les toits, un sauve-qui-peut, un pêle-mêle désordonné.

L'ambassadeur véritable, qui venait effectivement d'arriver, ne put rentrer chez lui qu'avec des archers de la police, qui enfoncèrent la porte en présence d'une foule immense, attirée par ce spectacle curieux.

Puis on fit main-basse partout, et l'on arrêta monsieur Ducorneau, qui fut conduit au Châtelet, où il coucha.

C'est ainsi que se termina l'aventure de la fausse ambassade de Portugal.

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