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Chapitre XXXVIII
Un alibi

Monsieur de Charny entra, un peu pâle, mais droit et sans souffrance apparente.

à l'aspect de cette compagnie illustre, il prit le maintien respectueux et raide de l'homme du monde et du soldat.

– Prenez garde, ma sœur, dit le comte d'Artois bas à la reine ; il me semble que vous interrogez beaucoup de monde.

– Mon frère, j'interrogerai le monde entier, jusqu'à ce que je parvienne à rencontrer quelqu'un qui me dise que vous vous êtes trompé.

Pendant ce temps, Charny avait vu Philippe, et l'avait salué courtoisement.

– Vous êtes un bourreau de votre santé, dit tout bas Philippe à son adversaire. Sortir blessé ! mais, en vérité, vous voulez mourir.

– On ne meurt pas de s'être égratigné à un buisson du bois de Boulogne, répliqua Charny, heureux de rendre à son ennemi une piqûre morale plus douloureuse que la blessure de l'épée.

La reine se rapprocha et mit fin à ce colloque, qui avait été plutôt un double a parte qu'un dialogue.

– Monsieur de Charny, dit-elle, vous étiez, disent ces messieurs, au bal de l'Opéra ?

– Oui, Votre Majesté, répondit Charny en s'inclinant.

– Dites-nous ce que vous y avez vu.

– Votre Majesté demande-t-elle ce que j'y ai vu, ou qui j'y ai vu ?

– Précisément... qui vous y avez vu, et pas de discrétion, monsieur de Charny, pas de réticence complaisante.

– Il faut tout dire, madame ?

Les joues de la reine reprirent cette pâleur qui dix fois depuis le matin avait remplacé une rougeur fébrile.

– Pour commencer, d'après la hiérarchie, d'après la loi de mon respect, répliqua Charny.

– Bien, vous m'avez vue ?

– Oui, Votre Majesté, au moment où le masque de la reine est tombé, par malheur.

Marie-Antoinette froissa dans ses mains nerveuses la dentelle de son fichu.

– Monsieur, dit-elle d'une voix dans laquelle un observateur plus intelligent eût deviné des sanglots prêts à s'exhaler, regardez-moi bien, êtes-vous bien sûr ?

– Madame, les traits de Votre Majesté sont gravés dans les cœurs de tous ses sujets. Avoir vu Votre Majesté une fois, c'est la voir toujours.

Philippe regarda Andrée, Andrée plongea ses regards dans ceux de Philippe. Ces deux douleurs, ces deux jalousies firent une douloureuse alliance.

– Monsieur, répéta la reine en se rapprochant de Charny, je vous assure que je n'ai pas été au bal de l'Opéra.

– Oh ! madame, s'écria le jeune homme en courbant profondément son front vers la terre, Votre Majesté n'a-t-elle pas le droit d'aller où bon lui semble ? et, fût-ce en enfer, dès que Votre Majesté y a mis le pied, l'enfer est purifié.

– Je ne vous demande pas d'excuser ma démarche, fit la reine ; je vous prie de croire que je ne l'ai pas faite.

– Je croirai tout ce que Votre Majesté m'ordonnera de croire, répondit Charny, ému jusqu'au fond du cœur de cette insistance de la reine, de cette humilité affectueuse d'une femme si fière.

– Ma sœur ! ma sœur ! c'est trop, murmura le comte d'Artois à l'oreille de Marie-Antoinette.

Car cette scène avait glacé tous les assistants ; les uns par la douleur de leur amour ou de leur amour-propre blessé ; les autres par l'émotion qu'inspire toujours une femme accusée qui se défend avec courage contre des preuves accablantes.

– On le croit ! on le croit ! s'écria la reine éperdue de colère ; et, découragée, elle tomba sur un fauteuil, essuyant du bout de son doigt, à la dérobée, la trace d'une larme que l'orgueil brûlait au bord de sa paupière. Tout à coup elle se releva.

– Ma sœur ! ma sœur ! pardonnez-moi, dit tendrement le comte d'Artois, vous êtes entourée d'amis dévoués ; ce secret dont vous vous effrayez outre mesure, nous le connaissons seuls, et de nos cœurs où il est renfermé, nul ne le tirera qu'avec notre vie.

– Le secret ! le secret ! s'écria la reine, oh ! je n'en veux pas.

– Ma sœur !

– Pas de secret. Une preuve.

– Madame, dit Andrée, on vient.

– Madame, dit Philippe d'une voix lente, le roi.

– Le roi, dit un huissier dans l'antichambre.

– Le roi ! tant mieux. Oh ! le roi est mon seul ami ; le roi, lui, ne me jugerait pas coupable, même quand il croirait m'avoir vue en faute : le roi est le bienvenu.

Le roi entra. Son regard contrastait avec tout ce désordre et tout ce bouleversement des figures autour de la reine.

– Sire ! s'écria celle-ci, vous venez à propos. Sire, encore une calomnie ; encore une insulte à combattre.

– Qu'y a-t-il ? dit Louis XVI en s'avançant.

– Monsieur, un bruit, un bruit infâme. Il va se propager. Aidez-moi ; aidez-moi, sire, car cette fois ce ne sont plus des ennemis qui m'accusent : ce sont mes amis.

– Vos amis ?

– Ces messieurs ; mon frère, pardon ! monsieur le comte d'Artois, monsieur de Taverney, monsieur de Charny, assurent, m'assurent à moi, qu'ils m'ont vue au bal de l'Opéra.

– Au bal de l'Opéra ! s'écria le roi en fronçant le sourcil.

– Oui, sire.

Un silence terrible pesa sur cette assemblée.

Madame de La Motte vit la sombre inquiétude du roi. Elle vit la pâleur mortelle de la reine ; d'un mot, d'un seul mot, elle pouvait faire cesser une peine aussi lamentable ; elle pouvait d'un mot anéantir toutes les accusations du passé, sauver la reine pour l'avenir.

Mais son cœur ne l'y porta point ; son intérêt l'en écarta. Elle se dit qu'il n'était plus temps ; que déjà, pour le baquet, elle avait menti, et qu'en rétractant sa parole, en laissant voir qu'elle avait menti une fois, en montrant à la reine qu'elle l'avait laissée aux prises avec la première accusation, la nouvelle favorite se ruinait du premier coup, tranchait en herbe le profit de sa faveur future ; elle se tut.

Alors le roi répéta d'un air plein d'angoisses :

– Au bal de l'Opéra ? Qui a parlé de cela ? Monsieur le comte de Provence le sait-il ?

– Mais ce n'est pas vrai, s'écria la reine, avec l'accent d'une innocence désespérée. Ce n'est pas vrai ; monsieur le comte d'Artois se trompe, monsieur de Taverney se trompe. Vous vous trompez, monsieur de Charny. Enfin, on peut se tromper.

Tous s'inclinèrent.

– Voyons ! s'écria la reine, qu'on fasse venir mes gens, tout le monde, qu'on interroge ! C'était samedi ce bal, n'est-ce pas ?

– Oui, ma sœur.

– Eh bien ! qu'ai-je fait samedi ? Qu'on me le dise, car en vérité je deviens folle, et si cela continue, je croirai moi-même que je suis allée à cet infâme bal de l'Opéra ; mais si j'y étais allée, messieurs, je le dirais.

Tout à coup le roi s'approcha, l'œil dilaté, le front riant, les mains étendues.

– Samedi, dit-il, samedi, n'est-ce pas, messieurs ?

– Oui, sire.

– Eh bien ! mais, continua-t il, de plus en plus calme, de plus en plus joyeux, ce n'est pas à d'autres qu'à votre femme de chambre, Marie, qu'il faut demander cela. Elle se rappellera peut-être à quelle heure je suis entré chez vous ce jour-là ; c'était, je crois, vers onze heures du soir.

– Ah ! s'écria la reine tout enivrée de joie, oui, sire.

Elle se jeta dans ses bras ; puis, tout à coup rouge et confuse de se voir regardée, elle cacha son visage dans la poitrine du roi, qui baisait tendrement ses beaux cheveux.

– Eh bien ! dit le comte d'Artois hébété de surprise et de joie tout ensemble, j'achèterai des lunettes ; mais, vive Dieu ! je ne donnerais pas cette scène pour un million ; n'est-ce pas, messieurs ?

Philippe était adossé au lambris, pâle comme la mort. Charny, froid et impassible, venait d'essuyer son front couvert de sueur.

_ Voilà pourquoi, messieurs, dit le roi appuyant avec bonheur sur l'effet qu'il avait produit, voilà pourquoi il est impossible que la reine ait été cette nuit-là au bal de l'Opéra. Croyez-le si bon vous semble ; la reine, j'en suis sûr, se contente d'être crue par moi.

– Eh bien ! ajouta le comte d'Artois, monsieur de Provence en pensera ce qu'il voudra, mais je défie sa femme de prouver de la même façon un alibi, le jour où on l'accusera d'avoir passé la nuit dehors.

– Mon frère !

– Sire, je vous baise les mains.

– Charles, je pars avec vous, dit le roi, après un dernier baiser donné à la reine.

Philippe n'avait pas remué.

– Monsieur de Taverney, fit la reine sévèrement, est-ce que vous n'accompagnez pas monsieur le comte d'Artois ?

Philippe se redressa soudain. Le sang afflua à ses tempes et à ses yeux. Il faillit s'évanouir. à peine eut-il la force de saluer, de regarder Andrée, de jeter un regard terrible à Charny, et de refouler l'expression de sa douleur insensée.

Il sortit.

La reine garda près d'elle Andrée et monsieur de Charny.

Cette situation d'Andrée, placée entre son frère et la reine, entre son amitié et sa jalousie, nous n'aurions pu l'esquisser sans ralentir la marche de la scène dramatique dans laquelle le roi arriva comme un heureux dénouement.

Cependant, rien ne méritait plus notre attention que cette souffrance de la jeune fille : elle sentait que Philippe eût donné sa vie pour empêcher le tête-à-tête de la reine et de Charny, et elle s'avouait qu'elle-même eût senti son cœur se briser si, pour suivre et consoler Philippe comme elle devait le faire, elle eût laissé Charny seul librement avec madame de La Motte et la reine, c'est-à-dire plus librement que seul. Elle le devinait à l'air à la fois modeste et familier de Jeanne.

Ce qu'elle ressentait, comment se l'expliquer ?

était-ce de l'amour ? Oh ! l'amour, se fût-elle dit, ne germe pas, ne grandit pas avec cette rapidité dans la froide atmosphère des sentiments de cour. L'amour, cette plante rare, se plaît à fleurir dans les cœurs généreux, purs, intacts. Il ne va pas pousser ses racines dans un cœur profané par des souvenirs, dans un sol glacé par des larmes qui s'y concentrent depuis des années. Non, ce n'était pas l'amour que mademoiselle de Taverney ressentait pour monsieur de Charny. Elle repoussait avec force une pareille idée, parce qu'elle s'était juré de n'aimer jamais rien en ce monde.

Mais alors pourquoi avait-elle tant souffert quand Charny avait adressé à la reine quelques mots de respect et de dévouement ? Certes, c'était bien là de la jalousie.

Oui, Andrée s'avouait qu'elle était jalouse, non pas de l'amour qu'un homme pouvait sentir pour une autre femme que pour elle, mais jalouse de la femme qui pouvait inspirer, accueillir, autoriser cet amour.

Elle regardait passer autour d'elle avec mélancolie tous les beaux amoureux de la cour nouvelle. Ces gens vaillants et pleins d'ardeur qui ne la comprenaient point, et s'éloignaient après lui avoir offert quelques hommages, les uns parce que sa froideur n'était pas de la philosophie, les autres parce que cette froideur était un étrange contraste avec les vieilles légèretés dans lesquelles Andrée avait dû prendre naissance.

Et puis, les hommes, soit qu'ils cherchent le plaisir, soit qu'ils rêvent à l'amour, se défient de la froideur d'une femme de vingt-cinq ans, qui est belle, qui est riche, qui est la favorite d'une reine, et qui passe seule, glacée, silencieuse et pâle, dans un chemin où la suprême joie et le suprême bonheur sont de faire un souverain bruit.

Ce n'est pas un attrait que d'être un problème vivant ; Andrée s'en était bien aperçue : elle avait vu les yeux se détourner peu à peu de sa beauté, les esprits se défier de son esprit ou le nier. Elle vit même plus : cet abandon devint une habitude chez les anciens, un instinct chez les nouveaux ; il n'était pas plus d'usage d'aborder mademoiselle de Taverney et de lui parler, qu'il n'était consacré d'aborder Latone ou Diane à Versailles, dans leur froide ceinture d'eau noircie. Quiconque avait salué mademoiselle de Taverney, fait sa pirouette et souri à une autre femme avait accompli son devoir.

Toutes ces nuances n'échappèrent point à l'œil subtil de la jeune fille. Elle, dont le cœur avait éprouvé tous les chagrins sans connaître un seul plaisir ; elle, qui sentait l'âge s'avancer avec un cortège de pâles ennuis et de noirs souvenirs ; elle invoquait tout bas celui qui punit plus que celui qui pardonne, et, dans ses insomnies douloureuses, passant en revue les délices offertes en pâture aux heureux amants de Versailles, elle soupirait avec une amertume mortelle.

«Et moi ! mon Dieu ! Et moi !»

Lorsqu'elle trouva Charny, le soir du grand froid, lorsqu'elle vit les yeux du jeune homme s'arrêter curieusement sur elle et l'envelopper peu à peu d'un réseau sympathique, elle ne reconnut plus cette réserve étrange que témoignaient devant elle tous ses courtisans. Pour cet homme, elle était une femme. Il avait réveillé en elle la jeunesse et avait galvanisé la mort ; il avait fait rougir le marbre de Diane et de Latone.

Aussi mademoiselle de Taverney s'attacha-t-elle subitement à ce régénérateur qui venait de lui faire sentir sa vitalité. Aussi fut-elle heureuse de regarder ce jeune homme, pour qui elle n'était pas un problème. Aussi fut-elle malheureuse de penser qu'une autre femme allait couper les ailes à sa fantaisie azurée, confisquer son rêve à peine sorti par la porte d'or.

On nous pardonnera d'avoir expliqué ainsi comment Andrée ne suivit pas Philippe hors du cabinet de la reine, bien qu'elle eût souffert l'injure adressée à son frère, bien que ce frère fût pour elle une idolâtrie, une religion, presque un amour.

Mademoiselle de Taverney, qui ne voulait pas que la reine restât en tête à tête avec Charny, ne songea plus à prendre sa part de la conversation, après le renvoi de son frère.

Elle s'assit au coin de la cheminée, le dos presque tourné au groupe que formait la reine assise, Charny debout et demi incliné, madame de La Motte droite dans l'embrasure de la fenêtre, où sa fausse timidité cherchait un asile, sa curiosité réelle une observation favorable.

La reine demeura quelques minutes silencieuse ; elle ne savait comment renouer une nouvelle conversation à cette explication si délicate qui venait d'avoir lieu.

Charny paraissait souffrant, et son attitude ne déplaisait pas à la reine.

Enfin, Marie-Antoinette rompit le silence, et répondant en même temps à sa propre pensée et à celle des autres :

– Cela prouve, fit-elle tout à coup, que nous ne manquons pas d'ennemis. Croirait-on qu'il se passe d'aussi misérables choses à la cour de France, monsieur ? le croirait-on ?

Charny ne répliqua pas.

– Sur vos vaisseaux, continua la reine, quel bonheur de vivre en plein ciel, en pleine mer ! On nous parle à nous, citadins, de la colère, de la méchanceté des flots. Ah ! monsieur, monsieur, regardez-vous ! Est-ce que les lames de l'Océan, les plus furieuses lames, n'ont pas jeté sur vous l'écume de leur colère ? Est-ce que leurs assauts ne vous ont pas renversé quelquefois sur le pont du navire, souvent, n'est-ce pas ? Eh bien ! regardez-vous, vous êtes sain, vous êtes jeune, vous êtes honoré.

– Madame !

– Est-ce que les Anglais, continua la reine qui s'animait par degrés, ne vous ont pas envoyé aussi leurs colères de flamme et de mitraille, colères dangereuses pour la vie, n'est-ce pas ? Mais que vous importe, à vous ? Vous êtes sauf, vous êtes fort ; et à cause de cette colère des ennemis que vous avez vaincus, le roi vous a félicité, caressé, le peuple sait votre nom et l'aime.

– Eh bien ! madame ? murmura Charny, qui voyait avec crainte cette fièvre exalter insensiblement les nerfs de Marie-Antoinette.

– à quoi j'en veux arriver ? dit-elle, le voici : bénis soient les ennemis qui lancent sur nous la flamme, le fer, l'onde écumante ; bénis soient les ennemis qui ne menacent que de la mort !

– Mon Dieu ! madame, répliqua Charny, il n'y a pas d'ennemis pour Votre Majesté – il n'y en a pas plus que de serpents pour l'aigle. Tout ce qui rampe en bas attaché au sol ne gêne pas ceux qui planent dans les nuages.

– Monsieur, se hâta de répondre la reine, vous êtes je le sais, revenu sain et sauf de la bataille ; sorti sain et sauf de la tempête, vous en êtes sorti triomphant et aimé ; tandis que ceux dont un ennemi, comme nous en avons nous autres, salit la renommée avec sa bave de calomnie, ceux-là ne courent aucun risque de la vie, c'est vrai, mais ils vieillissent après chaque tempête ; ils s'habituent à courber le front, dans la crainte de rencontrer, ainsi que j'ai fait aujourd'hui, la double injure des amis et des ennemis fondue en une seule attaque. Et puis, monsieur, si vous saviez combien il est dur d'être haï !

Andrée attendit avec anxiété la réponse du jeune homme ; elle tremblait qu'il ne répliquât par la consolation affectueuse que semblait solliciter la reine.

Mais Charny, tout au contraire, essuya son front avec son mouchoir, chercha un point d'appui sur le dossier d'un fauteuil et pâlit.

La reine, le regardant :

– Ne fait-il pas trop chaud, ici ? dit-elle.

Madame de La Motte ouvrit la fenêtre avec sa petite main, qui secoua l'espagnolette comme eût fait le poing vigoureux d'un homme. Charny but l'air avec délices.

– Monsieur est accoutumé au vent de la mer, il étouffera dans les boudoirs de Versailles.

– Ce n'est point cela, madame, répondit Charny, mais j'ai un service à deux heures, et à moins que Sa Majesté ne m'ordonne de rester...

– Non pas, monsieur, dit la reine ; nous savons ce que c'est qu'une consigne, n'est-ce pas, Andrée ?

Puis se retournant vers Charny, et avec un ton légèrement piqué :

– Vous êtes libre, monsieur, dit-elle.

Et elle congédia le jeune officier du geste.

Charny salua en homme qui se hâte et disparut derrière la tapisserie.

Au bout de quelques secondes, on entendit dans l'antichambre comme une plainte, et comme le bruit que font plusieurs personnes en se pressant.

La reine se trouvait près de la porte, soit par hasard, soit qu'elle eût voulu suivre des yeux Charny, dont la retraite précipitée lui avait paru extraordinaire.

Elle leva la tapisserie, poussa un faible cri et parut prête à s'élancer.

Mais Andrée, qui ne l'avait pas perdue de vue, se trouva entre elle et la porte.

_ Oh ! madame ! fit-elle.

La reine regarda fixement Andrée, qui soutint fermement ce regard.

Madame de La Motte allongea la tête.

Entre la reine et André était un léger intervalle, et par cet intervalle, elle put voir monsieur de Charny évanoui, auquel les serviteurs et les gardes portaient secours.

La reine, voyant le mouvement de madame de La Motte, referma vivement la porte.

Mais trop tard ; madame de La Motte avait vu.

Marie-Antoinette, le sourcil froncé, la démarche pensive, alla se rasseoir dans son fauteuil ; elle était en proie à cette préoccupation sombre qui suit toute émotion violente. On n'eût pas dit qu'elle se doutât qu'on vécût autour d'elle.

Andrée, de son côté, quoique restée debout et appuyée à un mur, ne semblait pas moins distraite que la reine.

Il se fit un moment de silence.

– Voilà quelque chose de bizarre, dit tout haut et tout à coup la reine, dont la parole fit tressaillir ses deux compagnes surprises, tant cette parole était inattendue : monsieur de Charny me paraît douter encore...

Douter de quoi, madame ? demanda Andrée.

– Mais de mon séjour au château la nuit de ce bal.

– Oh ! madame.

– N'est-ce pas, comtesse, n'est-ce pas que j'ai raison, dit la reine, et que monsieur de Charny doute encore ?

– Malgré la parole du roi ? Oh ! c'est impossible, madame, fit Andrée.

– On peut penser que le roi est venu par amour-propre à mon secours. Oh ! il ne croit pas ! non, il ne croit pas ! c'est facile à voir.

Andrée se mordit les lèvres.

– Mon frère n'est point si incrédule que monsieur de Charny, dit-elle ; il paraissait bien convaincu, lui.

– Oh ! ce serait mal, continua la reine, qui n'avait point écouté la réponse d'Andrée. Et, dans ce cas-là, ce jeune homme n'aurait point le cœur droit et pur comme je le pensais.

Puis frappant dans ses mains avec colère :

– Mais au bout du compte, s'écria-t-elle, s'il a vu, pourquoi croirait-il ? Monsieur le comte d'Artois aussi a vu, monsieur Philippe aussi a vu, il le dit du moins ; tout le monde avait vu, et il a fallu la parole du roi pour qu'on croie ou plutôt pour qu'on fasse semblant de croire. Oh ! il y a quelque chose sous tout cela, quelque chose que je dois éclaircir, puisque nul n'y songe. N'est-ce pas, Andrée, qu'il faut que je cherche et découvre la raison de tout ceci ?

– Votre Majesté a raison, dit Andrée, et je suis sûre que madame de La Motte est de mon avis, et qu'elle pense que Votre Majesté doit chercher jusqu'à ce qu'elle trouve. N'est-ce pas, madame ?

Madame de La Motte, prise au dépourvu, tressaillit et ne répondit pas.

– Car enfin, continua la reine, on dit m'avoir vue chez Mesmer.

– Votre Majesté y était, se hâta de dire madame de La Motte avec un sourire.

– Soit, répondit la reine, mais je n'y ai point fait ce que dit le pamphlet. Et puis, on m'a vue à l'Opéra, et là je n'y étais point.

Elle réfléchit ; puis tout à coup et vivement :

– Oh ! s'écria-t-elle, je tiens la vérité.

– La vérité ? balbutia la comtesse.

– Oh ! tant mieux ! dit Andrée.

– Qu'on fasse venir monsieur de Crosne, interrompit joyeusement la reine à madame de Misery qui entra.

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