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Chapitre XXXI
La maison du gazetier

C'était le lendemain du jour où les Portugais avaient fait affaire avec Bœhmer, et trois jours après le bal de l'Opéra, auquel nous avons vu assister quelques-uns des principaux personnages de cette histoire.

Dans la rue Montorgueil, au fond d'une cour fermée par une grille, s'élevait une petite maison longue et mince, défendue du bruit de la rue par des contrevents qui rappelaient la vie de province.

Au fond de cette cour, le rez-de-chaussée, qu'il fallait aller chercher en sondant les différents gués de deux ou trois trous punais, offrait une espèce de boutique à demi ouverte à ceux qui avaient franchi l'obstacle de la grille et l'espace de la cour.

C'était la maison d'un journaliste assez renommé, d'un gazetier, comme on disait alors. Le rédacteur habitait le premier étage. Le rez-de-chaussée servait à empiler les livraisons de la gazette, étiquetées par numéros. Les deux autres étages appartenaient à des gens tranquilles, qui payaient bon marché le désagrément d'assister plusieurs fois l'an à des scènes bruyantes faites au gazetier par des agents de police, des particuliers offensés, ou des acteurs traités comme des ilotes.

Ces jours-là, les locataires de la maison de la Grille, on l'appelait ainsi dans le quartier, fermaient leurs croisées sur le devant, afin de mieux entendre les abois du gazetier, qui, poursuivi, se réfugiait ordinairement dans la rue des Vieux-Augustins, par une sortie de plain-pied avec sa chambre.

Une porte dérobée s'ouvrait, se refermait ; le bruit cessait, l'homme menacé avait disparu ; les assaillants se trouvaient seuls en face de quatre fusiliers des gardes-françaises, qu'une vieille servante était allée vite requérir au poste de la Halle.

Il arrivait bien de çà et de là que les assaillants, ne trouvant personne sur qui décharger leur colère, s'en prenaient aux paperasses mouillées du rez-de-chaussée, et lacéraient, trépignaient ou brûlaient, si par malheur il y avait du feu dans les environs, une certaine quantité des papiers coupables.

Mais qu'est-ce qu'un morceau de gazette pour une vengeance qui demandait des morceaux de peau du gazetier ?

à ces scènes près, la tranquillité de la maison de la Grille était proverbiale.

M. Réteau sortait le matin, faisait sa ronde sur les quais, les places et les boulevards. Il trouvait les ridicules, les vices, les annotait, les crayonnait au vif, et les couchait tout portraiturés dans son plus prochain numéro.

Le journal était hebdomadaire.

C'est-à-dire que, pendant quatre jours, le sieur Réteau chassait l'article, le faisait imprimer pendant les trois autres jours, et menait du bon temps le jour de la publication du numéro.

La feuille venait de paraître le jour dont nous parlons, soixante-douze heures après le bal de l'Opéra, où Mlle Oliva avait pris tant de plaisir au bras du domino bleu.

M. Réteau, en se levant à huit heures, reçut de sa vieille servante le numéro du jour, encore humide et puant sous sa robe gris-rouge.

Il s'empressa de lire ce numéro avec le soin qu'un tendre père met à passer en revue les qualités ou les défauts de son fils chéri.

Puis quand il eut fini :

– Aldegonde, dit-il à la vieille, voilà un joli numéro ; l'as-tu lu ?

– Pas encore ; ma soupe n'est pas finie, dit la vieille.

– Je suis content de ce numéro, dit le gazetier en élevant sur son maigre lit ses bras encore plus maigres.

– Oui, répliqua Aldegonde ; mais savez-vous ce qu'on en dit à l'imprimerie ?

– Que dit-on ?

– On dit que certainement vous n'échapperez pas cette fois à la Bastille.

Réteau se mit sur son séant, et d'une voix calme :

– Aldegonde, Aldegonde, dit-il, fais-moi une bonne soupe et ne te mêle pas de littérature.

– Oh ! toujours le même, répliqua la vieille ; téméraire comme un moineau franc.

– Je t'achèterai des boucles avec le numéro d'aujourd'hui, fit le gazetier, roulé dans son drap d'une blancheur équivoque. Est-on venu déjà acheter beaucoup d'exemplaires ?

– Pas encore, et mes boucles ne seront pas bien reluisantes, si cela continue. Vous rappelez-vous le bon numéro contre M. de Broglie ? Il n'était pas dix heures qu'on avait déjà vendu cent numéros.

– Et j'avais passé trois fois rue des Vieux-Augustins, dit Réteau ; chaque bruit me donnait la fièvre ; ces militaires sont brutaux.

– J'en conclus, poursuivit Aldegonde tenace, que ce numéro d'aujourd'hui ne vaudra pas celui de M. de Broglie.

– Soit, dit Réteau ; mais je n'aurai pas tant à courir, et je mangerai tranquillement ma soupe. Sais-tu pourquoi, Aldegonde ?

– Ma foi non, monsieur.

– C'est qu'au lieu d'attaquer un homme, j'attaque un corps ; au lieu d'attaquer un militaire, j'attaque une reine.

– La reine ! Dieu soit loué, murmura la vieille ; alors ne craignez rien ; si vous attaquez la reine, vous serez porté en triomphe, et nous allons vendre des numéros, et j'aurai mes boucles.

– On sonne, dit Réteau, rentré dans son lit.

La vieille courut vite à la boutique pour recevoir la visite.

Un moment après, elle remontait enluminée, triomphante.

– Mille exemplaires, disait-elle, mille d'un coup ; voilà une commande.

– à quel nom ? dit vivement Réteau.

– Je ne sais.

– Il faut le savoir ; cours vite.

– Oh ! nous avons le temps ; ce n'est pas peu de chose que de compter, de ficeler et de charger mille numéros.

– Cours vite, te dis-je, et demande au valet... Est-ce un valet ?

– C'est un commissionnaire, un Auvergnat avec ses crochets.

– Bon ! questionne, demande-lui où il va porter ces numéros.

Aldegonde fit diligence ; ses grosses jambes firent gémir l'escalier de bois criard, et sa voix, qui interrogeait, ne cessa de résonner à travers les planches. Le commissionnaire répliqua qu'il portait ces numéros rue Neuve Saint-Gilles, au Marais, chez le comte de Cagliostro.

Le gazetier fit un bond de joie qui faillit défoncer sa couchette. Il se leva, vint lui-même activer la livraison confiée aux soins d'un seul commis, sorte d'ombre famélique plus diaphane que les feuilles imprimées. Les mille exemplaires furent chargés sur les crochets de l'Auvergnat, lequel disparut par la grille, courbé sous le poids.

Le sieur Réteau se disposait à noter pour le prochain numéro le succès de celui-ci, et à consacrer quelques lignes au généreux seigneur qui voulait bien prendre mille numéros d'un pamphlet prétendu politique. M. Réteau, disons-nous, se félicitait d'avoir fait une si heureuse connaissance, lorsqu'un nouveau coup de sonnette retentit dans la cour.

– Encore mille exemplaires, fit Aldegonde alléchée par ce premier succès. Ah ! monsieur, ce n'est pas étonnant ; dès qu'il s'agit de l'Autrichienne tout le monde va faire chorus.

– Silence ! silence ! Aldegonde ; ne parle pas si haut. L'Autrichienne, c'est une injure qui me vaudrait la Bastille, que tu m'as prédite.

– Eh bien ! quoi, dit aigrement la vieille, est-elle, oui ou non, l'Autrichienne ?

– C'est un mot que nous autres journalistes nous mettons en circulation, mais qu'il ne faut pas prodiguer.

Nouveau coup de sonnette.

– Va voir, Aldegonde, je ne crois pas que ce soit pour acheter des numéros.

– Qui vous fait croire cela ? dit la vieille en descendant.

– Je ne sais ; il me semble que je vois un homme de figure lugubre à la grille.

Aldegonde descendait toujours pour ouvrir.

M. Réteau regardait, lui, avec une attention que l'on comprendra depuis que nous avons fait la description du personnage et de son officine.

Aldegonde ouvrit, en effet, à un homme vêtu simplement, qui s'informa si l'on trouverait chez lui le rédacteur de la gazette.

– Qu'avez-vous à lui dire ? demanda Aldegonde, un peu défiante.

Et elle entrebâillait à peine la porte, prête à la repousser à la première apparence de danger.

L'homme fit sonner des écus dans sa poche.

Ce son métallique dilata le cœur de la vieille.

– Je viens, dit-il, payer les mille exemplaires de la Gazette d'aujourd'hui, qu'on est venu prendre au nom de M. le comte de Cagliostro.

– Ah ! si c'est ainsi, entrez.

L'homme franchit la grille ; mais il ne l'avait pas refermée, que derrière lui un autre visiteur, jeune, grand et de belle mine, retint cette grille en disant :

– Pardon, monsieur.

Et sans demander autrement la permission, il se glissa derrière le payeur envoyé par le comte de Cagliostro.

Aldegonde, tout entière au gain, fascinée par le son des écus, arrivait au maître.

– Allons, allons, dit-elle, tout va bien, voici les cinq cents livres du monsieur aux mille exemplaires.

– Recevons-les noblement, dit Réteau en parodiant Larive dans sa plus récente création.

Et il se drapa dans une robe de chambre assez belle, qu'il tenait de la munificence ou plutôt de la terreur de Mme Dugazon, à laquelle, depuis son aventure avec l'écuyer Astley, le gazetier soutirait bon nombre de cadeaux en tous genres.

Le payeur du comte de Cagliostro se présenta, étala un petit sac d'écus de six livres, en compta jusqu'à cent qu'il empila en douze tas.

Réteau comptait scrupuleusement et regardait si les pièces n'étaient pas rognées.

Enfin, ayant trouvé son compte, il remercia, donna quittance, et congédia, par un sourire agréable, le payeur, auquel il demanda malicieusement des nouvelles de M. le comte de Cagliostro.

L'homme aux écus remercia, comme d'un compliment tout naturel, et se retira.

– Dites à M. le comte que je l'attends à son premier souhait, dit-il, et ajoutez qu'il soit tranquille ; je sais garder un secret.

– C'est inutile, répliqua le payeur, M. le comte de Cagliostro est indépendant, il ne croit pas au magnétisme ; il veut que l'on rie de M. Mesmer, et propage l'aventure du baquet pour ses menus plaisirs.

– Bien, murmura une voix sur le seuil de la porte, nous tâcherons que l'on rie aussi aux dépens de M. le comte de Cagliostro.

Et M. Réteau vit apparaître dans sa chambre un personnage qui lui parut bien autrement lugubre que le premier.

C'était, comme nous l'avons dit, un homme jeune et vigoureux ; mais Réteau ne partagea point l'opinion que nous avons émise sur sa bonne mine.

Il lui trouva l'œil menaçant et la tournure menaçante.

En effet, il avait la main gauche sur le pommeau d'une épée, et la main droite sur la pomme d'une canne.

– Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda Réteau avec une sorte de tremblement qui lui prenait à chaque occasion un peu difficile.

Il en résulte que, comme les occasions difficiles n'étaient pas rares, Réteau tremblait souvent.

– Monsieur Réteau ? demanda l'inconnu.

– C'est moi.

– Qui se dit de Villette ?

– C'est moi, monsieur.

– Gazetier ?

– C'est bien moi toujours.

– Auteur de l'article que voici ? dit froidement l'inconnu en tirant de sa poche un numéro frais encore de la gazette du jour.

– J'en suis effectivement, non pas l'auteur, dit Réteau, mais le publicateur.

– Très bien ; cela revient exactement au même ; car si vous n'avez pas eu le courage d'écrire l'article, vous avez eu la lâcheté de le laisser paraître. Je dis lâcheté, répéta l'inconnu froidement, parce qu'étant gentilhomme, je tiens à mesurer mes termes, même dans ce bouge. Mais il ne faut pas prendre ce que je dis à la lettre, car ce que je dis n'exprime pas ma pensée. Si j'exprimais ma pensée, je dirais : « Celui qui a écrit l'article est un infâme ! Celui qui l'a publié est un misérable ! »

– Monsieur ! dit Réteau, devenant fort pâle.

– Ah ! dame ! voilà une mauvaise affaire, c'est vrai, continua le jeune homme, s'animant au fur et à mesure qu'il parlait. Mais écoutez donc, monsieur le folliculaire, chaque chose à son tour ; tout à l'heure, vous avez reçu les écus, maintenant vous allez recevoir les coups de bâton.

– Oh ! s'écria Réteau, nous allons voir.

– Et qu'allons-nous voir ? fit d'un ton bref et tout militaire le jeune homme, qui, en prononçant ces mots, s'avança vers son adversaire.

Mais celui-ci n'en était pas à la première affaire de ce genre ; il connaissait les détours de sa propre maison ; il n'eut qu'à se retourner pour trouver une porte, la franchir, en repousser le battant, s'en servir comme d'un bouclier, et gagner de là une chambre adjacente qui aboutissait à la fameuse porte de dégagement donnant sur la rue des Vieux-Augustins.

Une fois là, il était en sûreté : il y trouvait une autre petite grille qu'en un tour de clef – et la clef était toujours prête – il ouvrait en se sauvant à toutes jambes.

Mais ce jour-là était un jour néfaste pour ce pauvre gazetier ; car au moment où il mettait la main sur cette clef, il aperçut par la claire-voie un autre homme qui, grandi sans doute par l'agitation du sang, lui parut un Hercule, et qui, immobile, menaçant, semblait attendre comme jadis le dragon d'Hespérus attendait les mangeurs de pommes d'or.

Réteau eût bien voulu revenir sur ses pas, mais le jeune homme à la canne, celui qui le premier s'était présenté à ses yeux, avait enfoncé la porte d'un coup de pied, l'avait suivi, et maintenant qu'il était arrêté par la vue de cette autre sentinelle, armée aussi d'une épée et d'une canne, il n'avait qu'une main à étendre pour le saisir.

Réteau se trouvait pris entre deux feux, ou plutôt entre deux cannes, dans une espèce de petite cour obscure, perdue, sourde, située entre les dernières chambres de l'appartement et la bienheureuse grille qui donnait sur la rue des Vieux-Augustins, c'est-à-dire, si le passage eût été libre, sur le salut et la liberté.

– Monsieur, laissez-moi passer, je vous prie, dit Réteau au jeune homme qui gardait la grille.

– Monsieur, s'écria le jeune homme qui poursuivait Réteau, monsieur, arrêtez ce misérable.

– Soyez tranquille, monsieur de Charny, il ne passera pas, dit le jeune homme de la grille.

– Monsieur de Taverney, vous ! s'écria Charny, car c'était lui en effet qui s'était présenté le premier chez Réteau à la suite du payeur, et par la rue Montorgueil.

Tous deux, en lisant la gazette, le matin, avaient eu la même idée, parce qu'ils avaient dans le cœur le même sentiment, et, sans se le communiquer le moins du monde l'un à l'autre, ils avaient mis cette idée à exécution.

C'était de se rendre chez le gazetier, de lui demander satisfaction, et de le bâtonner s'il ne la leur donnait pas.

Seulement chacun d'eux, en apercevant l'autre, éprouva un mouvement de mauvaise humeur ; chacun devinait un rival dans l'homme qui avait éprouvé la même sensation que lui.

Aussi ce fut avec un accent assez maussade que M. de Charny prononça ces quatre mots :

– Monsieur de Taverney, vous !

– Moi-même, répondit Philippe avec le même accent dans la voix, en faisant de son côté un mouvement vers le gazetier suppliant, qui passait ses deux bras par la grille ; moi-même ; mais il paraît que je suis arrivé trop tard. Eh bien ! je ne ferai qu'assister à la fête, à moins que vous n'ayez la bonté de m'ouvrir la porte.

– La fête, murmura le gazetier épouvanté, la fête, que dites-vous donc là ? Allez-vous m'égorger, messieurs ?

– Oh ! dit Charny, le mot est fort. Non, monsieur, nous ne vous égorgerons pas, mais nous vous interrogerons d'abord, ensuite nous verrons. Vous permettez que j'en use à ma guise avec cet homme, n'est-ce pas, monsieur de Taverney ?

– Assurément, monsieur, répondit Philippe, vous avez le pas, étant arrivé le premier.

– çà, collez-vous au mur, et ne bougez, dit Charny, en remerciant du geste Taverney. Vous avouez donc, mon cher monsieur, avoir écrit et publié contre la reine le conte badin, vous l'appelez ainsi, qui a paru ce matin dans votre gazette ?

– Monsieur, ce n'est pas contre la reine.

– Ah ! bon, il ne manquait plus que cela.

– Ah ! vous êtes bien patient, monsieur, dit Philippe rageant de l'autre côté de la grille.

– Soyez tranquille, répondit Charny ; le drôle ne perdra pas pour attendre.

– Oui, murmura Philippe ; mais c'est que, moi aussi, j'attends.

Charny ne répondit pas, à Taverney du moins.

Mais se retournant vers le malheureux Réteau :

– Etteniotna, c'est Antoinette retournée... Oh ! ne mentez pas, monsieur... Ce serait si plat et si vil, qu'au lieu de vous battre ou de vous tuer proprement, je vous écorcherais tout vif. Répondez donc, et catégoriquement. Je vous demandais si vous étiez le seul auteur de ce pamphlet ?

– Je ne suis pas un délateur, répliqua Réteau en se redressant.

– Très bien ! cela veut dire qu'il y a un complice ; d'abord, cet homme qui vous a fait acheter mille exemplaires de cette diatribe, le comte de Cagliostro, comme vous disiez tout à l'heure, soit ! Le comte paiera pour lui, lorsque vous aurez payé pour vous.

– Monsieur, monsieur, je ne l'accuse pas, hurla le gazetier, redoutant de se trouver pris entre les deux colères de ces deux hommes, sans compter celle de Philippe qui pâlissait de l'autre côté de la grille.

– Mais, continua Charny, comme je vous tiens le premier, vous paierez le premier.

Et il leva sa canne.

– Monsieur, si j'avais une épée, hurla le gazetier.

Charny baissa sa canne.

– Monsieur Philippe, dit-il, prêtez votre épée à ce coquin, je vous prie.

– Oh ! point de cela, je ne prête point une épée honnête à ce drôle ; voici ma canne, si vous n'avez point assez de la vôtre. Mais je ne puis consciencieusement faire autre chose pour lui et pour vous.

– Corbleu ! une canne, dit Réteau exaspéré ; savez-vous, monsieur, que je suis gentilhomme ?

– Alors, prêtez-moi votre épée, à moi, dit Charny en jetant la sienne aux pieds du gazetier, j'en serai quitte pour ne plus toucher à celle-ci.

Et il jeta la sienne aux pieds de Réteau pâlissant.

Philippe n'avait plus d'objection à faire. Il tira son épée du fourreau et la passa à travers la grille à Charny.

Charny la prit en saluant.

– Ah ! tu es gentilhomme, dit-il en se retournant du côté de Réteau, tu es gentilhomme et tu écris sur la reine de France de pareilles infamies !... Eh bien ! ramasse cette épée et prouve que tu es gentilhomme.

Mais Réteau ne bougea point ; on eût dit qu'il avait aussi peur de l'épée qui était à ses pieds que de la canne qui, un instant, avait été au-dessus de sa tête.

– Mordieu ! dit Philippe exaspéré, ouvrez-moi donc cette grille.

– Pardon, monsieur, dit Charny, mais, vous en êtes convenu, cet homme est à moi d'abord.

– Alors, hâtez-vous d'en finir, car j'ai, moi, hâte de commencer.

– Je devais épuiser tous les moyens avant d'en arriver à ce moyen extrême, dit Charny, car je trouve que les coups de canne coûtent presque autant à donner qu'à recevoir ; mais puisque bien décidément monsieur préfère les coups de canne aux coups d'épée, soit, il sera servi à sa guise.

à peine ces mots étaient-ils achevés, qu'un cri poussé par Réteau annonça que Charny venait de joindre l'effet aux paroles. Cinq ou six coups vigoureusement appliqués, dont chacun tira un cri équivalent à la douleur qu'il produisit, suivirent le premier.

Ces cris attirèrent la vieille Aldegonde ; mais Charny s'inquiéta aussi peu de ses cris qu'il s'était inquiété de ceux de son maître.

Pendant ce temps, Philippe, placé comme Adam de l'autre côté du paradis, se rongeait les doigts, faisant le manège de l'ours qui sent la chair fraîche en avant de ses barreaux.

Enfin Charny s'arrêta, las d'avoir battu, et Réteau se prosterna, las d'être rossé.

– Là ! dit Philippe, avez-vous fini, monsieur ?

– Oui, dit Charny.

– Eh bien ! maintenant, rendez-moi mon épée qui vous a été inutile, et ouvrez-moi, je vous prie.

– Monsieur ! monsieur ! implora Réteau qui voyait un défenseur dans l'homme qui avait terminé ses comptes avec lui.

– Vous comprenez que je ne puis laisser Monsieur à la porte, dit Charny ; je vais donc lui ouvrir.

– Oh ! c'est un meurtre ! cria Réteau ; voyons, tuez-moi tout de suite d'un coup d'épée, et que ce soit fini.

– Oh ! maintenant, dit Charny, rassurez-vous, je crois que monsieur ne vous touchera même pas.

– Et vous avez raison, dit avec un souverain mépris Philippe qui venait d'entrer. Je n'ai garde. Vous avez été roué, c'est bien, et, comme dit l'axiome légal : Non bis in idem. Mais il reste des numéros de l'édition, et ces numéros, il est important de les détruire.

– Ah ! très bien ! dit Charny ; voyez-vous que mieux vaut être deux qu'un seul ; j'eusse peut-être oublié cela ; mais par quel hasard étiez-vous donc à cette porte, monsieur de Taverney ?

– Voici, dit Philippe. Je me suis fait instruire dans le quartier des mœurs de ce coquin. J'ai appris qu'il avait l'habitude de fuir quand on lui serrait le bouton. Alors je me suis enquis de ses moyens de fuite, et j'ai pensé qu'en me présentant par la porte dérobée au lieu de me présenter par la porte ordinaire, et qu'en refermant cette porte derrière moi, je prendrais mon renard dans son terrier. La même idée de vengeance vous était venue : seulement, plus pressé que moi, vous avez pris des informations moins complètes ; vous êtes entré par la porte de tout le monde, et il allait vous échapper, quand heureusement vous m'avez trouvé là.

– Et je m'en réjouis ! Venez, monsieur de Taverney... Ce drôle va nous conduire à sa presse.

– Mais ma presse n'est pas ici, dit Réteau.

– Mensonge ! s'écria Charny menaçant.

– Non, non, s'écria Philippe, vous voyez bien qu'il a raison, les caractères sont déjà distribués : il n'y a plus que l'édition. Or, l'édition doit être entière, sauf les mille vendus à M. de Cagliostro.

– Alors, il va déchirer cette édition devant nous.

– Il va la brûler, c'est plus sûr.

Et Philippe, approuvant ce mode de satisfaction, poussa Réteau et le dirigea vers la boutique.

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