Le Collier de la Reine Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Prologue – II
La Pérouse

Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés ouatés de neige avertit le maréchal de l'arrivée de ses hôtes et, bientôt après, grâce à l'exactitude du maître d'hôtel, neuf convives prenaient place autour de la table ovale de la salle à manger ; neuf laquais, silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation, prévenants sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les convives sans jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs fauteuils, fauteuils ensevelis dans une moisson de fourrures, où plongeaient jusqu'aux jarrets les jambes des convives.

Voilà ce que savouraient les hôtes du maréchal, avec la douce chaleur des poêles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le bourdonnement des premières causeries après le potage.

Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines ; pas un bruit au-dedans, excepté celui que faisaient les convives : des assiettes qui changeaient de place sans qu'on les entendît sonner, de l'argenterie qui passait des buffets sur la table sans une seule vibration, un maître d'hôtel dont on ne pouvait pas même surprendre le susurrement ; il donnait ses ordres avec les yeux.

Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils parfaitement seuls dans cette salle ; en effet, des serviteurs aussi muets, des esclaves aussi impalpables devaient nécessairement être sourds.

M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura autant que le potage, en disant à son voisin de droite :

– Monsieur le comte ne boit pas ?

Celui auquel s'adressaient ces paroles était un homme de trente-huit ans, blond de cheveux, petit de taille, haut d'épaules ; son œil, d'un bleu clair, était vif parfois, mélancolique souvent : la noblesse était écrite en traits irrécusables sur son front ouvert et généreux.

– Je ne bois que de l'eau, maréchal, répondit-il.

– Excepté chez le roi Louis XV, dit le duc. J'ai eu l'honneur d'y dîner avec Monsieur le comte, et cette fois il a daigné boire du vin.

– Vous me rappelez là un excellent souvenir, monsieur le maréchal ; oui, en 1771 ; c'était du vin de Tokay du cru impérial.

– C'était le pareil de celui-ci, que mon maître d'hôtel a l'honneur de vous verser en ce moment, monsieur le comte, répondit Richelieu en s'inclinant.

Le comte de Haga leva le verre à la hauteur de son œil et le regarda à la clarté des bougies.

Il étincelait dans le verre comme un rubis liquide.

– C'est vrai, dit-il, monsieur le maréchal : merci.

Et le comte prononça ce mot merci d'un ton si noble et si gracieux, que les assistants électrisés se levèrent d'un seul mouvement en criant :

– Vive Sa Majesté !

– C'est vrai, répondit le comte de Haga : vive Sa Majesté le roi de France ! N'êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Pérouse ?

– Monsieur le comte, répondit le capitaine avec cet accent à la fois caressant et respectueux de l'homme habitué à parler aux têtes couronnées, je quitte le roi il y a une heure, et le roi a été si plein de bonté pour moi, que nul ne criera plus haut : « Vive le roi ! » que je ne le ferai. Seulement, comme dans une heure environ je courrai la poste pour gagner la mer, où m'attendent les deux flûtes que le roi met à ma disposition, une fois hors d'ici, je vous demanderai la permission de crier vive un autre roi que j'aimerais fort à servir, si je n'avais un si bon maître.

Et, en levant son verre, M. de La Pérouse salua humblement le comte de Haga.

– Cette santé que vous voulez porter, dit Mme du Barry, placée à la gauche du maréchal, nous sommes tous prêt, monsieur, à y faire raison. Mais encore faut-il que notre doyen d'âge la porte, comme on dirait au Parlement.

– Est-ce à toi que le propos s'adresse, Taverney, ou bien à moi ? dit le maréchal en riant et en regardant son vieil ami.

– Je ne crois pas, dit un nouveau personnage placé en face du maréchal de Richelieu.

– Qu'est-ce que vous ne croyez pas, monsieur de Cagliostro ? dit le comte de Haga en attachant son regard perçant sur l'interlocuteur.

– Je ne crois pas, monsieur le comte, dit Cagliostro en s'inclinant, que ce soit M. de Richelieu notre doyen d'âge.

– Oh ! voilà qui va bien, dit le maréchal ; il paraît que c'est toi, Taverney.

– Allons donc, j'ai huit ans de moins que toi. Je suis de 1704, répliqua le vieux seigneur.

– Malhonnête ! dit le maréchal ; il dénonce mes quatre-vingt-huit ans.

– En vérité ! monsieur le duc, vous avez quatre-vingt-huit ans ? fit M. de Condorcet.

– Oh ! mon Dieu ! oui. C'est un calcul facile à faire, et par cela même indigne d'un algébriste de votre force, marquis. Je suis de l'autre siècle, du grand siècle, comme on l'appelle : 1696, voilà une date !

– Impossible, dit de Launay.

– Oh ! si votre père était ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il ne dirait pas impossible, lui qui m'a eu pour pensionnaire en 1714.

– Le doyen d'âge, ici, je le déclare, dit M. de Favras, c'est le vin que M. le comte de Haga verse en ce moment dans son verre.

– Un tokay de cent vingt ans ; vous avez raison, monsieur de Favras, répliqua le comte. à ce tokay l'honneur de porter la santé du roi.

– Un instant, messieurs, dit Cagliostro en élevant au-dessus de la table sa large tête étincelante de vigueur et d'intelligence, je réclame.

– Vous réclamez sur le droit d'aînesse du tokay ? reprirent en chœur les convives.

– Assurément, dit le comte avec calme, puisque c'est moi-même qui l'ai cacheté dans sa bouteille.

– Vous ?

– Oui, moi, et cela le jour de la victoire remportée par Montecuculli sur les Turcs, en 1664.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles, que Cagliostro avait prononcées avec une imperturbable gravité.

– à ce compte, monsieur, dit Mme du Barry, vous avez quelque chose comme cent trente ans, car je vous accorde bien dix ans pour avoir pu mettre ce bon vin dans sa grosse bouteille.

– J'avais plus de dix ans lorsque j'accomplis cette opération, madame, puisque le surlendemain j'eus l'honneur d'être chargé par Sa Majesté l'empereur d'Autriche de féliciter Montecuculli, qui, par la victoire du Saint-Gothard, avait vengé la journée d'Especk en Esclavonie, journée où les mécréants battirent si rudement les impériaux mes amis et mes compagnons d'armes, en 1536.

– Eh ! dit le comte de Haga aussi froidement que le faisait Cagliostro, Monsieur avait encore à cette époque dix ans au moins, puisqu'il assistait en personne à cette mémorable bataille.

– Une horrible déroute ! monsieur le comte, répondit Cagliostro en s'inclinant.

– Moins cruelle cependant que la déroute de Crécy, dit Condorcet en souriant.

– C'est vrai, monsieur, dit Cagliostro en souriant, la déroute de Crécy fut une chose terrible en ce que ce fut non seulement une armée, mais la France qui fut battue. Mais aussi, convenons-en, cette déroute ne fut pas une victoire tout à fait loyale de la part de l'Angleterre. Le roi édouard avait des canons, circonstance parfaitement ignorée de Philippe de Valois, ou plutôt circonstance à laquelle Philippe de Valois n'avait pas voulu croire quoique je l'en eusse prévenu, quoique je lui eusse dit que de mes yeux j'avais vu ces quatre pièces d'artillerie qu'édouard avait achetées des Vénitiens.

– Ah ! ah ! dit Mme du Barry, ah ! vous avez connu Philippe de Valois ?

– Madame, j'avais l'honneur d'être un des cinq seigneurs qui lui firent escorte en quittant le champ de bataille, répondit Cagliostro. J'étais venu en France avec le pauvre vieux roi de Bohême, qui était aveugle, et qui se fit tuer au moment où on lui dit que tout était perdu.

– Oh ! mon Dieu ! monsieur, dit La Pérouse, vous ne sauriez croire combien je regrette qu'au lieu d'assister à la bataille de Crécy, vous n'ayez pas assisté à celle d'Actium.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Ah ! parce que vous eussiez pu me donner des détails nautiques, qui, malgré la belle narration de Plutarque, me sont toujours demeurés fort obscurs.

– Lesquels, monsieur ? Je serais heureux si je pouvais vous être de quelque utilité.

– Vous y étiez donc ?

– Non, monsieur, j'étais alors en égypte. J'avais été chargé par la reine Cléopâtre de recomposer la bibliothèque d'Alexandrie ; chose que j'étais plus qu'un autre à même de faire, ayant personnellement connu les meilleurs auteurs de l'Antiquité.

– Et vous avez vu la reine Cléopâtre, monsieur de Cagliostro ? s'écria la comtesse du Barry.

– Comme je vous vois, madame.

– était-elle aussi jolie qu'on le dit ?

– Madame la comtesse, vous le savez, la beauté est relative. Charmante reine en égypte, Cléopâtre n'eût pu être à Paris qu'une adorable grisette.

– Ne dites pas de mal des grisettes, monsieur le comte.

– Dieu m'en garde !

– Ainsi, Cléopâtre était...

– Petite, mince, vive, spirituelle, avec de grands yeux en amande, un nez grec, des dents de perle, et une main comme la vôtre, madame ; une véritable main à tenir le sceptre. Tenez, voici un diamant qu'elle m'a donné et qui lui venait de son frère Ptolémée ; elle le portait au pouce.

– Au pouce ! s'écria Mme du Barry.

– Oui ; c'était une mode égyptienne, et moi, vous le voyez, je puis à peine le passer à mon petit doigt.

Et, tirant la bague, il la présenta à Mme du Barry.

C'était un magnifique diamant, qui pouvait valoir, tant son eau était merveilleuse, tant sa taille était habile, trente ou quarante mille francs.

Le diamant fit le tour de la table et revint à Cagliostro, qui le remit tranquillement à son doigt.

– Ah ! je le vois bien, dit-il, vous êtes incrédules : incrédulité fatale que j'ai eue à combattre toute ma vie. Philippe de Valois n'a pas voulu me croire quand je lui dis d'ouvrir une retraite à édouard ; Cléopâtre n'a pas voulu me croire quand je lui ai dit qu'Antoine serait battu. Les Troyens n'ont pas voulu me croire quand je leur ai dit à propos du cheval de bois : « Cassandre est inspirée, écoutez Cassandre. »

– Oh ! mais c'est merveilleux, dit Mme du Barry en se tordant de rire, et en vérité je n'ai jamais vu d'homme à la fois aussi sérieux et aussi divertissant que vous.

– Je vous assure, dit Cagliostro en s'inclinant, que Jonathas était bien plus divertissant encore que moi. Oh ! le charmant compagnon ! C'est au point que lorsqu'il fut tué par SaĆ¼l, je faillis en devenir fou.

– Savez-vous que si vous continuez, comte, dit le duc de Richelieu, vous allez rendre fou lui-même ce pauvre Taverney, qui a tant peur de la mort qu'il vous regarde avec des yeux tout effarés en vous croyant immortel. Voyons, franchement, l'êtes-vous, oui ou non ?

– Immortel ?

– Immortel.

– Je n'en sais rien, mais ce que je sais, c'est que je puis affirmer une chose.

– Laquelle ? demanda Taverney, le plus avide de tous les auditeurs du comte.

– C'est que j'ai vu toutes les choses et hanté tous les personnages que je vous citais tout à l'heure.

– Vous avez connu Montecuculli ?

– Comme je vous connais, monsieur de Favras, et même plus intimement, car c'est pour la deuxième ou troisième fois que j'ai l'honneur de vous voir, tandis que j'ai vécu près d'un an sous la même tente que l'habile stratégiste dont nous parlons.

– Vous avez connu Philippe de Valois ?

– Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, monsieur de Condorcet ; mais lui rentré à Paris, je quittai la France et retournai en Bohême.

– Cléopâtre ?

– Oui, madame la comtesse, Cléopâtre. Je vous ai dit qu'elle avait les yeux noirs comme vous les avez, et la gorge presque aussi belle que la vôtre.

– Mais, comte, vous ne savez pas comment j'ai la gorge ?

– Vous l'avez pareille à celle de Cassandre, madame, et, pour que rien ne manque à la ressemblance, elle avait comme vous, ou vous avez comme elle, un petit signe noir à la hauteur de la sixième côte gauche.

– Oh ! mais, comte, pour le coup vous êtes sorcier.

– Eh ! non, marquise, fit le maréchal de Richelieu en riant, c'est moi qui le lui ai dit.

– Et comment le savez-vous ?

Le maréchal allongea les lèvres.

– Heu ! dit-il, c'est un secret de famille.

– C'est bien, c'est bien, fit Mme du Barry. En vérité, maréchal, on a raison de mettre double couche de rouge quand on vient chez vous.

Puis se retournant vers Cagliostro :

– En vérité, monsieur, dit-elle, vous avez donc le secret de rajeunir, car, âgé de trois ou quatre mille ans, comme vous l'êtes, vous paraissez quarante ans à peine ?

– Oui, madame, j'ai le secret de rajeunir.

– Oh ! rajeunissez-moi donc, alors.

– Vous, madame, c'est inutile, et le miracle est fait. On a l'âge que l'on paraît avoir, et vous avez trente ans au plus.

– C'est une galanterie.

– Non, madame, c'est un fait.

– Expliquez-vous.

– C'est bien facile. Vous avez usé de mon procédé pour vous-même.

– Comment cela ?

– Vous avez pris de mon élixir.

– Moi ?

– Vous-même, comtesse. Oh ! vous ne l'avez pas oublié.

– Oh ! par exemple !

– Comtesse, vous souvient-il d'une maison de la rue Saint-Claude ? vous souvient-il d'être venue dans cette maison pour certaine affaire concernant M. de Sartine ? vous souvient-il d'avoir rendu un service à l'un de mes amis nommé Joseph Balsamo ? vous souvient-il que Joseph Balsamo vous fit présent d'un flacon d'élixir en vous recommandant d'en prendre trois gouttes tous les matins ? vous souvient-il d'avoir suivi l'ordonnance jusqu'à l'an dernier, époque à laquelle le flacon s'était trouvé épuisé ? Si vous ne vous souveniez plus de tout cela, comtesse, en vérité, ce ne serait plus un oubli, ce serait de l'ingratitude.

– Oh ! monsieur de Cagliostro, vous me dites là des choses...

– Qui ne sont connues que de vous seule, je le sais bien. Mais où serait le mérite d'être sorcier, si l'on ne savait pas les secrets de son prochain ?

– Mais Joseph Balsamo avait donc, comme vous, la recette de cet admirable élixir ?

– Non, madame ; mais comme c'était un de mes meilleurs amis, je lui en avais donné trois ou quatre flacons.

– Et lui en reste-t-il encore ?

– Oh ! je n'en sais rien. Depuis trois ans le pauvre Balsamo a disparu. La dernière fois que je le vis, c'était en Amérique, sur les rives de l'Ohio ; il partait pour une expédition dans les Montagnes Rocheuses, et, depuis, j'ai entendu dire qu'il y était mort.

– Voyons, voyons, comte, s'écria le maréchal ; trêve de galanteries, par grâce ! Le secret, comte, le secret !

– Parlez-vous sérieusement, monsieur ? demanda le comte de Haga.

– Très sérieusement, sire ; pardon, je veux dire monsieur le comte.

Et Cagliostro s'inclina de façon à indiquer que l'erreur qu'il venait de commettre était tout à fait volontaire.

– Ainsi, dit le maréchal, Madame n'est pas assez vieille pour être rajeunie ?

– Non, en conscience.

– Eh bien ! alors, je vais vous présenter un autre sujet. Voici mon ami Taverney Qu'en dites-vous ? N'a-t-il pas l'air d'être le contemporain de Ponce Pilate ? Mais peut-être est-ce tout le contraire, et est-il trop vieux, lui ?

Cagliostro regarda le baron.

– Non pas, dit-il.

– Ah ! mon cher comte, s'écria Richelieu, si vous rajeunissez celui-là, je vous proclame l'élève de Médée.

– Vous le désirez ? demanda Cagliostro en s'adressant de la parole au maître de la maison, et des yeux à tout l'auditoire.

Chacun fit signe que oui.

– Et vous comme les autres, monsieur de Taverney ?

– Moi plus que les autres, morbleu ! dit le baron.

– Eh bien ! c'est facile, dit Cagliostro.

Et il glissa ses deux doigts dans sa poche et en tira une petite bouteille octaèdre.

Puis il prit un verre de cristal encore pur, et y versa quelques gouttes de la liqueur que contenait la petite bouteille.

Alors, étendant ces quelques gouttes dans un demi-verre de vin de champagne glacé, il passa le breuvage ainsi préparé au baron.

Tous les yeux avaient suivi ses moindres mouvements, toutes les bouches étaient béantes.

Le baron prit le verre, mais, au moment de le porter à ses lèvres, il hésita.

Chacun, à la vue de cette hésitation, se mit à rire si bruyamment, que Cagliostro s'impatienta.

– Dépêchez-vous, baron, dit-il, ou vous allez laisser perdre une liqueur dont chaque goutte vaut cent louis.

– Diable ! fit Richelieu essayant de plaisanter ; c'est autre chose que le vin de Tokay.

– Il faut donc boire ? demanda le baron presque tremblant.

– Ou passer le verre à un autre, monsieur, afin que l'élixir profite au moins à quelqu'un.

– Passe, dit le duc de Richelieu en tendant la main.

Le baron flaira son verre et, décidé sans doute par l'odeur vive et balsamique, par la belle couleur rosée que les quelques gouttes d'élixir avaient communiquée au vin de champagne, il avala la liqueur magique.

Au même instant, il lui sembla qu'un frisson secouait son corps et faisait refluer vers l'épiderme tout le sang vieux et lent qui dormait dans ses veines, depuis les pieds jusqu'au cœur. Sa peau ridée se tendit, ses yeux flasquement couverts par le voile de leurs paupières furent dilatés sans que la volonté y prît part. La prunelle joua vive et grande, le tremblement de ses mains fit place à un aplomb nerveux ; sa voix s'affermit, et ses genoux, redevenus élastiques comme aux plus beaux jours de sa jeunesse, se dressèrent en même temps que les reins ; et cela comme si la liqueur, en descendant, avait régénéré tout ce corps de l'une à l'autre extrémité.

Un cri de surprise, de stupeur, un cri d'admiration surtout retentit dans l'appartement. Taverney, qui mangeait du bout des gencives, se sentit affamé. Il prit vigoureusement assiette et couteau, se servit d'un ragoût placé à sa gauche, et broya des os de perdrix en disant qu'il sentait repousser ses dents de vingt ans.

Il mangea, rit, but, et cria de joie pendant une demi-heure ; et pendant cette demi-heure, les autres convives restèrent stupéfaits en le regardant ; puis, peu à peu, il baissa comme une lampe à laquelle l'huile vient à manquer. Ce fut d'abord son front, où les anciens plis un instant disparus se creusèrent en rides nouvelles ; ses yeux se voilèrent et s'obscurcirent. Il perdit le goût, puis son dos se voûta. Son appétit disparut ; ses genoux recommencèrent a trembler.

– Oh ! fit-il en gémissant.

– Eh bien ! demandèrent tous les convives.

– Eh bien ? adieu la jeunesse.

Et il poussa un profond soupir accompagné de deux larmes qui vinrent humecter sa paupière.

Instinctivement, et à ce triste aspect du vieillard rajeuni d'abord et redevenu plus vieux ensuite par ce retour de jeunesse, un soupir pareil à celui qu'avait poussé Taverney sortit de la poitrine de chaque convive.

– C'est tout simple, messieurs, dit Cagliostro, je n'ai versé au baron que trente-cinq gouttes de l'élixir de vie, et il n'a rajeuni que de trente-cinq minutes.

– Oh ! encore ! encore ! comte, murmura le vieillard avec avidité.

– Non, monsieur, car une seconde épreuve vous tuerait peut-être, répondit Cagliostro.

De tous les convives, c'était Mme du Barry qui, connaissant la vertu de cet élixir, avait suivi le plus curieusement les détails de cette scène.

à mesure que la jeunesse et la vie gonflaient les artères du vieux Taverney, l'œil de la comtesse suivait dans les artères la progression de la jeunesse et de la vie. Elle riait, elle applaudissait, elle se régénérait par la vue.

Quand le succès du breuvage atteignit son apogée, la comtesse faillit se jeter sur la main de Cagliostro pour lui arracher le flacon de vie.

Mais, en ce moment, comme Taverney vieillissait plus vite qu'il n'avait rajeuni...

– Hélas ! je le vois bien, dit-elle tristement, tout est vanité, tout est chimère ; le secret merveilleux a duré trente-cinq minutes.

– C'est-à-dire, reprit le comte de Haga, que, pour se donner une jeunesse de deux ans, il faudrait boire un fleuve.

Chacun se mit à rire.

– Non, dit Condorcet, le calcul est simple : à trente-cinq gouttes pour trente-cinq minutes, c'est une misère de trois millions cent cinquante-trois mille six gouttes, si l'on veut rester jeune un an.

– Une inondation, dit La Pérouse.

– Et cependant, à votre avis, monsieur, il n'en a pas été ainsi de moi, puisqu'une petite bouteille, quatre fois grande comme votre flacon, et que m'avait donnée votre ami Joseph Balsamo, a suffi pour arrêter chez moi la marche du temps pendant dix années.

– Justement, madame, et vous seule touchez du doigt la mystérieuse réalité. L'homme qui à vieilli et trop vieilli a besoin de cette quantité pour qu'un effet immédiat et puissant se produise. Mais une femme de trente ans, comme vous les avez, madame, ou un homme de quarante ans, comme je les avais quand nous avons commencé à boire l'élixir de vie, cette femme ou cet homme, pleins de jours et de jeunesse encore, n'ont besoin que de boire dix gouttes de cette eau à chaque période de décadence, et moyennant ces dix gouttes, celui ou celle qui les boira enchaînera éternellement la jeunesse et la vie au même degré de charme et d'énergie.

– Qu'appelez-vous les périodes de la décadence ? demanda le comte de Haga.

– Les périodes naturelles, monsieur le comte. Dans l'état de nature, les forces de l'homme croissent jusqu'à trente-cinq ans. Arrivé là, il reste stationnaire jusqu'à quarante. à partir de quarante, il commence à décroître, mais presque imperceptiblement jusqu'à cinquante. Alors, les périodes se rapprochent et se précipitent jusqu'au jour de la mort. En état de civilisation, c'est-à-dire lorsque le corps est usé par les excès, les soucis et les maladies, la croissance s'arrête à trente ans. La décroissance commence à trente-cinq. Eh bien ! c'est alors, homme de la nature ou homme des villes, qu'il faut saisir la nature au moment où elle est stationnaire, afin de s'opposer à son mouvement de décroissance, au moment même où il tentera de s'opérer. Celui qui, possesseur du secret de cet élixir, comme je le suis, sait combiner l'attaque de façon à la surprendre et à l'arrêter dans son retour sur elle-même, celui-là vivra comme je vis, toujours jeune ou du moins assez jeune pour ce qu'il lui convient de faire en ce monde.

– Eh ! mon Dieu ! monsieur de Cagliostro, s'écria la comtesse, pourquoi donc alors, puisque vous étiez le maître de choisir votre âge, n'avez-vous pas choisi vingt ans au lieu de quarante ?

– Parce que, madame la comtesse, dit en souriant Cagliostro, il me convient d'être toujours un homme de quarante ans, sain et complet, plutôt qu'un jeune homme incomplet de vingt ans.

– Oh ! oh ! fit la comtesse.

– Eh ! sans doute, madame, continua Cagliostro, à vingt ans on plaît aux femmes de trente ; à quarante ans on gouverne les femmes de vingt et les hommes de soixante.

– Je cède, monsieur, dit la comtesse. D'ailleurs, comment discuter avec une preuve vivante ?

– Alors moi, dit piteusement Taverney, je suis condamné ; je m'y suis pris trop tard.

– M. de Richelieu a été plus habile que vous, dit naïvement La Pérouse avec sa franchise de marin, et j'ai toujours ouï dire que le maréchal avait certaine recette...

– C'est un bruit que les femmes ont répandu, dit en riant le comte de Haga.

– Est-ce une raison pour n'y pas croire, duc ? demanda Mme du Barry.

Le vieux maréchal rougit, lui qui ne rougissait guère.

Et aussitôt :

– Ma recette, voulez-vous savoir, messieurs, en quoi elle a consisté ?

– Oui, certes, nous voulons le savoir.

– Eh bien ! à me ménager.

– Oh ! oh ! fit l'assemblée.

– C'est comme cela, fit le maréchal.

– Je contesterais la recette, répondit la comtesse, si je ne venais de voir l'effet de celle de M. de Cagliostro. Aussi, tenez-vous bien, monsieur le sorcier, je ne suis pas au bout de mes questions.

– Faites, madame, faites.

– Vous disiez donc que lorsque vous avez fait pour la première fois usage de votre élixir de vie, vous aviez quarante ans ?

– Oui, madame.

– Et que depuis cette époque, c'est-à-dire depuis le siège de Troie...

– Un peu auparavant, madame.

– Soit ; vous avez conservé quarante ans ?

– Vous le voyez.

– Mais alors vous nous prouvez, monsieur, dit Condorcet, plus que votre théorème ne le comporte...

– Que vous prouvé-je, monsieur le marquis ?

– Vous nous prouvez non seulement la perpétuation de la jeunesse, mais la conservation de la vie. Car si vous avez quarante ans depuis la guerre de Troie, c'est que vous n'êtes jamais mort.

– C'est vrai, monsieur le marquis, je ne suis jamais mort, je l'avoue humblement.

– Mais cependant, vous n'êtes pas invulnérable comme Achille, et encore, quand je dis invulnérable comme Achille, Achille n'était pas invulnérable, puisque Pâris le tua d'une flèche dans le talon.

– Non, je ne suis pas invulnérable, et cela à mon grand regret, dit Cagliostro.

– Alors, vous pouvez être tué, mourir de mort violente ?

– Hélas ! oui.

– Comment avez-vous fait pour échapper aux accidents depuis trois mille cinq cents ans, alors ?

– C'est une chance, monsieur le comte ; veuillez suivre mon raisonnement.

– Je le suis.

– Nous le suivons.

– Oui ! oui ! répétèrent tous les convives.

Et avec des signes d'intérêt non équivoques, chacun s'accouda sur la table et se mit à écouter.

La voix de Cagliostro rompit le silence.

– Quelle est la première condition de la vie ? dit-il en développant par un geste élégant et facile, deux belles mains blanches chargées de bagues, parmi lesquelles celle de la reine Cléopâtre brillait comme l'étoile polaire. La santé, n'est-ce pas ?

– Oui, certes, répondirent toutes les voix.

– Et la condition de la santé, c'est...

– Le régime, dit le comte de Haga.

– Vous avez raison, monsieur le comte, c'est le régime qui fait la santé. Eh bien ! pourquoi ces gouttes de mon élixir ne constitueraient-elles pas le meilleur régime possible ?

– Qui le sait ?

– Vous, comte.

– Oui, sans doute, mais...

– Mais pas d'autres, fit Mme du Barry.

– Cela, madame, c'est une question que nous traiterons tout à l'heure. Donc, j'ai toujours suivi le régime de mes gouttes, et comme elles sont la réalisation du rêve éternel des hommes de tout temps, comme elles sont ce que les Anciens cherchaient sous le nom d'eau de jeunesse, ce que les Modernes ont cherché sous le nom d'élixir de vie, j'ai constamment conservé ma jeunesse ; par conséquent, ma santé ; par conséquent, ma vie. C'est clair.

– Mais cependant tout s'use, comte, le plus beau corps comme les autres.

– Celui de Pâris comme celui de Vulcain, dit la comtesse. Vous avez sans doute connu Pâris, monsieur de Cagliostro ?

– Parfaitement, madame ; c'était un fort joli garçon ; mais, en somme, il ne mérite pas tout à fait ce qu'Homère en dit et ce que les femmes en pensent. D'abord, il était roux.

– Roux ! oh ! fi ! l'horreur ! dit la comtesse.

– Malheureusement, dit Cagliostro, Hélène n'était pas de votre avis, madame. Mais revenons à notre élixir.

– Oui, oui, dirent toutes les voix.

– Vous prétendiez donc, monsieur de Taverney, que tout s'use. Soit. Mais vous savez aussi que tout se raccommode, tout se régénère ou se remplace, comme vous voudrez. Le fameux couteau de saint Hubert, qui a tant de fois changé de lame et de poignée, en est un exemple ; car, malgré ce double changement, il est resté le couteau de saint Hubert. Le vin que conservent dans leur cellier les moines d'Heidelberg est toujours le même vin, cependant on verse chaque année dans la tonne gigantesque une récolte nouvelle. Aussi le vin des moines d'Heidelberg est-il toujours clair, vif et savoureux, tandis que le vin cacheté par Opimius et moi dans des amphores de terre n'était plus, lorsque cent ans après j'essayai d'en boire, qu'une boue épaisse, qui peut-être pouvait être mangée, mais qui, certes, ne pouvait pas être bue.

« Eh bien ! au lieu de suivre l'exemple d'Opimius, j'ai deviné celui que devaient donner les moines d'Heidelberg. J'ai entretenu mon corps en y versant chaque année de nouveaux principes chargés d'y régénérer les vieux éléments Chaque matin un atome jeune et frais a remplacé dans mon sang, dans ma chair, dans mes os, une molécule usée, inerte.

« J'ai ranimé les détritus par lesquels l'homme vulgaire laisse envahir insensiblement toute la masse de son être : j'ai forcé tous ces soldats que Dieu a donnés à la nature humaine pour se défendre contre la destruction, soldats que le commun des créatures réforme ou laisse se paralyser dans l'oisiveté, je les ai forcés à un travail soutenu que facilitait, que commandait même l'introduction d'un stimulant toujours nouveau ; il résulte de cette étude assidue de la vie, que ma pensée, mes gestes, mes nerfs, mon cœur, mon âme, n'ont jamais désappris leurs fonctions ; et comme tout s'enchaîne dans ce monde, comme ceux-là réussissent le mieux à une chose qui font toujours cette chose, je me suis trouvé naturellement plus habile que tout autre à éviter les dangers d'une existence de trois mille années, et cela parce que j'ai réussi à prendre de tout une telle expérience que je prévois les désavantages, que je sens les dangers d'une position quelconque. Ainsi vous ne me ferez pas entrer dans une maison qui risque de s'écrouler. Oh ! non, j'ai vu trop de maisons pour ne pas, du premier coup d'œil, distinguer les bonnes des mauvaises. Vous ne me ferez pas chasser avec un maladroit qui manie mal son fusil. Depuis Céphale, qui tua sa femme Procris, jusqu'au régent, qui creva l'œil de M. le Prince, j'ai vu trop de maladroits ; vous ne me ferez pas prendre à la guerre tel ou tel poste que le premier venu acceptera, attendu que j'aurai calculé en un instant toutes les lignes droites et toutes les lignes paraboliques qui aboutissent d'une façon mortelle à ce poste. Vous me direz qu'on ne prévoit pas une balle perdue. Je vous répondrai qu'un homme ayant évité un million de coups de fusil n'est pas excusable de se laisser tuer par une balle perdue. Ah ! ne faites pas de gestes d'incrédulité, car, enfin, je suis là comme une preuve vivante. Je ne vous dis pas que je suis immortel ; je vous dis seulement que je sais ce que personne ne sait, c'est-à-dire éviter la mort quand elle vient par accident. Ainsi, par exemple, pour rien au monde je ne resterais un quart d'heure seul ici avec M. de Launay, qui pense en ce moment que, s'il me tenait dans un de ses cabanons de la Bastille, il expérimenterait mon immortalité à l'aide de la faim. Je ne resterais pas non plus avec M. de Condorcet, car il pense en ce moment à jeter dans mon verre le contenu de la bague qu'il porte à l'index de la main gauche, et ce contenu c'est du poison ; le tout sans méchante intention aucune, mais par manière de curiosité scientifique, pour savoir tout simplement si j'en mourrais.

Les deux personnages que venait de nommer le comte de Cagliostro firent un mouvement.

– Avouez-le hardiment, monsieur de Launay, nous ne sommes pas une cour de justice, et d'ailleurs on ne punit pas l'intention ! Voyons, avez-vous pensé à ce que je viens de dire ? et vous, monsieur de Condorcet, avez-vous réellement dans cet anneau un poison que vous voudriez me faire goûter, au nom de votre maîtresse bien-aimée la science ?

– Ma foi ! dit M. de Launay en riant et en rougissant, j'avoue que vous avez raison, monsieur le comte, c'était folie. Mais cette folie m'a passé par l'esprit juste au moment même où vous m'accusiez.

– Et moi, dit Condorcet, je ne serai pas moins franc que M. de Launay. J'ai songé effectivement que si vous goûtiez de ce que j'ai dans ma bague, je ne donnerais pas une obole de votre immortalité.

Un cri d'admiration partit de la table à l'instant même.

Cet aveu donnait raison, non pas à l'immortalité, mais à la pénétration du comte de Cagliostro.

– Vous voyez bien, dit tranquillement Cagliostro, vous voyez bien que j'ai deviné. Eh bien ! il en est de même de tout ce qui doit arriver. L'habitude de vivre m'a révélé au premier coup d'œil le passé et l'avenir des gens que je vois.

« Mon infaillibilité sur ce point est telle, qu'elle s'étend aux animaux, à la matière inerte. Si je monte dans un carrosse, je vois à l'air des chevaux qu'ils s'emporteront, à la mine du cocher qu'il me versera ou m'accrochera ; si je m'embarque sur un navire, je devine que le capitaine sera un ignorant ou un entêté, et que, par conséquent, il ne pourra ou il ne voudra pas faire la manœuvre nécessaire. J'évite alors le cocher et le capitaine ; je laisse les chevaux comme le navire. Je ne nie pas le hasard, je l'amoindris ; au lieu de lui laisser cent chances comme fait tout le monde, je lui en ôte quatre-vingt-dix-neuf, et je me défie de la centième. Voilà à quoi cela me sert d'avoir vécu trois mille ans.

– Alors, dit en riant La Pérouse au milieu de l'enthousiasme ou du désappointement soulevé par les paroles de Cagliostro, alors, mon cher prophète, vous devriez bien venir avec moi jusqu'aux embarcations qui doivent me faire faire le tour du monde. Vous me rendriez un signalé service.

Cagliostro ne répondit rien.

– Monsieur le maréchal, continua en riant le navigateur, puisque M. le comte de Cagliostro, et je comprends cela, ne veut pas quitter si bonne compagnie, il faut que vous me permettiez de le faire. Pardonnez-moi, monsieur le comte de Haga, pardonnez-moi, madame, mais voilà sept heures qui sonnent, et j'ai promis au roi de monter en chaise à sept heures et un quart. Maintenant, puisque M. le comte de Cagliostro n'est pas tenté de venir voir mes deux flûtes, qu'il me dise au moins ce qui m'arrivera de Versailles à Brest. De Brest au pôle, je le tiens quitte, c'est mon affaire. Mais, pardieu ! de Versailles à Brest, il me doit une consultation.

Cagliostro regarda encore une fois La Pérouse, et d'un œil si mélancolique, avec un air si doux et si triste à la fois, que la plupart des convives en furent frappés étrangement. Mais le navigateur ne remarqua rien. Il prenait congé des convives ; ses valets lui faisaient endosser une lourde houppelande de fourrures, et Mme du Barry glissait dans sa poche quelques-uns de ces cordiaux exquis qui sont si doux au voyageur, auxquels cependant le voyageur ne pense presque jamais de lui-même, et qui lui rappellent les amis absents pendant les longues nuits d'une route accomplie par une atmosphère glaciale.

La Pérouse, toujours riant, salua respectueusement le comte de Haga, et tendit la main au vieux maréchal.

– Adieu, mon cher La Pérouse, lui dit le duc de Richelieu.

– Non pas, monsieur le duc, au revoir, répondit La Pérouse. Mais, en vérité, on dirait que je pars pour l'éternité : le tour du monde à faire, voilà tout, quatre ou cinq ans d'absence, pas davantage ; il ne faut pas se dire adieu pour cela.

– Quatre ou cinq ans ! s'écria le maréchal. Eh ! monsieur, pourquoi ne dites-vous pas quatre ou cinq siècles ? Les jours sont des années à mon âge. Adieu, vous dis-je.

– Bah ! demandez au devin, dit La Pérouse en riant : il vous promet vingt ans encore. N'est-ce pas, monsieur de Cagliostro ? Ah ! comte, que ne m'avez-vous parlé plus tôt de vos divines gouttes ? à quelque prix que ce fût, j'en eusse embarqué une tonne sur l'Astrolabe. C'est le nom de mon bâtiment, messieurs. Madame, encore un baiser sur votre belle main, la plus belle que je sois bien certainement destiné à voir d'ici à mon retour. Au revoir !

Et il partit.

Cagliostro gardait toujours le même silence de mauvais augure.

On entendit le pas du capitaine sur les degrés sonores du perron, sa voix toujours gaie dans la cour, et ses derniers compliments aux personnes rassemblées pour le voir.

Puis les chevaux secouèrent leurs têtes chargées de grelots, la portière de la chaise se ferma avec un bruit sec, et les roues grondèrent sur le pavé de la rue.

La Pérouse venait de faire le premier pas dans ce voyage mystérieux dont il ne devait pas revenir.

Chacun écoutait.

Lorsqu'on n'entendit plus rien, tous les regards se trouvèrent comme par une force supérieure ramenés sur Cagliostro.

Il y avait en ce moment sur les traits de cet homme une illumination pythique qui fit tressaillir les convives.

Un silence étrange dura quelques instants.

Le comte de Haga le rompit le premier.

– Et pourquoi ne lui avez-vous rien répondu, monsieur ?

Cette interrogation était l'expression de l'anxiété générale.

Cagliostro tressaillit, comme si cette demande l'avait tiré de sa contemplation.

– Parce que, dit-il en répondant au comte, il m'eût fallu lui dire un mensonge ou une dureté.

– Comment cela ?

– Parce qu'il m'eût fallu lui dire : « Monsieur de La Pérouse, M. le duc de Richelieu a raison de vous dire adieu et non pas au revoir. »

– Eh ! mais, fit Richelieu pâlissant, que diable ! monsieur Cagliostro, dites vous donc là de La Pérouse ?

– Oh ! rassurez-vous, monsieur le maréchal, reprit vivement Cagliostro, ce n'est pas pour vous que la prédiction est triste.

– Eh quoi ! s'écria Mme du Barry, ce pauvre La Pérouse qui vient de me baiser la main...

– Non seulement ne vous la baisera plus, madame, mais ne reverra jamais ceux qu'il vient de quitter ce soir, dit Cagliostro en considérant attentivement son verre plein d'eau, et dans lequel, par la façon dont il était placé, se jouaient des couches lumineuses d'une couleur d'opale, coupées transversalement par les ombres des objets environnants.

Un cri d'étonnement sortit de toutes les bouches.

La conversation en était venue à ce point que chaque minute faisait grandir l'intérêt ; on eût dit, à l'air grave, solennel et presque anxieux avec lequel les assistants interrogeaient Cagliostro, soit de la voix, soit du regard, qu'il s'agissait des prédictions infaillibles d'un oracle antique.

Au milieu de cette préoccupation, M. de Favras, résumant le sentiment général, se leva, fit un signe, et s'en alla sur la pointe du pied écouter dans les antichambres si quelque valet ne guettait pas.

Mais c'était, nous l'avons dit, une maison bien tenue que celle de M. le maréchal de Richelieu, et M. de Favras ne trouva dans l'antichambre qu'un vieil intendant qui, sévère comme une sentinelle à un poste perdu, défendait les abords de la salle à manger à l'heure solennelle du dessert.

Il revint prendre sa place, et s'assit en faisant signe aux convives qu'ils étaient bien seuls.

– En ce cas, dit Mme du Barry, répondant à l'assurance de M. de Favras comme si elle eût été émise à haute voix, en ce cas, racontez-nous ce qui attend ce pauvre La Pérouse.

Cagliostro secoua la tête.

– Voyons, voyons, monsieur de Cagliostro ! dirent les hommes.

– Oui, nous vous en prions du moins.

– Eh bien, M. de La Pérouse part, comme il vous l'a dit, dans l'intention de faire le tour du monde, et pour continuer les voyages de Cook, du pauvre Cook ! vous le savez, assassiné aux îles Sandwich.

– Oui ! oui ! nous savons, dirent toutes les têtes plutôt que toutes les voix.

– Tout présage un heureux succès à l'entreprise. C'est un bon marin que M. de La Pérouse ; d'ailleurs, le roi Louis XVI lui a habilement tracé son itinéraire.

– Oui, interrompit le comte de Haga, le roi de France est un habile géographe ; n'est-il pas vrai, monsieur de Condorcet ?

– Plus habile géographe qu'il n'est besoin pour un roi, répondit le marquis. Les rois ne devraient tout connaître qu'à la surface. Alors ils se laisseraient peut-être guider par les hommes qui connaissent le fond.

– C'est une leçon, monsieur le marquis, dit en souriant M. le comte de Haga.

Condorcet rougit.

– Oh ! non, monsieur le comte, dit-il, c'est une simple réflexion, une généralité philosophique.

– Donc il part ? dit Mme du Barry, empressée à rompre toute conversation particulière disposée à faire dévier du chemin qu'avait pris la conversation générale.

– Donc il part, reprit Cagliostro. Mais ne croyez pas, si pressé qu'il vous ait paru, qu'il va partir tout de suite ; non, je le vois perdant beaucoup de temps à Brest.

– C'est dommage, dit Condorcet, c'est l'époque des départs. Il est même déjà un peu tard, février ou mars aurait mieux valu.

– Oh ! ne lui reprochez pas ces deux ou trois mois, monsieur de Condorcet, il vit au moins pendant ce temps, il vit et il espère.

– On lui a donné bonne compagnie, je suppose ? dit Richelieu.

– Oui, dit Cagliostro, celui qui commande le second bâtiment est un officier distingué. Je le vois, jeune encore, aventureux, brave malheureusement.

– Quoi ! malheureusement !

– Eh bien ! un an après, je cherche cet ami, et ne le vois plus, dit Cagliostro avec inquiétude en consultant son verre. Nul de vous n'est parent ni allié de M. de Langle ?

– Non.

– Nul ne le connaît ?

– Non.

– Eh bien ! la mort commencera par lui. Je ne le vois plus.

Un murmure d'effroi s'échappa de la poitrine des assistants.

– Mais lui... lui... La Pérouse ? dirent plusieurs voix haletantes.

– Il vogue, il aborde, il se rembarque. Un an, deux ans de navigation heureuse. On reçoit de ses nouvelles. Et puis...

– Et puis ?

– Les années passent.

– Enfin ?

– Enfin l'océan est grand, le ciel est sombre. çà et là surgissent des terres inexplorées, çà et là des figures hideuses comme les monstres de l'archipel grec. Elles guettent le navire qui fuit dans la brume entre les récifs, emporté par le courant ; enfin, la tempête, la tempête plus hospitalière que le rivage, puis des feux sinistres. Oh ! La Pérouse ! La Pérouse ! Si tu pouvais m'entendre, je te dirais : « Tu pars comme Christophe Colomb pour découvrir un monde, La Pérouse, défie-toi des îles inconnues ! »

Il se tut.

Un frisson glacial courait dans l'assemblée, tandis qu'au-dessus de la table vibraient encore ses dernières paroles.

– Mais pourquoi ne pas l'avoir averti ? s'écria le comte de Haga, subissant comme les autres l'influence de cet homme extraordinaire qui remuait tous les cœurs à son caprice.

– Oui, oui, dit Mme du Barry ; pourquoi ne pas courir, pourquoi ne pas le rattraper ? La vie d'un homme comme La Pérouse vaut bien le voyage d'un courrier, mon cher maréchal.

Le maréchal comprit et se leva à demi pour sonner.

Cagliostro étendit le bras.

Le maréchal retomba dans son fauteuil.

– Hélas ! continua Cagliostro, tout avis serait inutile : l'homme qui prévoit la destinée ne change pas la destinée. M. de La Pérouse rirait, s'il avait entendu mes paroles, comme riaient les fils de Priam quand prophétisait Cassandre ; mais, tenez, vous riez vous-même, monsieur le comte de Haga, et le rire va gagner vos compagnons. Oh ! ne vous contraignez pas, monsieur de Favras ; je n'ai jamais trouvé un auditeur crédule.

– Oh ! nous croyons, s'écrièrent Mme du Barry et le vieux duc de Richelieu.

– Je crois, murmura Taverney.

– Moi aussi, dit poliment le comte de Haga.

– Oui, reprit Cagliostro, vous croyez, vous croyez, parce qu'il s'agit de La Pérouse, mais s'il s'agissait de vous, vous ne croiriez pas ?

– Oh !

– J'en suis sûr.

– J'avoue que ce qui me ferait croire, dit le comte de Haga, ce serait que M. de Cagliostro eût dit à M. de La Pérouse : « Gardez-vous des îles inconnues. » Il s'en fût gardé alors. C'était toujours une chance.

– Je vous assure que non, monsieur le comte, et m'eût-il cru, voyez ce que cette révélation avait d'horrible, alors qu'en présence du danger, à l'aspect de ces îles inconnues qui doivent lui être fatales, le malheureux, crédule à ma prophétie, eût senti la mort mystérieuse qui le menace s'approcher de lui sans pouvoir la fuir. Ce n'est point une mort, ce sont mille morts qu'il eût alors souffertes ; car c'est souffrir mille morts que de marcher dans l'ombre avec le désespoir à ses côtés. L'espoir que je lui enlevais, songez-y donc, c'est la dernière consolation que le malheureux garde sous le couteau, alors que déjà le couteau le touche, qu'il sent le tranchant de l'acier, que son sang coule. La vie s'éteint, l'homme espère encore.

– C'est vrai ! dirent à voix basse quelques-uns des assistants.

– Oui, continua Condorcet, le voile qui couvre la fin de notre vie est le seul bien réel que Dieu ait fait à l'homme sur la terre.

– Eh bien ! quoi qu'il en soit, dit le comte de Haga, s'il m'arrivait d'entendre dire par un homme comme vous : « Défiez-vous de tel homme ou de telle chose », je prendrais l'avis pour bon, et je remercierais le conseiller.

Cagliostro secoua doucement la tête, en accompagnant ce geste d'un triste sourire.

– En vérité, monsieur de Cagliostro, continua le comte, avertissez-moi, et je vous remercierai.

– Vous voudriez que je vous dise, à vous, ce que je n'ai point voulu dire à M. de La Pérouse ?

– Oui, je le voudrais.

Cagliostro fit un mouvement comme s'il allait parler ; puis, s'arrêtant :

– Oh ! non, dit-il, monsieur le comte, non.

– Je vous en supplie.

Cagliostro détourna la tête.

– Jamais ! murmura-t-il.

– Prenez garde, dit le comte avec un sourire, vous allez encore me rendre incrédule.

– Mieux vaut l'incrédulité que l'angoisse.

– Monsieur de Cagliostro, dit gravement le comte, vous oubliez une chose.

– Laquelle ? demanda respectueusement le prophète.

– C'est que, s'il est certains hommes qui, sans inconvénient, peuvent ignorer leur destinée, il en est d'autres qui auraient besoin de connaître l'avenir, attendu que leur destinée importe non seulement à eux, mais à des millions d'hommes.

– Alors, dit Cagliostro, un ordre. Non, je ne ferai rien sans un ordre.

– Que voulez-vous dire ?

– Que Votre Majesté commande, dit Cagliostro à voix basse, et j'obéirai.

– Je vous commande de me révéler ma destinée, monsieur de Cagliostro, reprit le roi avec une majesté pleine de courtoisie.

En même temps, comme le comte de Haga s'était laissé traiter en roi et avait rompu l'incognito en donnant un ordre, M. de Richelieu se leva, vint humblement saluer le prince, et lui dit :

– Merci pour l'honneur que le roi de Suède a fait à ma maison, sire ; que Votre Majesté veuille prendre la place d'honneur. à partir de ce moment, elle ne peut plus appartenir qu'à vous.

– Restons, restons comme nous sommes, monsieur le maréchal, et ne perdons pas un mot de ce que M. le comte de Cagliostro va me dire.

– Aux rois on ne dit pas la vérité, sire.

– Bah ! je ne suis pas dans mon royaume. Reprenez votre place, monsieur le duc ; parlez, monsieur de Cagliostro, je vous en conjure.

Cagliostro jeta les yeux sur son verre ; des globules pareils à ceux qui traversent le vin de champagne montaient du fond à la surface ; l'eau semblait, attirée par son regard puissant, s'agiter sous sa volonté.

– Sire, dites-moi ce que vous voulez savoir, dit Cagliostro ; me voilà prêt à vous répondre.

– Dites-moi de quelle mort je mourrai.

– D'un coup de feu, Sire.

Le front de Gustave rayonna.

– Ah ! dans une bataille, dit-il, de la mort d'un soldat. Merci, monsieur de Cagliostro, cent fois merci. Oh ! je prévois des batailles, et Gustave-Adolphe et Charles XII m'ont montré comment l'on mourait lorsqu'on est roi de Suède.

Cagliostro baissa la tête sans répondre.

Le comte de Haga fronça le sourcil.

– Oh ! oh ! dit-il, n'est-ce pas dans une bataille que le coup de feu sera tiré ?

– Non, Sire.

– Dans une sédition ; oui, c'est encore possible.

– Ce n'est point dans une sédition.

– Mais où sera-ce donc ?

– Dans un bal, Sire.

Le roi devint rêveur.

Cagliostro, qui s'était levé, se rassit et laissa tomber sa tête dans ses deux mains où elle s'ensevelit.

Tous pâlissaient autour de l'auteur de la prophétie et de celui qui en était l'objet.

M. de Condorcet s'approcha du verre d'eau dans lequel le devin avait lu le sinistre augure, le prit par le pied, le souleva à la hauteur de son œil, et en examina soigneusement les facettes brillantes et le contenu mystérieux.

On voyait cet œil intelligent, mais froid, scrutateur, demander au double cristal solide et liquide la solution d'un problème que sa raison à lui réduisait à la valeur d'une spéculation purement physique.

En effet, le savant supputait la profondeur, les réfractions lumineuses et les jeux microscopiques de l'eau. Il se demandait, lui qui voulait une cause à tout, la cause et le prétexte de ce charlatanisme exercé sur des hommes de la valeur de ceux qui entouraient cette table, par un homme auquel on ne pouvait refuser une portée extraordinaire.

Sans doute il ne trouva point la solution de son problème, car il cessa d'examiner le verre, le replaça sur la table et, au milieu de la stupéfaction résultant du pronostic de Cagliostro :

– Eh bien ! moi aussi, dit-il, je prierai notre illustre prophète d'interroger son miroir magique. Malheureusement, moi, ajouta-t-il, je ne suis pas un seigneur puissant, je ne commande pas, et ma vie obscure n'appartient point à des millions d'hommes.

– Monsieur, dit le comte de Haga, vous commandez au nom de la science, et votre vie importe non seulement à un peuple, mais à l'humanité.

– Merci, monsieur le comte ; mais peut-être votre avis sur ce point n'est-il point celui de M. de Cagliostro.

Cagliostro releva la tête, comme fait un coursier sous l'aiguillon.

– Si fait, marquis, dit-il avec un commencement d'irritabilité nerveuse, que dans les temps antiques on eût attribué à l'influence du dieu qui le tourmentait. Si fait, vous êtes un seigneur puissant dans le royaume de l'intelligence. Voyons, regardez-moi en face ; vous aussi, souhaitez-vous sérieusement que je vous fasse une prédiction ?

– Sérieusement, monsieur le comte, reprit Condorcet, sur l'honneur ! on ne peut plus sérieusement.

– Eh bien ! marquis, dit Cagliostro d'une voix sourde et en abaissant la paupière sur son regard fixe, vous mourrez du poison que vous portez dans la bague que vous avez au doigt. Vous mourrez...

– Oh ! mais si je la jetais ? interrompit Condorcet.

– Jetez-la.

– Enfin, vous avouez que c'est bien facile ?

– Alors, jetez-la, vous dis-je.

– Oh ! oui, marquis ! s'écria Mme du Barry, par grâce, jetez ce vilain poison ; jetez-le, ne fût-ce que pour faire mentir un peu ce prophète malencontreux qui nous afflige tous de ses prophéties. Car, enfin, si vous le jetez, il est certain que vous ne serez pas empoisonné par celui-là ; et comme c'est par celui-là que M. de Cagliostro prétend que vous le serez, alors, bon gré mal gré, M. de Cagliostro aura menti.

– Mme la comtesse a raison, dit le comte de Haga.

– Bravo ! comtesse, dit Richelieu. Voyons, marquis, jetez ce poison ; ça fera d'autant mieux que maintenant que je sais que vous portez à la main la mort d'un homme, je tremblerai toutes les fois que nous trinquerons ensemble. La bague peut s'ouvrir toute seule... Eh ! eh !

– Et deux verres qui se choquent sont bien près l'un de l'autre, dit Taverney. Jetez, marquis, jetez.

– C'est inutile, dit tranquillement Cagliostro, M. de Condorcet ne le jettera pas.

– Non, dit le marquis, je ne le quitterai pas, c'est vrai, et ce n'est pas parce que j'aide la destinée, c'est parce que Cabanis m'a composé ce poison qui est unique, qui est une substance solidifiée par l'effet du hasard, et qu'il ne retrouvera jamais ce hasard peut-être ; voilà pourquoi je ne jetterai pas ce poison. Triomphez si vous voulez, monsieur de Cagliostro.

– Le destin, dit celui-ci, trouve toujours des agents fidèles pour aider à l'exécution de ses arrêts.

– Ainsi, je mourrai empoisonné, dit le marquis. Eh bien ! soit. Ne meurt pas empoisonné qui veut. C'est une mort admirable que vous me prédisez là ; un peu de poison sur le bout de ma langue, et je suis anéanti. Ce n'est plus la mort, cela ; c'est moins la vie, comme nous disons en algèbre.

– Je ne tiens pas à ce que vous souffriez, monsieur, répondit froidement Cagliostro.

Et il fit un signe qui indiquait qu'il désirait en rester là, avec M. de Condorcet du moins.

– Monsieur, dit alors le marquis de Favras en s'allongeant sur la table, comme pour aller au-devant de Cagliostro, voilà un naufrage, un coup de feu et un empoisonnement qui me font venir l'eau à la bouche. Est-ce que vous ne me ferez pas la grâce de me prédire, à moi aussi, quelque petit trépas du même genre ?

– Oh ! monsieur le marquis, dit Cagliostro commençant à s'animer sous l'ironie, vous auriez vainement tort de jalouser ces messieurs, car, sur ma foi de gentilhomme, vous aurez mieux.

– Mieux ! s'écria M. de Favras en riant ; prenez garde, c'est vous engager beaucoup : mieux que la mer, le feu et le poison ; c'est difficile.

– Il reste la corde, monsieur le marquis, dit gracieusement Cagliostro.

– La corde... oh ! oh ! que me dites-vous là ?

– Je vous dis que vous serez pendu, répondit Cagliostro avec une espèce de rage prophétique dont il n'était plus le maître.

– Pendu ! répéta l'assemblée ; diable !

– Monsieur oublie que je suis gentilhomme, dit Favras, un peu refroidi ; et s'il veut, par hasard, parler d'un suicide, je le préviens que je compte me respecter assez jusqu'au dernier moment pour ne pas me servir d'une corde tant que j'aurai une épée.

– Je ne vous parle pas d'un suicide, monsieur.

– Alors vous parlez d'un supplice.

– Oui.

– Vous êtes étranger, monsieur, et, en cette qualité, je vous pardonne.

– Quoi ?

– Votre ignorance. En France, on décapite les gentilshommes.

– Vous réglerez cette affaire avec le bourreau, monsieur, dit Cagliostro, écrasant son interlocuteur sous cette brutale réponse.

Il y eut un instant d'hésitation dans l'assemblée.

– Savez-vous que je tremble à présent, dit M. de Launay ; mes prédécesseurs ont si tristement choisi que j'augure mal pour moi si je fouille au même sac qu'eux.

– Alors vous êtes plus raisonnable qu'eux, et vous ne voulez pas connaître l'avenir. Vous avez raison ; bon ou mauvais, respectons le secret de Dieu.

– Oh ! oh ! monsieur de Launay, dit Mme du Barry, j'espère que vous aurez bien autant de courage que ces messieurs.

– Mais je l'espère aussi, madame, dit le gouverneur en s'inclinant.

Puis se retournant vers Cagliostro :

– Voyons, monsieur, lui dit-il ; à mon tour, gratifiez-moi de mon horoscope, je vous en conjure.

– C'est facile, dit Cagliostro : un coup de hache sur la tête et tout sera dit.

Un cri d'effroi retentit dans la salle. MM. de Richelieu et Taverney supplièrent Cagliostro de ne pas aller plus loin ; mais la curiosité féminine l'emporta.

– Mais, à vous entendre, vraiment, comte, lui dit Mme du Barry, l'univers entier finirait de mort violente. Comment, nous voilà huit, et sur huit, cinq déjà sont condamnés par vous.

– Oh ! vous comprenez bien que c'est un parti pris et que nous en rions, madame, dit M. de Favras en essayant de rire effectivement.

– Certainement que nous en rions, dit le comte de Haga, que cela soit vrai ou que cela soit faux.

– Oh ! j'en rirais bien aussi, dit Mme du Barry, car je ne voudrais pas, par ma lâcheté, faire déshonneur à l'assemblée. Mais, hélas ! je ne suis qu'une femme, et n'aurai pas même l'honneur d'être mise à votre rang pour un dénouement sinistre. Une femme, cela meurt dans son lit. Hélas ! ma mort de vieille femme triste et oubliée sera la pire de toutes les morts, n'est-ce pas, monsieur de Cagliostro ?

Et en disant ces mots elle hésitait ; elle donnait, non seulement par ses paroles, mais par son air, un prétexte au devin de la rassurer ; mais Cagliostro ne la rassurait pas.

La curiosité fut plus forte que l'inquiétude et l'emporta sur elle.

– Voyons, monsieur de Cagliostro, dit Mme du Barry, répondez-moi donc !

– Comment voulez-vous que je vous réponde, madame, vous ne me questionnez pas.

La comtesse hésita.

– Mais... dit-elle.

– Voyons, demanda Cagliostro, m'interrogez-vous, oui ou non ?

La comtesse fit un effort, et après avoir puisé du courage dans le sourire de l'assemblée :

– Eh bien ! oui, s'écria-t-elle, je me risque ; voyons, dites comment finira Jeanne de Vaubernier, comtesse du Barry.

– Sur l'échafaud, madame, répondit le funèbre prophète.

– Plaisanterie ! n'est-ce pas, monsieur ? balbutia la comtesse avec un regard suppliant.

Mais on avait poussé à bout Cagliostro, et il ne vit pas ce regard.

– Et pourquoi plaisanterie ? demanda-t-il.

– Mais parce que, pour monter sur l'échafaud, il faut avoir tué, assassiné, commis un crime enfin, et que, selon toute probabilité, je ne commettrai jamais de crime. Plaisanterie, n'est-ce pas ?

– Eh ! mon Dieu, oui, dit Cagliostro, plaisanterie comme tout ce que j'ai prédit.

La comtesse partit d'un éclat de rire qu'un habile observateur eût trouvé un peu trop strident pour être naturel.

– Allons, monsieur de Favras, dit-elle, voyons, commandons nos voitures de deuil.

– Oh ! ce serait bien inutile pour vous, comtesse, dit Cagliostro.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que vous irez à l'échafaud dans une charrette.

– Fi ! l'horreur ! s'écria Mme du Barry. Oh ! le vilain homme ! Maréchal, une autre fois choisissez des convives d'une autre humeur, ou je ne reviens pas chez vous.

– Excusez-moi, madame, dit Cagliostro, mais vous comme les autres vous l'avez voulu.

– Moi comme les autres ; au moins vous m'accorderez bien le temps, n'est ce pas, de choisir mon confesseur ?

– Ce serait peine superflue, comtesse, dit Cagliostro.

– Comment cela ?

– Le dernier qui montera à l'échafaud avec un confesseur, ce sera...

– Ce sera ? demanda toute l'assemblée.

– Ce sera le roi de France.

Et Cagliostro dit ces derniers mots d'une voix sourde et tellement lugubre, qu'elle passa comme un souffle de mort sur les assistants, et les glaça jusqu'au fond du cœur.

Alors, il se fit un silence de quelques minutes.

Pendant ce silence, Cagliostro approcha de ses lèvres le verre d'eau dans lequel il avait lu toutes ces sanglantes prophéties ; mais à peine eut-il touché à sa bouche qu'avec un dégoût invincible il le repoussa comme il eût fait d'un amer calice.

Tandis qu'il accomplissait ce mouvement, les yeux de Cagliostro se portèrent sur Taverney.

– Oh ! s'écria celui-ci, qui crut qu'il allait parler, ne me dites pas ce que je deviendrai ; je ne vous le demande pas, moi.

– Eh bien ! moi je le demande à sa place, dit Richelieu.

– Vous, monsieur le maréchal, dit Cagliostro, rassurez-vous, car vous êtes le seul de nous tous qui mourrez dans votre lit.

– Le café, messieurs ! dit le vieux maréchal, enchanté de la prédiction. Le café !

Chacun se leva.

Mais, avant de passer au salon, le comte de Haga, s'approchant de Cagliostro :

– Monsieur, dit-il, je ne songe pas à fuir le destin, mais dites-moi de quoi il faut que je me défie ?

– D'un manchon, sire, répondit Cagliostro.

M. de Haga s'éloigna.

– Et moi ? demanda Condorcet.

– D'une omelette.

– Bon, je renonce aux œufs.

Et il rejoignit le comte.

– Et moi, dit Favras, qu'ai-je à craindre ?

– Une lettre.

– Bon, merci.

– Et moi ? demanda de Launay.

– La prise de la Bastille.

– Oh ! me voilà tranquille.

Et il s'éloigna en riant.

– à mon tour, monsieur, fit la comtesse toute troublée.

– Vous, belle comtesse, défiez-vous de la place Louis XV !

– Hélas ! répondit la comtesse, déjà un jour je m'y suis égarée ; j'ai bien souffert. Ce jour-là, j'avais perdu la tête.

– Eh bien ! cette fois encore, vous la perdrez, comtesse, mais vous ne la retrouverez pas.

Mme du Barry poussa un cri et s'enfuit au salon près des autres convives.

Cagliostro allait y suivre ses compagnons.

– Un moment, fit Richelieu, il ne reste plus que Taverney et moi à qui vous n'ayez rien dit, mon cher sorcier.

– M. de Taverney m'a prié de ne rien dire, et vous, monsieur le maréchal, vous ne m'avez rien demandé.

– Oh ! et je vous en prie encore, s'écria Taverney les mains jointes.

– Mais, voyons, pour nous prouver la puissance de votre génie, ne pourriez-vous pas nous dire une chose que nous deux savons seuls ?

– Laquelle ? demanda Cagliostro en souriant.

– Eh bien ! c'est ce que ce brave Taverney vient faire à Versailles au lieu de vivre tranquillement dans sa belle terre de Maison-Rouge, que le roi a rachetée pour lui il y a trois ans ?

– Rien de plus simple, monsieur le maréchal, répondit Cagliostro. Voici dix ans, monsieur avait voulu donner sa fille, Mlle Andrée, au roi Louis XV ; mais monsieur n'a pas réussi.

– Oh ! oh ! grogna Taverney.

– Aujourd'hui, monsieur veut donner son fils, Philippe de Taverney, à la reine Marie-Antoinette. Demandez-lui si je mens.

– Par ma foi ! dit Taverney tout tremblant, cet homme est sorcier, ou le diable m'emporte !

– Oh ! oh ! fit le maréchal, ne parle pas si cavalièrement du diable, mon vieux Taverney.

– Effrayant ! effrayant ! murmura Taverney.

Et il se retourna pour implorer une dernière fois la discrétion de Cagliostro ; mais celui-ci avait disparu.

– Allons, Taverney, allons au salon, dit le maréchal ; on prendrait le café sans nous, ou nous prendrions le café froid, ce qui serait bien pis.

Et il courut au salon.

Mais le salon était désert ; pas un des convives n'avait eu le courage de revoir en face l'auteur des terribles prédictions.

Les bougies brûlaient sur les candélabres ; le café fumait dans l'aiguière ; le feu sifflait dans l'âtre.

Tout cela inutilement.

– Ma foi ! mon vieux camarade, il paraît que nous allons prendre notre café en tête à tête... Eh bien ! où diable es-tu donc passé ?

Et Richelieu regarda de tous côtés ; mais le petit vieillard s'était esquivé comme les autres.

– C'est égal, dit le maréchal en ricanant comme eût fait Voltaire, et en frottant l'une contre l'autre ses mains sèches et blanches toutes chargées de bagues, je serai le seul de tous mes convives qui mourrai dans mon lit. Eh ! eh ! dans mon lit ! Comte de Cagliostro, je ne suis pas un incrédule, moi. Dans mon lit, et le plus tard possible ? Holà ! mon valet de chambre, et mes gouttes ?

Le valet de chambre entra un flacon à la main, et le maréchal et lui passèrent dans la chambre à coucher.

FIN DU PROLOGUE

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente