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Chapitre XXVI
L'académie de M. de Beausire

Beausire avait pris à la lettre le conseil du domino bleu ; il s'était rendu à ce qu'on appelait son académie.

Le digne ami d'Oliva, affriandé par le chiffre énorme de deux millions, redoutait bien plus encore la sorte d'exclusion que ses collègues avaient faite de lui dans la soirée en ne lui donnant pas communication d'un plan aussi avantageux.

Il savait qu'entre gens d'académie on ne se pique pas toujours de scrupules, et c'était pour lui une raison de se hâter, les absents ayant toujours tort quand ils sont absents par hasard, et bien plus tort encore lorsqu'on profite de leur absence.

Beausire s'était fait, parmi les associés de l'académie, une réputation d'homme terrible. Cela n'était pas étonnant ni difficile. Beausire avait été exempt ; il avait porté l'uniforme ; il savait mettre une main sur la hanche, l'autre sur la garde de l'épée. Il avait l'habitude, au moindre mot, d'enfoncer son chapeau sur ses yeux : toutes façons qui, pour des gens médiocrement braves, paraissaient assez effrayantes, surtout si ces gens ont à redouter l'éclat d'un duel et les curiosités de la justice.

Beausire comptait donc se venger du dédain qu'on avait professé pour lui, en faisant quelque peur aux confrères du tripot de la rue du Pot-de-Fer.

De la porte Saint-Martin à l'église Saint-Sulpice, il y a loin ; mais Beausire était riche ; il se jeta dans un fiacre et promit cinquante sols au cocher, c'est-à-dire une gratification d'une livre ; la course nocturne valant d'après le tarif de cette époque ce qu'elle vaut aujourd'hui pendant le jour.

Les chevaux partirent rapidement. Beausire se donna un petit air furibond et, à défaut du chapeau qu'il n'avait pas, puisqu'il portait un domino, à défaut de l'épée, il se composa une mine assez hargneuse pour donner de l'inquiétude à tout passant attardé.

Son entrée dans l'académie produisit une certaine sensation.

Il y avait là, dans le premier salon, un beau salon tout gris avec un lustre et force tables de jeu, il y avait, disons-nous, une vingtaine de joueurs qui buvaient de la bière et du sirop, en souriant du bout des dents à sept ou huit femmes affreusement fardées qui regardaient les cartes.

On jouait le pharaon à la principale table ; les enjeux étaient maigres, l'animation en proportion des enjeux.

à l'arrivée du domino, qui froissait son coqueluchon en se cambrant dans les plis de la robe, quelques femmes se mirent à ricaner, moitié raillerie, moitié agacerie. M. Beausire était un bellâtre, et les dames ne le maltraitaient pas.

Cependant il s'avança comme s'il n'avait rien entendu, rien vu, et une fois près de la table, il attendit en silence une réplique à sa mauvaise humeur.

Un des joueurs, espèce de vieux financier équivoque dont la figure ne manquait pas de bonhomie, fut la première voix qui décida Beausire.

– Corbleu ! chevalier, dit ce brave homme, vous arrivez du bal avec une figure renversée.

– C'est vrai, dirent les dames.

– Eh ! cher chevalier, demanda un autre joueur, le domino vous blesse-t-il à la tête ?

– Ce n'est pas le domino qui me blesse, répondit Beausire avec dureté.

– Là, là, fit le banquier qui venait de racler une douzaine de louis, M. le chevalier de Beausire nous a fait une infidélité : ne voyez-vous pas qu'il a été au bal de l'Opéra, qu'aux environs de l'Opéra il a trouvé quelque bonne mise à faire, et qu'il a perdu ?

Chacun rit ou s'apitoya, suivant son caractère ; les femmes eurent compassion.

– Il n'est pas vrai de dire que j'aie fait des infidélités à mes amis, répliqua Beausire ; j'en suis incapable des infidélités, moi ! C'est bon pour certaines gens de ma connaissance de faire des infidélités à leurs amis.

Et, pour donner plus de poids à sa parole, il eut recours au geste, c'est-à-dire qu'il voulut enfoncer son chapeau sur sa tête. Malheureusement, il n'aplatit qu'un morceau de soie qui lui donna une largeur ridicule, ce qui fit qu'au lieu d'un effet sérieux, il ne produisit qu'un effet comique.

– Que voulez-vous dire, cher chevalier ? demandèrent deux ou trois de ses associés.

– Je sais ce que je veux dire, répondit Beausire.

– Mais cela ne nous suffit pas, à nous, fit observer le vieillard de belle humeur.

– Cela ne vous regarde pas, vous, monsieur le financier, repartit maladroitement Beausire.

Un coup d'œil assez expressif du banquier avertit Beausire que sa phrase avait été déplacée. En effet, il ne fallait pas opérer de démarcation dans cette audience entre ceux qui payaient et ceux qui empochaient l'argent.

Beausire le comprit, mais il était lancé ; les faux braves s'arrêtent plus difficilement que les braves éprouvés.

– Je croyais avoir des amis ici, dit-il.

– Mais... oui, répondirent plusieurs voix.

– Eh bien ! je me suis trompé.

– En quoi ?

– En ceci : que beaucoup de choses se font sans moi.

Nouveau signe du banquier, nouvelles protestations de ceux des associés qui étaient présents.

– Il suffit que je sache, dit Beausire, et les faux amis seront punis.

Il chercha la poignée de l'épée, mais ne trouva que son gousset, lequel était plein de louis et rendit un son révélateur.

– Oh ! oh ! s'écrièrent deux dames, M. de Beausire est en bonne disposition ce soir.

– Mais, oui, répondit sournoisement le banquier ; il me paraît que s'il a perdu, il n'a pas perdu tout, et que, s'il a fait infidélité aux légitimes, ce n'est pas une infidélité sans retour. Voyons, pontez, cher chevalier.

– Merci ! dit sèchement Beausire, puisque chacun garde ce qu'il a, je garde aussi.

– Que diable veux-tu dire ? lui glissa à l'oreille un des joueurs.

– Nous nous expliquerons tout à l'heure.

– Jouez donc, dit le banquier.

– Un simple louis, dit une dame en caressant l'épaule de Beausire pour se rapprocher le plus possible du gousset.

– Je ne joue que des millions, dit Beausire avec audace, et, vraiment, je ne conçois pas qu'on joue ici de misérables louis. Des millions ! Allons, messieurs du Pot-de-Fer, puisqu'il s'agit de millions sans qu'on s'en doute, à bas les enjeux d'un louis ! Des millions, millionnaires !

Beausire en était à ce moment d'exaltation qui pousse l'homme au-delà des bornes du sens commun. Une ivresse plus dangereuse que celle du vin l'animait. Tout à coup, il reçut par derrière, dans les jambes, un coup assez violent pour s'interrompre soudain.

Il se retourna et vit à ses côtés une grande figure olivâtre, raide et trouée, aux deux yeux noirs lumineux comme des charbons ardents.

Au geste de colère que fit Beausire, ce personnage étrange répondit par un salut cérémonieux accompagné d'un regard long comme une rapière.

– Le Portugais ! dit Beausire stupéfait de cette salutation d'un homme qui venait de lui appliquer une bourrade.

– Le Portugais ! répétèrent les dames qui abandonnèrent Beausire pour aller papillonner autour de l'étranger.

Ce Portugais était, en réalité, l'enfant chéri de ces dames, auxquelles, sous prétexte qu'il ne parlait pas français, il apportait constamment des friandises, quelquefois enveloppées dans des billets de caisse de cinquante à soixante livres.

Beausire connaissait ce Portugais pour un des associés. Le Portugais perdait toujours avec les habitués du tripot. Il fixait ses mises à une centaine de louis par semaine, et régulièrement les habitués lui emportaient ses cent louis.

C'était l'amorceur de la société. Tandis qu'il se laissait dépouiller de cent plumes dorées, les autres confrères dépouillaient les joueurs alléchés.

Aussi le Portugais était-il considéré par les associés comme l'homme utile ; par les habitués, comme l'homme agréable. Beausire avait pour lui cette considération tacite qui s'attache toujours à l'inconnu – quand même la défiance y entrerait pour quelque chose.

Beausire, ayant donc reçu le petit coup de pied que le Portugais lui venait d'appliquer dans les mollets, attendit, se tut, et s'assit.

Le Portugais prit place au jeu, mit vingt louis sur la table, et en vingt coups, qui durèrent un quart d'heure à se débattre, il fut débarrassé de ses vingt louis par six pontes affamés qui oublièrent un moment les coups de griffes du banquier et des autres compères.

L'horloge sonna trois heures du matin, Beausire achevait un verre de bière.

Deux laquais entrèrent, le banquier fit tomber son argent dans le double fond de la table, car les statuts de l'association étaient si empreints de confiance envers les membres que jamais l'on ne remettait à l'un d'eux le maniement complet des fonds de la société.

L'argent tombait donc à la fin de la séance, par un petit guichet, dans le double fond de la table, et il était ajouté en post-scriptum à cet article des statuts que jamais le banquier n'aurait de manches longues, comme aussi il ne pourrait jamais porter d'argent sur lui.

Ce qui signifiait qu'on lui interdisait de faire passer une vingtaine de louis dans ses manches, et que l'assemblée se réservait le droit de le fouiller pour lui enlever l'or qu'il aurait su faire couler dans ses poches.

Les laquais, disons-nous, apportèrent aux membres du cercle les houppelandes, les mantes et les épées : plusieurs des joueurs heureux donnèrent le bras aux dames ; les malheureux se guindèrent dans une chaise à porteurs, encore de mode en ces quartiers paisibles, et la nuit se fit dans le salon de jeu.

Beausire, aussi, avait paru s'envelopper dans son domino comme pour faire un voyage éternel ; mais il ne passa pas le premier étage, et, la porte s'étant refermée, tandis que les fiacres, les chaises et les piétons disparaissaient, il rentra dans le salon où douze des associés venaient de rentrer aussi.

– Nous allons nous expliquer, dit Beausire, enfin.

– Rallumez votre quinquet et ne parlez pas si haut, lui dit froidement et en bon français le Portugais, qui de son côté allumait une bougie placée sur la table.

Beausire grommela quelques mots auxquels personne ne fit attention ; le Portugais s'assit à la place du banquier ; on examina si les volets, les rideaux et les portes étaient soigneusement fermés ; on s'assit doucement, les coudes sur le tapis, avec une curiosité dévorante.

– J'ai une communication à faire, dit le Portugais ; heureusement suis-je arrivé à temps, car M. de Beausire est démangé, ce soir, par une intempérance de langue...

Beausire voulut s'écrier.

– Allons ! paix ! fit le Portugais ; pas de paroles perdues. Vous avez prononcé des mots qui sont plus qu'imprudents. Vous avez eu connaissance de mon idée, c'est bien. Vous êtes homme d'esprit, vous pouvez l'avoir devinée ; mais il me semble que jamais l'amour-propre ne doit primer l'intérêt.

– Je ne comprends pas, dit Beausire.

– Nous ne comprenons pas, dit la respectable assemblée.

– Si fait. M. de Beausire a voulu prouver que le premier il avait trouvé l'affaire.

– Quelle affaire ? dirent les intéressés.

– L'affaire des deux millions ! s'écria Beausire avec emphase.

– Deux millions ! firent les associés.

– Et d'abord, se hâta de dire le Portugais, vous exagérez ; il est impossible que l'affaire aille là. Je vais le prouver à l'instant.

– Nul ne sait ici ce que vous voulez dire, s'exclama le banquier.

– Oui, mais nous n'en sommes pas moins tout oreilles, ajouta un autre.

– Parlez le premier, dit Beausire.

– Je le veux bien.

Et le Portugais se versa un immense verre de sirop d'orgeat, qu'il but tranquillement sans rien changer à ses allures d'homme glacé.

– Sachez, dit-il – je ne parle pas pour M. de Beausire – que le collier ne vaut pas plus de quinze cent mille livres.

– Ah ! s'il s'agit d'un collier, dit Beausire.

– Oui, monsieur, n'est-ce pas là votre affaire ?

– Peut-être.

– Il va faire le discret après avoir fait l'indiscret.

Et le Portugais haussa les épaules.

– Je vous vois à regret prendre un ton qui me déplaît, dit Beausire, avec l'accent d'un coq qui monte sur ses éperons.

– Mira ! mira !5 dit le Portugais froid comme un marbre, vous direz après ce que vous direz, je dis avant ce que j'ai à dire, et le temps presse, car vous devez savoir que l'ambassadeur arrive dans huit jours au plus tard.

« Cela se complique, pensa l'assemblée palpitante d'intérêt : le collier, les quinze cent mille livres, un ambassadeur... qu'est-ce cela ? »

– En deux mots, voici, fit le Portugais. MM. Bœhmer et Bossange ont fait offrir à la reine un collier de diamants qui vaut quinze cent mille livres. La reine a refusé. Les joailliers ne savent qu'en faire et le cachent. Ils sont bien embarrassés, car ce collier ne peut être acheté que par une fortune royale ; eh bien ! j'ai trouvé la personne royale qui achètera ce collier et le fera sortir du coffre-fort de MM. Bœhmer et Bossange.

– C'est ?... dirent les associés.

– C'est ma gracieuse souveraine, la reine de Portugal.

Et le Portugais se rengorgea.

– Nous comprenons moins que jamais, dirent les associés.

« Moi, je ne comprends plus du tout », pensa Beausire.

– Expliquez-vous nettement, cher monsieur Manoël, dit-il, car les dissentiments particuliers doivent céder devant l'intérêt public. Vous êtes le père de l'idée, je le reconnais franchement. Je renonce à tout droit de paternité ; mais, pour l'amour de Dieu ! soyez clair.

– à la bonne heure, fit Manoël, en avalant une deuxième jatte d'orgeat. Je vais rendre cette question limpide.

– Nous sommes déjà certains qu'il existe un collier de quinze cent mille livres, dit le banquier. Voilà un point important.

– Et ce collier est dans le coffre de MM. Bœhmer et Bossange. Voilà le second point, dit Beausire.

– Mais don Manoël a dit que Sa Majesté la reine du Portugal achetait le collier. Voilà qui nous déroute.

– Rien de plus clair pourtant, dit le Portugais. Il ne s'agit que de faire attention à mes paroles. L'ambassade est vacante. Il y a intérim ; l'ambassadeur nouveau, M. de Souza, n'arrive que dans huit jours au plus tôt.

– Bon ! dit Beausire.

– En huit jours, qui empêche que cet ambassadeur pressé de voir Paris n'arrive et ne s'installe ?

Les assistants s'entre-regardèrent bouche béante.

– Comprenez donc, fit vivement Beausire ; don Manoël veut vous dire qu'il peut arriver un ambassadeur vrai ou faux.

– Précisément, ajouta le Portugais. Si l'ambassadeur qui se présentera avait envie du collier pour Sa Majesté la reine de Portugal, n'en a-t-il pas le droit ?

– Pardieu ! firent les assistants.

– Et alors il traite avec MM. Bœhmer et Bossange. Voilà tout.

– Absolument tout.

– Seulement, il faut payer quand on a traité, fit observer le banquier du pharaon.

– Ah ! dame ! oui, répliqua le Portugais.

– MM. Bœhmer et Bossange ne laisseront pas aller le collier dans les mains d'un ambassadeur, fût-ce un vrai Souza, sans avoir de bonnes garanties.

– Oh ! j'ai bien pensé à une garantie, objecta le futur ambassadeur.

– Laquelle ?

– L'ambassade, avons-nous dit, est déserte ?

– Oui.

– Il n'y reste plus qu'un chancelier, brave homme de Français, qui parle la langue portugaise aussi mal qu'homme du monde, et qui est enchanté quand les Portugais lui parlent français, parce qu'il ne souffre pas ; quand les Français lui parlent portugais, parce qu'il brille.

– Eh bien ? fit Beausire.

– Eh bien ! messieurs, nous nous présenterons à ce brave homme avec tous les dehors de la légation nouvelle.

– Les dehors sont bons, dit Beausire, mais les papiers valent mieux.

– On aura les papiers, répliqua laconiquement don Manoël.

– Il serait inutile de contester que don Manoël soit un homme précieux, dit Beausire.

– Les dehors et les papiers ayant convaincu le chancelier de l'identité de la légation, nous nous installons à l'ambassade.

– Oh ! oh ! c'est fort, interrompit Beausire.

– C'est forcé, continua le Portugais.

– C'est tout simple, affirmèrent les autres associés.

– Mais le chancelier ? objecta Beausire.

– Nous l'avons dit : convaincu.

– Si par hasard il devenait moins crédule, dix minutes avant qu'il doutât, on le congédierait. Je pense qu'un ambassadeur a le droit de changer son chancelier ?

– évidemment.

– Donc, nous sommes maîtres de l'ambassade, et notre première opération, c'est d'aller rendre visite à messieurs Bœhmer et Bossange.

– Non, non pas, dit vivement Beausire, vous me paraissez ignorer un point capital que je sais pertinemment, moi qui ai vécu dans les cours. C'est qu'une opération comme vous dites ne se fait pas par un ambassadeur sans que, préalablement à toute démarche, il ait été reçu en audience solennelle, et là, ma foi ! il y a un danger. Le fameux Riza-Bey, qui fut admis devant Louis XIV en qualité d'ambassadeur du shah de Perse, et qui eut l'aplomb d'offrir à Sa Majesté Très Chrétienne pour trente francs de turquoises, Riza-Bey, dis-je, était très fort sur la langue persane, et du diable s'il y avait en France des savants capables de lui prouver qu'il ne venait pas d'Ispahan. Mais nous serions reconnus tout de suite. On nous dirait à l'instant même que nous parlons le portugais en pur gaulois, et pour le cadeau de protestation, on nous enverrait à la Bastille. Prenons garde.

– Votre imagination vous entraîne trop loin, cher collègue, dit le Portugais ; nous ne nous jetterons pas au-devant de tous ces dangers, nous resterons chacun dans notre hôtel.

– Alors, monsieur Bœhmer ne nous croira pas aussi Portugais, aussi ambassadeur qu'il serait besoin.

– Monsieur Bœhmer comprendra que nous venions en France avec la mission toute simple d'acheter le collier, l'ambassadeur ayant été changé pendant que nous étions en chemin. L'ordre seul de venir le remplacer nous a été remis. Cet ordre, eh bien ! on le montrera s'il le faut à monsieur Bossange, puisqu'on l'aura bien montré à monsieur le chancelier de l'ambassade ; seulement, c'est aux ministres du roi qu'il faut tâcher de ne pas le montrer, cet ordre, car les ministres sont curieux, ils sont défiants, ils nous tracasseraient sur une foule de petits détails.

– Oh ! oui, s'écria l'assemblée, ne nous mettons pas en rapport avec le ministère.

– Et si messieurs Bœhmer et Bossange demandaient...

– Quoi ? fit don Manoël.

– Un acompte, dit Beausire.

– Cela compliquerait l'affaire, fit le Portugais, embarrassé.

– Car enfin, poursuivit Beausire, il est d'usage qu'un ambassadeur arrive avec des lettres de crédit, sinon avec de l'argent frais.

– C'est juste, dirent les associés.

– L'affaire manquerait là, continua Beausire.

– Vous trouvez toujours, dit Manoël avec une aigreur glaciale, des moyens pour faire manquer l'affaire. Vous n'en trouvez pas pour la faire réussir.

– C'est précisément parce que j'en veux trouver que je soulève des difficultés, répliqua Beausire. Et tenez, tenez, je les trouve.

Toutes les têtes se rapprochèrent dans un même cercle.

– Dans toute chancellerie, il y a une caisse.

– Oui, une caisse et un crédit.

– Ne parlons pas du crédit, reprit Beausire, car rien n'est si cher à se procurer. Pour avoir du crédit, il nous faudrait des chevaux, des équipages, des valets, des meubles, un attirail, qui sont la base de tout crédit possible. Parlons de la caisse. Que pensez-vous de celle de votre ambassade ?

– J'ai toujours regardé ma souveraine, Sa Majesté Très Fidèle, comme une magnifique reine. Elle doit avoir bien fait les choses.

– C'est ce que nous verrons ; et puis admettons qu'il n'y ait rien dans la caisse.

– C'est possible, firent en souriant les associés.

– Alors, plus d'embarras, car aussitôt, nous, ambassadeurs, nous demandons à messieurs Bœhmer et Bossange quel est leur correspondant à Lisbonne, et nous leur signons, nous leur estampillons, nous leur scellons des lettres de change sur ce correspondant pour la somme demandée.

– Ah ! voilà qui est bien, dit don Manoël majestueusement, préoccupé de l'invention, je n'avais pas descendu aux détails.

– Qui sont exquis, dit le banquier du pharaon en passant sa langue sur ses lèvres.

– Maintenant, avisons à nous partager les rôles, dit Beausire. Je vois don Manoël dans l'ambassadeur.

– Oh ! certes, oui, fit en chœur l'assemblée.

– Et je vois monsieur de Beausire dans mon secrétaire-interprète, ajouta don Manoël.

– Comment cela ? reprit Beausire un peu inquiet.

– Il ne faut pas que je parle un mot de français, moi qui suis monsieur de Souza ; car je le connais, ce seigneur, et s'il parle, ce qui est rare, c'est tout au plus le portugais, sa langue naturelle. Vous, au contraire, monsieur de Beausire, qui avez voyagé, qui avez une grande habitude des transactions parisiennes, qui parlez agréablement le portugais...

– Mal, dit Beausire.

– Assez pour qu'on ne vous croie pas Parisien.

– C'est vrai... Mais...

– Et puis, ajouta don Manoël en attachant son regard noir sur Beausire, aux plus utiles agents les plus gros bénéfices.

– Assurément, dirent les associés.

– C'est convenu, je suis secrétaire-interprète.

– Parlons-en tout de suite, interrompit le banquier ; comment divisera-t-on l'affaire ?

– Tout simplement, dit don Manoël, nous sommes douze.

– Oui, douze, dirent les associés en se comptant.

– Par douzièmes, alors, ajouta don Manoël, avec cette réserve toutefois que certains parmi nous auront une part et demie ; moi, par exemple, comme père de l'idée et ambassadeur ; monsieur de Beausire parce qu'il avait flairé le coup et parlé millions en arrivant ici.

Beausire fit un signe d'adhésion.

– Et enfin, dit le Portugais, une part et demi aussi à celui qui vendra les diamants.

– Oh ! s'écrièrent tout d'une voix les associés, rien à celui-là, rien qu'une demi-part.

– Pourquoi donc ? fit don Manoël, surpris ; celui-là me semble risquer beaucoup.

– Oui, dit le banquier, mais il aura les pots-de-vin, les primes, les remises, qui lui constitueront un lopin distingué.

Chacun de rire : ces honnêtes gens se comprenaient à merveille.

– Voilà donc qui est arrangé, dit Beausire, à demain les détails, il est tard.

Il pensait à Oliva restée seule au bal avec ce domino bleu vers lequel, malgré sa facilité à donner des louis d'or, l'amant de Nicole ne se sentait pas porté par une confiance aveugle.

– Non, non, tout de suite, finissons, dirent les associés. Quels sont ces détails ?

– Une chaise de voyage aux armes de Souza, dit Beausire.

– Ce sera trop long à peindre, fit don Manoël, et à sécher surtout.

– Un autre moyen alors, s'écria Beausire La chaise de monsieur l'ambassadeur se sera brisée en chemin, et il aura été contraint de prendre celle de son secrétaire.

– Vous avez donc une chaise, vous ? demanda le Portugais.

– J'ai la première venue.

– Mais vos armes ?

– Les premières venues.

– Oh ! cela simplifie tout. Beaucoup de poussière, d'éclaboussures sur les panneaux, beaucoup sur le derrière de la chaise, à l'endroit où sont les armoiries, et le chancelier n'y verra que de la poussière et des éclaboussures.

– Mais le reste de l'ambassade ? demanda le banquier.

– Nous autres, nous arriverons le soir, c'est plus commode pour un début, et vous, vous arriverez le lendemain quand nous aurons déjà préparé les voies.

– Très bien.

– à tout ambassadeur, outre son secrétaire, il faut un valet de chambre, dit don Manoël, fonction délicate !

– Monsieur le commandeur, dit le banquier en s'adressant à l'un des aigrefins, vous prenez le rôle de valet de chambre.

Le commandeur s'inclina.

– Et des fonds pour des achats ? dit don Manoël. Moi, je suis à sec.

– Moi, j'ai de l'argent, dit Beausire, mais il est à ma maîtresse.

– Qu'y a-t-il en caisse ? demandèrent les associés.

– Vos clefs, messieurs, dit le banquier.

Chacun des associés tira une petite clef qui ouvrait un verrou sur douze, par lesquels se fermait le double fond de la fameuse table, en sorte que, dans cette honnête société, nul ne pouvait visiter la caisse sans la permission de ses onze collègues.

Il fut procédé à la vérification.

– Cent quatre-vingt-dix-huit louis au-dessus du fonds de réserve, dit le banquier qui avait été surveillé.

– Donnez-les à M. de Beausire et à moi, ce n'est pas trop ? demanda Manoël.

– Donnez-en les deux tiers, laissez le tiers au reste de l'ambassade, dit Beausire avec une générosité qui concilia tous les suffrages.

De cette façon, don Manoël et Beausire reçurent cent trente-deux louis d'or, et soixante-six restèrent aux autres.

On se sépara, les rendez-vous étant pris pour le lendemain. Beausire se hâta de rouler son domino sous son bras et de courir rue Dauphine, où il espérait retrouver Mlle Oliva en possession de tout ce qu'elle avait de vertus anciennes et de nouveaux louis d'or.

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