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Chapitre XV
Le cardinal de Rohan

Le lendemain, Jeanne, sans se décourager, recommença toilette d'appartement et toilette de femme.

Le miroir lui avait appris que M. de Rohan viendrait, pour peu qu'il eût entendu parler d'elle.

Sept heures sonnaient donc, et le feu du salon brûlait dans tout son éclat, lorsqu'un carrosse roula dans la descente de la rue Saint-Claude.

Jeanne n'avait pas encore eu le temps de se mettre à la fenêtre et de s'impatienter.

De ce carrosse descendit un homme enveloppé d'une grosse redingote ; puis, la porte de la maison s'étant refermée sur cet homme, le carrosse alla dans une petite rue voisine attendre le retour du maître.

Bientôt, la sonnette retentit, et le cœur de Mme de La Motte battit si fort qu'on eût pu l'entendre.

Mais, honteuse de céder à une émotion déraisonnable, Jeanne commanda le silence à son cœur, arrangea du mieux qu'il lui fut possible une broderie sur la table, un air nouveau sur le clavecin, une gazette au coin de la cheminée.

Au bout de quelques secondes, dame Clotilde vint annoncer à Mme la comtesse :

– La personne qui avait écrit avant-hier.

– Faites entrer, répliqua Jeanne.

Un pas léger, des souliers craquants, un beau personnage vêtu de velours et de soie, portant haut la tête et paraissant grand de dix coudées dans ce petit appartement, voilà ce que vit Jeanne en se levant pour recevoir.

Elle avait été frappée désagréablement de l'incognito gardé par la personne.

Aussi, se décidant à prendre tout l'avantage de la femme qui a réfléchi :

– à qui ai-je l'honneur de parler ? dit-elle avec une révérence, non pas de protégée, mais de protectrice.

Le prince regarda la porte du salon derrière laquelle la vieille avait disparu.

– Je suis le cardinal de Rohan, répliqua-t-il.

Ce à quoi Mme de La Motte, feignant de rougir et de se confondre en humilités, répondit par une révérence comme on en fait aux rois.

Puis elle avança un fauteuil et, au lieu de se placer sur une chaise, ainsi que l'eût voulu l'étiquette, elle se mit dans le grand fauteuil. Le cardinal, voyant que chacun pouvait prendre ses aises, plaça son chapeau sur la table, et, regardant en face Jeanne qui le regardait aussi :

– Il est donc vrai, mademoiselle ?... dit-il.

– Madame, interrompit Jeanne.

– Pardon. J'oubliais... Il est donc vrai, madame ?

– Mon mari s'appelle le comte de La Motte, monseigneur.

– Parfaitement, parfaitement, gendarme du roi ou de la reine ?

– Oui, monseigneur.

– Et vous, madame, dit-il, vous êtes née Valois ?

– Valois, oui, monseigneur.

– Grand nom ! dit le cardinal en croisant les jambes, nom rare, éteint.

Jeanne devina le doute du cardinal.

– éteint ; non pas, monseigneur, dit-elle, puisque je le porte et que j'ai un frère baron de Valois.

– Reconnu ?

– Il n'est pas besoin qu'il soit reconnu, monseigneur ; mon frère peut être riche ou pauvre, il ne sera pas moins ce qu'il est né, baron de Valois.

– Madame, contez-moi un peu cette transmission, je vous prie. Vous m'intéressez ; j'aime le blason.

Jeanne conta simplement, nonchalamment, ce que le lecteur sait déjà.

Le cardinal écoutait et regardait.

Il ne prenait pas la peine de dissimuler ses impressions. à quoi bon ? il ne croyait ni au mérite ni à la qualité de Jeanne ; il la voyait jolie, pauvre ; il regardait, c'était assez.

Jeanne, qui s'apercevait de tout, devina la mauvaise idée du futur protecteur.

– De sorte, dit M. de Rohan avec insouciance, que vous avez été réellement malheureuse ?

– Je ne me plains pas, monseigneur.

– En effet, on m'avait beaucoup exagéré les difficultés de votre position.

Il regarda autour de lui.

– Ce logement est commode, agréablement meublé.

– Pour une grisette, sans doute, répliqua durement Jeanne, impatiente d'engager l'action. Oui, monseigneur.

Le cardinal fit un mouvement.

– Quoi ! dit-il, vous appelez ce mobilier un mobilier de grisette ?

– Je ne crois pas, monseigneur, dit-elle, que vous puissiez l'appeler un mobilier de princesse.

– Et vous êtes princesse, dit-il avec une de ces imperceptibles ironies que les esprits très distingués ou les gens de grande race ont seuls le secret de mêler à leur langage sans devenir tout à fait impertinents.

– Je suis née Valois, monseigneur, comme vous Rohan. Voilà tout ce que je sais, dit-elle.

Et ces mots furent prononcés avec tant de douce majesté du malheur qui se révolte, majesté de la femme qui se sent méconnue, ils furent si harmonieux et si dignes à la fois, que le prince ne fut pas blessé et que l'homme fut ému.

– Madame, dit-il, j'oubliais que mon premier mot eût dû être une excuse. Je vous avais écrit hier que je viendrais ici, mais j'avais affaire à Versailles, pour la réception de M. de Suffren. J'ai dû renoncer au plaisir de vous visiter.

– Monseigneur me fait encore trop d'honneur d'avoir songé à moi aujourd'hui, et M. le comte de La Motte, mon mari, regrettera bien plus vivement encore l'exil où le tient la misère, puisque cet exil l'empêche de jouir d'une si illustre présence.

Ce mot « mari » appela l'attention du cardinal.

– Vous vivez seule, madame ? dit-il.

– Absolument seule, monseigneur.

– C'est beau de la part d'une femme jeune et jolie.

– C'est simple, monseigneur, de la part d'une femme qui serait déplacée en toute autre société que celle dont sa pauvreté l'éloigne.

Le cardinal se tut.

– Il paraît, reprit-il, que les généalogistes ne contestent pas votre généalogie ?

– à quoi cela me sert-il ? dit dédaigneusement Jeanne, en relevant par un geste charmant les petits anneaux frisés et poudrés des tempes.

Le cardinal rapprocha son fauteuil, comme pour atteindre au feu avec ses pieds.

– Madame, dit-il, je voudrais savoir et j'ai voulu savoir à quoi je puis vous être utile.

– Mais à rien, monseigneur.

– Comment à rien ?

– Votre éminence me comble d'honneur, certainement.

– Parlons plus franc.

– Je ne saurais être plus franche que je ne le suis, monseigneur.

– Vous vous plaigniez tout à l'heure, dit le cardinal en regardant autour de lui comme pour rappeler à Jeanne ce qu'elle avait dit du mobilier de la grisette.

– Certes, oui, je me plaignais.

– Eh bien ! alors, madame ?

– Eh bien ! monseigneur, je vois que Votre éminence veut me faire l'aumône, n'est-ce pas ?

– Oh ! madame !...

– Pas autre chose. L'aumône, je la recevais, mais je ne la recevrai plus.

– Qu'est-ce à dire ?

– Monseigneur, je suis assez humiliée depuis quelque temps ; il n'est plus possible pour moi d'y résister.

– Madame, vous abusez des mots. Dans le malheur on n'est pas déshonorée...

– Même avec le nom que je porte ! Voyons, mendieriez-vous, vous, monsieur de Rohan ?

– Je ne parle pas de moi, dit le cardinal avec un embarras mêlé de hauteur.

– Monseigneur, je ne connais que deux façons de demander l'aumône : en carrosse ou à la porte d'une église : avec or et velours ou en haillons. Eh bien ! tout à l'heure je n'attendais pas l'honneur de votre visite ; je me croyais oubliée.

– Ah ! vous saviez donc que c'était moi qui avais écrit ? dit le cardinal.

– N'ai-je pas vu vos armes sur le cachet de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ?

– Cependant, vous avez feint de ne point me reconnaître.

– Parce que vous ne me faisiez pas l'honneur de vous faire annoncer.

– Eh bien ! cette fierté me plaît, dit vivement le cardinal, en regardant avec une attention complaisante les yeux animés, la physionomie hautaine de Jeanne.

– Je disais donc, reprit celle-ci, que j'avais pris avant de vous voir la résolution de laisser là ce misérable manteau qui voile ma misère, qui couvre la nudité de mon nom, et de m'en aller en haillons, comme toute mendiante chrétienne, implorer mon pain, non pas de l'orgueil, mais de la charité des passants.

– Vous n'êtes pas à bout de ressources, j'espère, madame ?

Jeanne ne répondit pas.

– Vous avez une terre quelconque, fût-elle hypothéquée ; des bijoux de famille : celui-ci, par exemple ?

Il montrait une boîte avec laquelle jouaient les doigts blancs et délicats de la jeune femme.

– Ceci ? dit-elle.

– Une boîte originale, sur ma parole. Permettez-vous ?

Il la prit.

– Ah ! un portrait !

Aussitôt, il fit un mouvement de surprise.

– Vous connaissez l'original de ce portrait ? demanda Jeanne.

– C'est celui de Marie-Thérèse.

– De Marie-Thérèse ?

– Oui, l'impératrice d'Autriche.

– En vérité ! s'écria Jeanne. Vous croyez, monseigneur ?

Le cardinal se mit de plus belle à regarder la boîte.

– D'où tenez-vous cela ? demanda-t-il.

– Mais d'une dame qui est venue avant-hier.

– Chez vous ?

– Chez moi.

– D'une dame ?...

Et le cardinal regarda la boîte avec une nouvelle attention.

– Je me trompe, monseigneur, reprit la comtesse, il y avait deux dames.

– Et l'une de ces deux dames vous a remis la boîte que voici ? demanda-t-il avec défiance.

– Elle ne me l'a pas donnée, non.

– Comment est-elle entre vos mains, alors ?

– Elle l'a oubliée chez moi.

Le cardinal demeura pensif, tellement pensif que la comtesse de Valois en fut intriguée, et songea qu'il était à propos qu'elle se tînt sur ses gardes.

Puis le cardinal leva la tête, et regardant attentivement la comtesse :

– Et comment s'appelle cette dame ? Vous me pardonnerez, n'est-ce pas, dit-il, de vous adresser cette question ; j'en suis tout honteux moi-même et je me fais l'effet d'un juge.

– En effet, monseigneur, dit Mme de La Motte, la question est étrange.

– Indiscrète, peut-être, mais étrange...

– étrange, je le répète Si je connaissais la dame qui a laissé ici cette bonbonnière...

– Eh bien ?

– Eh bien ! je la lui eusse déjà renvoyée. Sans doute elle y tient, et je ne voudrais pas payer par une inquiétude de quarante-huit heures sa gracieuse visite.

– Ainsi, vous ne la connaissez pas...

– Non, je sais seulement que c'est la dame supérieure d'une maison de charité...

– De Paris ?

– De Versailles...

– De Versailles ?... la supérieure d'une maison de charité ?...

– Monseigneur, j'accepte des femmes, les femmes n'humilient pas une femme pauvre en lui portant secours et cette dame, que des avis charitables avaient éclairée sur ma position, a mis cent louis sur ma cheminée en me faisant visite.

– Cent louis ! dit le cardinal avec surprise.

Puis, voyant qu'il pouvait blesser la susceptibilité de Jeanne – en effet, Jeanne avait fait un mouvement :

– Pardon, madame, ajouta-t-il, je ne m'étonne pas qu'on vous ait donné cette somme. Vous méritez au contraire toute la sollicitude des gens charitables, et votre naissance leur fait une loi de vous être utile. C'est seulement le titre de dame de charité qui m'étonne ; les dames de charité font d'habitude des aumônes plus légères. Pourriez-vous me faire le portrait de cette dame, comtesse ?

– Difficilement, monseigneur, répliqua Jeanne, pour aiguiser la curiosité de son interlocuteur.

– Comment, difficilement ? puisqu'elle est venue ici.

– Sans doute. Cette dame, qui ne voulait probablement pas être reconnue, cachait son visage dans une calèche assez ample ; en outre, elle était enveloppée de fourrures. Cependant...

La comtesse eut l'air de chercher.

– Cependant, répéta le cardinal.

– J'ai cru voir... Je n'affirme pas, monseigneur...

– Qu'avez-vous cru voir ?

– Des yeux bleus.

– La bouche ?

– Petite, quoique les lèvres un peu épaisses, la lèvre inférieure surtout.

– De haute ou de moyenne taille ?

– De moyenne taille.

– Les mains ?

– Parfaites.

– Le col ?

– Long et mince.

– La physionomie ?

– Sévère et noble.

– L'accent ?

– Légèrement embarrassé. Mais vous connaissez peut-être cette dame, monseigneur ?

– Comment la connaîtrais-je, madame la comtesse ? demanda vivement le prélat.

– Mais à la façon dont vous me questionnez, monseigneur, ou même par la sympathie que tous les ouvriers de bonnes œuvres éprouvent les uns pour les autres.

– Non, madame, non, je ne la connais pas.

– Cependant, monseigneur, si vous aviez quelque soupçon ?...

– Mais à quel propos ?

– Inspiré par ce portrait, par exemple ?

– Ah ! répliqua vivement le cardinal, qui craignait d'en avoir trop laissé soupçonner, oui, certes, ce portrait...

– Eh bien ! ce portrait, monseigneur ?

– Eh bien ! ce portrait me fait toujours l'effet d'être...

– Celui de l'impératrice Marie-Thérèse, n'est-ce pas ?

– Mais je crois que oui.

– Alors vous pensez ?...

– Je pense que vous aurez reçu la visite de quelque dame allemande, de celles, par exemple, qui ont fondé une maison de secours...

– à Versailles ?

– à Versailles, oui, madame.

Et le cardinal se tut.

Mais on voyait clairement qu'il doutait encore, et que la présence de cette boîte dans la maison de la comtesse avait renouvelé toutes ses défiances.

Seulement, ce que Jeanne ne distinguait pas complètement, ce qu'elle cherchait vainement d'expliquer, c'était le fond de la pensée du prince, pensée visiblement désavantageuse pour elle, et qui n'allait à rien de moins qu'à la soupçonner de lui tendre un piège avec des apparences.

En effet, on pouvait avoir su l'intérêt que le cardinal prenait aux affaires de la reine, c'était un bruit de cour qui était loin d'être demeuré même à l'état de demi-secret, et nous avons signalé tout le soin que mettaient certains ennemis à entretenir l'animosité entre la reine et son grand aumônier.

Ce portrait de Marie-Thérèse, cette boîte dont elle se servait habituellement et que le cardinal lui avait vue cent fois entre les mains, comment cela se trouvait-il entre les mains de Jeanne la mendiante ?

La reine était-elle réellement venue ici elle-même dans ce pauvre logis ?

Si elle était venue, était-elle restée inconnue à Jeanne ? Pour un motif quelconque, dissimulait-elle l'honneur qu'elle avait reçu ?

Le prélat doutait.

Il doutait déjà la veille. Le nom de Valois lui avait appris à se tenir en garde, et voilà qu'il ne s'agissait plus d'une femme pauvre, mais d'une princesse secourue par une reine apportant ses bienfaits en personne.

Marie-Antoinette était-elle charitable à ce point ?

Tandis que le cardinal doutait ainsi, Jeanne, qui ne le perdait pas de vue, Jeanne, à qui aucun des sentiments du prince n'échappait, Jeanne était au supplice C'est, en effet, un véritable martyre, pour les consciences chargées d'une arrière-pensée, que le doute de ceux que l'on voudrait convaincre avec la vérité pure.

Le silence était embarrassant pour tous deux ; le cardinal le rompit par une nouvelle interruption.

– Et la dame qui accompagnait votre bienfaitrice, l'avez-vous remarquée ? Pouvez-vous me dire quel air elle avait ?

– Oh ! celle-là, je l'ai bien vue, dit la comtesse ; elle est grande et belle, elle a le visage résolu, le teint superbe, les formes riches.

– Et l'autre dame ne l'a pas nommée ?

– Si fait, une fois, mais par son nom de baptême.

– Et de son nom de baptême elle s'appelle ?

– Andrée.

– Andrée ! s'écria le cardinal.

Et il tressaillit.

Ce mouvement n'échappa pas plus que les autres à la comtesse de La Motte.

Le cardinal savait maintenant à quoi s'en tenir, le nom d'Andrée lui avait enlevé tous ses doutes.

En effet, la surveille, on savait que la reine était venue à Paris avec Mlle de Taverney. Certaine histoire de retard, de porte fermée, de querelle conjugale entre le roi et la reine avait couru dans Versailles.

Le cardinal respira.

Il n'y avait ni piège ni complot rue Saint-Claude. Mme de La Motte lui parut belle et pure comme l'ange de la candeur.

Pourtant il fallait tenter une dernière épreuve. Le prince était diplomate.

– Comtesse, dit-il, une chose m'étonne par-dessus tout, je l'avouerai.

– Laquelle, monseigneur ?

– C'est qu'avec votre nom et vos titres vous ne vous soyez pas adressée au roi.

– Au roi ?

– Oui.

– Mais, monseigneur, je lui ai envoyé vingt placets, vingt suppliques, au roi.

– Sans résultat ?

– Sans résultat.

– Mais, à défaut du roi, tous les princes de la maison royale eussent accueilli vos réclamations. M. le duc d'Orléans, par exemple, est charitable, et puis il aime à faire souvent ce que ne fait pas le roi.

– J'ai fait solliciter Son Altesse le duc d'Orléans, monseigneur, mais inutilement.

– Inutilement ! Cela m'étonne.

– Que voulez-vous, quand on n'est pas riche ou qu'on n'est pas recommandée, on voit chaque placet s'engloutir dans l'antichambre des princes.

– Il y a encore Mgr le comte d'Artois. Les gens dissipés font parfois de meilleures actions que les gens charitables.

– Il en a été de Mgr le comte d'Artois comme de Son Altesse le duc d'Orléans, comme de Sa Majesté le roi de France.

– Mais enfin, il y a Mesdames, tantes du roi. Oh ! celles-là, comtesse, ou je me trompe fort, ou elles ont dû vous répondre favorablement.

– Non, monseigneur.

– Oh ! je ne puis croire que Mme Elisabeth, sœur du roi, ait eu le cœur insensible.

– C'est vrai, monseigneur. Son Altesse Royale, sollicitée par moi, avait promis de me recevoir ; mais je ne sais vraiment comment cela s'est fait, après avoir reçu mon mari, elle n'a plus voulu, quelques instances que j'aie faites auprès d'elle, daigner donner de ses nouvelles.

– C'est étrange, en vérité ! dit le cardinal.

Puis, soudain, et comme si cette pensée se présentait seulement à cette heure en son esprit :

– Mais, mon Dieu ! s'écria-t-il, nous oublions...

– Quoi ?

– Mais la personne à laquelle vous eussiez dû vous adresser d'abord.

– Et à qui eussé-je dû m'adresser ?

– à la dispensatrice des faveurs, à celle qui n'a jamais refusé un secours mérité, à la reine.

– à la reine ?

– Oui, à la reine. L'avez-vous vue ?

– Jamais, répondit Jeanne avec une parfaite simplicité.

– Comment, vous n'avez pas présenté de supplique à la reine ?

– Jamais.

– Vous n'avez jamais cherché à obtenir de Sa Majesté une audience ?

– J'ai cherché, mais je n'ai point réussi.

– Au moins avez-vous dû essayer de vous placer sur son passage, pour vous faire remarquer, pour vous faire appeler à la cour. C'était un moyen.

– Je ne l'ai jamais employé.

– En vérité, madame, vous me dites des choses incroyables.

– Non, en vérité, je n'ai jamais été que deux fois à Versailles, et je n'y ai vu que deux personnes, M. le docteur Louis, qui avait soigné mon malheureux père à l'Hôtel-Dieu, et M. le baron de Taverney, à qui j'étais recommandée.

– Que vous a dit M. de Taverney ? Il était tout à fait en mesure de vous acheminer vers la reine.

– Il m'a répondu que j'étais bien maladroite.

– Comment cela ?

– De revendiquer comme un titre à la bienveillance du roi une parenté qui devait naturellement contrarier Sa Majesté, puisque jamais parent pauvre ne plaît.

– C'est bien le baron égoïste et brutal, dit le prince.

Puis, réfléchissant à cette visite d'Andrée chez la comtesse :

« Chose bizarre, pensa-t-il, le père évite la solliciteuse, et la reine amène la fille chez elle. En vérité, il doit sortir quelque chose de cette contradiction ».

– Foi de gentilhomme ! reprit-il tout haut, je suis émerveillé d'entendre dire à une solliciteuse, à une femme de la première noblesse, qu'elle n'a jamais vu le roi ni la reine.

– Si ce n'est en peinture, dit Jeanne en souriant.

– Eh bien ! s'écria le cardinal, convaincu cette fois de l'ignorance et de la sincérité de la comtesse, je vous mènerai, s'il le faut, moi-même à Versailles, et je vous en ferai ouvrir les portes.

– Oh ! monseigneur, que de bontés ! s'écria la comtesse au comble de la joie.

Le cardinal se rapprocha d'elle.

– Mais il est impossible, dit-il, qu'avant peu de temps tout le monde ne s'intéresse pas à vous.

– Hélas ! monseigneur, dit Jeanne avec un adorable soupir, le croyez-vous sincèrement ?

– Oh ! j'en suis sûr.

– Je crois que vous me flattez, monseigneur.

Et elle le regarda fixement.

En effet, ce changement subit avait droit de surprendre la comtesse, elle que le cardinal, dix minutes auparavant, traitait avec une légèreté toute princière.

Le regard de Jeanne, décoché comme par la flèche d'un archer, frappa le cardinal soit dans son cœur soit dans sa sensualité. Il renfermait ou le feu de l'ambition ou le feu du désir ; mais c'était du feu.

Monseigneur de Rohan, qui se connaissait en femmes, dut s'avouer en lui-même qu'il en avait vu peu d'aussi séduisantes.

« Ah ! par ma foi ! se dit-il avec cette arrière-pensée éternelle des gens de cour élevés pour la diplomatie, ah ! par ma foi ! il serait trop extraordinaire ou trop heureux que je rencontrasse à la fois et une honnête femme qui a les dehors d'une rusée, et dans la misère une protectrice toute-puissante. »

– Monseigneur, interrompit la sirène, vous gardez parfois un silence qui m'inquiète ; pardonnez-moi de vous le dire.

– En quoi, comtesse ? demanda le cardinal.

– En ceci, monseigneur : un homme comme vous ne manque jamais de politesse qu'avec deux sortes de femmes.

– Oh ! mon Dieu ! qu'allez-vous me dire, comtesse ? Sur ma parole ! vous m'effrayez.

Il lui prit la main.

– Oui, répondit la comtesse, avec deux sortes de femmes, je l'ai dit et je le répète.

– Lesquelles, voyons ?

– Des femmes qu'on aime trop, ou des femmes qu'on n'estime pas assez.

– Comtesse, comtesse, vous me faites rougir. J'aurais moi-même manqué de politesse envers vous ?

– Dame !

– Ne dites point cela, ce serait affreux !

– En effet, monseigneur, car vous ne pouvez m'aimer trop, et je ne vous ai point, jusqu'à présent du moins, donné le droit de m'estimer trop peu.

Le cardinal prit la main de Jeanne.

– Oh ! comtesse, en vérité, vous me parlez comme si vous étiez fâchée contre moi.

– Non, monseigneur, car vous n'avez pas encore mérité ma colère.

– Et je ne la mériterai jamais, madame, à partir de ce jour où j'ai eu le plaisir de vous voir et de vous connaître.

« Oh ! mon miroir, mon miroir ! » pensa Jeanne.

– Et, à partir de ce jour, continua le cardinal, ma sollicitude ne vous quittera plus.

– Oh ! tenez, monseigneur, dit la comtesse qui n'avait pas retiré sa main des mains du cardinal, assez comme cela.

– Que voulez-vous dire ?

– Ne me parlez pas de votre protection.

– à Dieu ne plaise que je prononce ce mot protection ! Oh ! madame, ce n'est pas vous qu'il humilierait, c'est moi.

– Alors, monsieur le cardinal, admettons une chose qui va me flatter infiniment...

– Si cela est, madame, admettons cette chose.

– Admettons, monseigneur, que vous avez rendu une visite de politesse à Mme de La Motte-Valois. Rien de plus.

– Mais rien de moins alors, répondit le galant cardinal.

Et portant les doigts de Jeanne à ses lèvres, il y imprima un assez long baiser.

La comtesse retira sa main.

– Oh ! politesse, dit le cardinal avec un goût et un sérieux exquis.

Jeanne rendit sa main, sur laquelle cette fois le prélat appuya un baiser tout respectueux.

– Ah ! c'est fort bien ainsi, monseigneur.

Le cardinal s'inclina.

– Savoir, continua la comtesse, que je posséderai une part, si faible qu'elle soit, dans l'esprit si éminent et si occupé d'un homme tel que vous, voilà, je vous jure, de quoi me consoler un an.

– Un an ! c'est bien court... Espérons plus, comtesse.

– Eh bien ! je ne dis pas non, monsieur le cardinal, répondit-elle en souriant.

Monsieur le cardinal tout court était une familiarité dont, pour la seconde fois, se rendait coupable Mme de La Motte. Le prélat, irritable dans son orgueil, aurait pu s'en étonner ; mais les choses en étaient à ce point, que non seulement il ne s'en étonna pas, mais encore qu'il en fut satisfait comme d'une faveur.

– Ah ! de la confiance, s'écria-t-il en se rapprochant encore. Tant mieux, tant mieux.

– J'ai confiance, oui, monseigneur, parce que je sens dans Votre éminence...

– Vous disiez monsieur tout à l'heure, comtesse.

– Il faut me pardonner, monseigneur ; je ne connais pas la cour. Je dis donc que j'ai confiance, parce que vous êtes capable de comprendre un esprit comme le mien, aventureux, brave, et un cœur tout pur. Malgré les épreuves de la pauvreté, malgré les combats que m'ont livrés de vils ennemis, Votre éminence saura prendre en moi, c'est-à-dire en ma conversation, ce qu'il y a de digne d'elle. Votre éminence saura me témoigner de l'indulgence pour le reste.

– Nous voilà donc amis, madame. C'est signé, juré ?

– Je le veux bien.

Le cardinal se leva et s'avança vers Mme de La Motte ; mais, comme il avait les bras un peu trop ouverts pour un simple serment... légère et souple, la comtesse évita le cercle.

– Amitié à trois ! dit-elle avec un inimitable accent de raillerie et d'innocence.

– Comment, amitié à trois ? demanda le cardinal.

– Sans doute ; est-ce qu'il n'y a pas, de par le monde, un pauvre gendarme, un exilé, qu'on appelle le comte de La Motte ?

– Oh ! comtesse, quelle déplorable mémoire vous possédez !

– Mais il faut bien que je vous parle de lui, puisque vous ne m'en parlez pas, vous.

– Savez-vous pourquoi je ne vous parle pas de lui, comtesse ?

– Dites un peu.

– C'est qu'il parlera toujours bien assez lui-même ; les maris ne s'oublient jamais, croyez-moi bien.

– Et s'il parle de lui ?

– Alors on parlera de vous, alors on parlera de nous.

– Comment cela ?

– On dira, par exemple, que M. le comte de La Motte a trouvé bon, ou trouvé mauvais, que M. le cardinal de Rohan vînt trois, quatre ou cinq fois la semaine visiter Mme de La Motte, rue Saint-Claude.

– Ah ! mais vous m'en direz tant, monsieur le cardinal ! Trois, quatre ou cinq fois la semaine ?

– Où serait l'amitié alors, comtesse ? J'ai dit cinq fois ; je me trompais. C'est six ou sept qu'il faut dire, sans compter les jours bissextiles.

Jeanne se mit à rire.

Le cardinal remarqua qu'elle faisait pour la première fois honneur à ses plaisanteries, et il en fut encore flatté.

– Empêcherez-vous qu'on ne parle ? dit-elle ; vous savez bien que c'est chose impossible.

– Oui, répliqua-t-il.

– Et comment ?

– Oh ! une chose toute simple ; à tort ou à raison, le peuple de Paris me connaît.

– Oh ! certes, et à raison, monseigneur.

– Mais vous, il a le malheur de ne pas vous connaître.

– Eh bien !

– Déplaçons la question.

– Déplacez-la, c'est-à-dire...

– Comme vous voudrez... Si, par exemple...

– Achevez.

– Si vous sortiez au lieu de me faire sortir ?

– Que j'aille dans votre hôtel, moi, monseigneur ?

– Vous iriez bien chez un ministre.

– Un ministre n'est pas un homme, monseigneur.

– Vous êtes adorable. Eh bien ! il ne s'agit pas de mon hôtel, j'ai une maison.

– Une petite maison, tranchons le mot.

– Non pas, une maison à vous.

– Ah ! fit la comtesse, une maison à moi ! Et où cela ? Je ne me connaissais pas cette maison.

Le cardinal, qui s'était rassis, se leva.

– Demain, à dix heures du matin, vous en recevrez l'adresse.

La comtesse rougit, le cardinal lui prit galamment la main.

Et cette fois le baiser fut respectueux, tendre et hardi tout ensemble.

Tous deux se saluèrent alors avec ce reste de cérémonie souriante qui indique une prochaine intimité.

– éclairez à monseigneur, cria la comtesse.

La vieille parut et éclaira.

Le prélat sortit.

« Eh ! mais, pensa Jeanne, voilà un grand pas fait dans le monde, ce me semble »

« Allons, allons, pensa le cardinal, en montant dans son carrosse, j'ai fait une double affaire. Cette femme a trop d'esprit pour ne pas prendre la reine comme elle m'a pris. »

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