Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre VI
Le prince de Cellamare.

Sur cette invitation, un homme grand, mince, grave et digne, au teint hâlé par le soleil, entra enveloppé dans son manteau, et d'un seul coup d'oeil embrassa tout ce qu'il y avait dans cette chambre, hommes et choses. Le chevalier reconnut l'ambassadeur de Leurs Majestés Catholiques, le prince de Cellamare.
- Eh bien ! prince, demanda la duchesse, que dites-vous de nouveau ?
- Je dis, madame, répondit le prince en lui baisant respectueusement la main et en jetant son manteau sur un fauteuil, je dis que Votre Altesse Sérénissime devrait bien changer de cocher. Je lui prédis malheur si elle garde à son service le drôle qui m'a conduit ici : il m'a tout l'air d'être payé par le régent pour rompre le cou à Votre Altesse et à ses amis.
Chacun éclata de rire et particulièrement le cocher lui-même, qui, sans façon, était entré derrière le prince et qui, jetant sa houppelande et son chapeau sur une chaise voisine du fauteuil où le prince de Cellamare avait déposé son manteau, montra un homme de haute mine, âgé de trente-cinq à quarante ans à peu près, ayant tout le bas de la figure caché par une mentonnière de taffetas noir.
- Entendez-vous, mon cher Laval, ce que le prince dit de vous ? demanda la duchesse.
- Oui, oui, dit Laval, on lui en donnera des Montmorency pour qu'il les traite de cette façon-là ! Ah ! monsieur le prince, les premiers barons chrétiens ne sont pas dignes de vous servir de cochers ? Peste ! vous êtes bien difficile. En avez-vous beaucoup, à Naples, de cochers qui datent de Robert le Fort ?
- Comment ! c'était vous, mon cher comte ? dit le prince en lui tendant la main.
- Moi-même, prince. Madame la duchesse a envoyé son cocher faire la mi- carême dans sa famille, et m'a pris à son service pour cette nuit ; elle a pensé que c'était plus sûr.
- Et madame la duchesse a bien fait, dit le cardinal de Polignac ; on ne peut prendre trop de précautions.
- Oui-da ! Votre Eminence, dit Laval. Je voudrais bien savoir si vous seriez du même avis après avoir passé la moitié de la nuit sur le siège d'une voiture, d'abord pour aller chercher monsieur d'Harmental au bal de l'opéra et ensuite pour aller prendre le prince à l'hôtel Colbert ?
- Comment ! dit d'Harmental, c'est vous, monsieur le comte, qui avez eu la bonté ?
- Oui, c'est moi, jeune homme, répondit Laval, et j'aurais été au bout du monde pour vous ramener ici, car je vous connais, vous êtes un brave : c'est vous qui êtes entré un des premiers à Denain et qui avez pris d'Albemarle. Vous avez eu le bonheur de ne pas y laisser la moitié de votre mâchoire, comme j'ai laissé la moitié de la mienne en Italie, et vous avez eu raison, car c'eût été un motif de plus de vous ôter votre régiment, comme ils l'ont fait, du reste.
- Nous vous rendrons tout cela, chevalier, soyez tranquille, et au centuple, dit la duchesse ; mais, pour le moment, parlons de l'Espagne. Prince, vous avez reçu des nouvelles d'Alberoni, m'a dit Pompadour ?
- Oui, Votre Altesse.
- Quelles sont-elles ?
- Bonnes et mauvaises à la fois. Sa Majesté Philippe V est dans un de ses moments de mélancolie, et on ne peut le déterminer à rien. Il ne peut croire au traité de la quadruple alliance.
- Il n'y peut croire ! s'écria la duchesse, et ce traité doit être signé à cette heure ! et dans huit jours Dubois l'aura apporté ici !
- Je le sais, Votre Altesse, reprit froidement Cellamare ; mais Sa Majesté Catholique ne le sait pas.
- Ainsi, il nous abandonne à nous-mêmes ?
- Mais... à peu près.
- Mais alors, que fait donc la reine, et à quoi aboutissent toutes ses belles promesses et ce prétendu empire qu'elle a sur son mari ?
- Cet empire, Madame, elle promet de vous en donner des preuves lorsque quelque chose sera fait.
- Oui, dit le cardinal de Polignac ; et puis elle nous manquera de parole !
- Non, Votre Eminence : je me fais son garant.
- Ce que je vois de plus clair dans tout cela, dit Laval, c'est qu'il faut compromettre le roi ; une fois compromis, il marchera.
- Allons donc ! dit Cellamare, voilà que nous approchons.
- Mais comment le compromettre, demanda la duchesse du Maine, sans lettre de lui, sans message, même verbal, à cinq cents lieues de distance ?
- N'a-t-il pas son représentant à Paris, et ce représentant n'est-il pas chez vous à cette heure, madame ?
- Tenez, prince, dit la duchesse, vous avez des pouvoirs plus étendus que vous ne voulez l'avouer.
- Non ; mes pouvoirs se bornent à vous dire que la citadelle de Tolède et la forteresse de Saragosse sont à votre service. Trouvez le moyen d'y faire entrer le régent, et Leurs Majestés Catholiques fermeront si bien la porte sur lui qu'il n'en sortira plus, je vous en réponds.
- C'est impossible, dit monsieur de Polignac.
- Impossible ! et pourquoi ? s'écria d'Harmental. Rien de plus simple, au contraire, surtout avec la vie que mène monsieur le régent. Que faut-il pour cela ? Huit ou dix hommes de coeur, une voiture bien fermée, et des relais jusqu'à Bayonne.
- J'ai déjà offert de m'en charger, dit Laval.
- Et moi aussi, dit Pompadour.
- Vous ne pouvez, vous, dit la duchesse, si la chose échouait, le régent, qui vous connaît, saurait à qui il a eu affaire, et vous seriez perdus.
- C'est fâcheux, dit froidement Cellamare, car, arrivé à Tolède ou à Saragosse il y a la grandesse pour celui qui aura réussi.
- Et le cordon bleu, ajouta madame du Maine, à son retour à Paris.
- Oh ! silence, je vous en supplie, madame, dit d'Harmental, car si Votre Altesse dit de pareilles choses, le dévouement prendra un air d'ambition qui lui ôtera tout son mérite. J'allais m'offrir pour tenter l'entreprise, moi que le régent ne connaît pas, mais voilà que j'hésite maintenant. Et cependant, j'oserais dire que je me crois digne de la confiance de Votre Altesse, et capable de la justifier.
- Comment, chevalier ! s'écria la duchesse, vous risqueriez ?...
- Ma vie. C'est tout ce que je puis risquer. Je croyais que je l'avais déjà offerte à Votre Altesse et que Votre Altesse l'avait acceptée. M'étais-je trompé ?
- Non, non, chevalier, dit vivement la duchesse, et vous êtes un brave et loyal gentilhomme. Il y a des pressentiments, je l'ai toujours cru, et du moment où Valef a prononcé votre nom en me disant que vous étiez tel que vous êtes, j'ai eu l'idée que tout nous viendrait de vous. Messieurs, vous entendez ce que dit le chevalier. En quoi pouvez-vous l'aider, voyons ?
- En tout ce qu'il voudra, dirent Laval et Pompadour.
- Les coffres de Leurs Majestés Catholiques sont à sa disposition, dit le prince de Cellamare, et il y peut puiser à pleines mains.
- Merci, messieurs, dit d'Harmental en se tournant vers le comte de Laval et vers le marquis de Pompadour ; vous ne feriez, connus comme vous l'êtes, que rendre l'entreprise plus difficile. Occupez-vous seulement de me procurer un passeport pour l'Espagne, comme si j'étais chargé d'y conduire quelque prisonnier d'importance. Cela doit être facile.
- Je m'en charge, dit l'abbé Brigaud, j'aurai chez monsieur d'Argenson une feuille toute préparée qu'il n'y aura plus qu'à remplir.
- Voyez ce cher Brigaud, dit Pompadour, il ne parle pas souvent, mais il parle bien.
- C'est lui qui devrait être cardinal, dit la duchesse bien plutôt que certains grands seigneurs que je connais ; mais une fois que nous disposerons du bleu et du rouge, soyez tranquilles, messieurs, nous n'en serons point avares. Maintenant, chevalier, vous avez entendu ce que vous a dit le prince : si vous avez besoin d'argent...
- Malheureusement, répondit d'Harmental, je ne suis point assez riche pour refuser l'offre de Son Excellence, et, lorsque je serai arrivé à la fin d'un millier de pistoles peut-être que j'ai chez moi, il faudra bien que j'aie recours à vous.
- A lui, à moi, à nous tous, chevalier, car chacun, en pareille circonstance, doit se taxer selon ses moyens. J'ai peu d'argent comptant, mais j'ai force diamants et perles ; ainsi ne vous laissez manquer de rien, je vous prie. Tout le monde n'a pas votre désintéressement, et il y a des dévouements qui ne s'achètent qu'à prix d'or.
Mais enfin, monsieur, avez-vous bien songé dans quelle entreprise vous vous jetez ? Si vous étiez pris !
- Que Votre Eminence se rassure, répondit dédaigneusement d'Harmental, j'ai assez à me plaindre de monsieur le régent pour que l'on croie, si je suis pris, que c'est une affaire entre lui et moi, et que ma vengeance est toute personnelle.
- Mais enfin, dit le comte de Laval, il faudrait une espèce de lieutenant dans cette entreprise, un homme sur lequel vous puissiez compter. Avez vous quelqu'un ?
- Je crois que oui, répondit d'Harmental. Seulement il faudrait que je fusse prévenu chaque matin de ce que le régent fera chaque soir. Monsieur le prince de Cellamare, comme ambassadeur, doit avoir sa police secrète.
- Oui, dit le prince embarrassé ; j'ai quelques personnes qui me rendent compte...
- C'est justement cela, dit d'Harmental.
- Mais où logez-vous ? demanda le cardinal.
- Chez moi, monseigneur, répondit d'Harmental, rue Richelieu, n° 74.
- Et combien y a-t-il de temps que vous y demeurez ?
- Trois ans.
- Alors vous y êtes trop connu, monsieur, il faut changer de quartier. On connaît les personnes que vous recevez, et lorsqu'on verrait des visages nouveaux, on s'inquiéterait.
- Cette fois Votre Eminence a raison, dit d'Harmental ; je chercherai un autre logement dans quelque quartier perdu et éloigné.
- Je m'en charge, dit Brigaud. Le costume que je porte n'inspire pas de soupçons ; je retiendrai votre logement comme s'il était destiné à un jeune homme de province qui me serait recommandé et qui viendrait occuper quelque place dans un ministère.
- Vraiment, mon cher Brigaud, dit le marquis de Pompadour, vous êtes comme cette princesse des Mille et une Nuits, qui ne pouvait pas ouvrir la bouche qu'il n'en tombât des perles.
- Eh bien ! c'est chose convenue, monsieur l'abbé, dit d'Harmental ; je m'en rapporte à vous, et dès aujourd'hui j'annonce chez moi que je quitte Paris pour un voyage de trois mois.
- Ainsi donc, tout est arrêté, dit avec joie la duchesse du Maine. Voilà la première fois que nous voyons clair dans nos affaires, chevalier, et c'est grâce à vous. Je ne l'oublierai point.
- Messieurs, dit Malezieux en tirant sa montre, je vous ferai observer qu'il est quatre heures du matin, et que nous ferons mourir de fatigue notre chère duchesse.
- Vous vous trompez, sénéchal, répondit la duchesse : de pareilles nuits reposent ; il y a longtemps que je n'en ai passé une aussi bonne.
- Prince, dit Laval en reprenant sa houppelande, il faut que vous vous contentiez du cocher que vous vouliez faire mettre à la porte, à moins que vous n'aimiez mieux vous reconduire vous-même ou vous en aller à pied.
- Non, ma foi ! dit le prince, je me risque ; je suis Napolitain et je crois aux présages. Si vous me versez, ce sera signe qu'il faut nous en tenir où nous en sommes ; si vous me conduisez à bon port, cela voudra dire que nous pouvons aller de l'avant.
- Pompadour, vous reconduirez monsieur d'Harmental ? dit la duchesse.
- Volontiers, répondit le marquis ; il y a longtemps que nous ne nous étions vus, et nous avons mille choses à nous dire.
- Ne pourrai-je pas prendre congé de ma spirituelle chauve-souris ? demanda d'Harmental ; car je n'oublie pas que c'est à elle que je dois le bonheur d'avoir offert mes services à Votre Altesse.
- Delaunay ! dit la duchesse en reconduisant jusqu'à la porte le prince de Cellamare et le comte de Laval, Delaunay ! voici monsieur le chevalier d'Harmental qui prétend que vous êtes la plus grande sorcière qu'il ait vue de sa vie.
- Eh bien ! dit en entrant, le sourire sur les lèvres, celle qui a laissé depuis de si charmants mémoires sous le nom de madame de Stal, croyez-vous à mes prophéties maintenant ; monsieur le chevalier ?
- J'y crois, parce que j'espère, répondit le chevalier ; mais à cette heure que je connais la fée qui vous avait envoyée, ce n'est point ce que vous m'avez prédit pour l'avenir qui m'étonne le plus. Comment avez-vous pu être si bien instruite du passé et surtout du présent ?
- Allons, Delaunay, dit en riant la duchesse, sois bonne pour lui et ne le tourmente pas davantage ; autrement il croirait que nous sommes deux magiciennes, et il aurait peur de nous.
- N'y a-t-il pas quelqu'un de vos amis, chevalier, demanda mademoiselle Delaunay, qui vous ait quitté ce matin au bois de Boulogne pour nous venir dire adieu ?
- Valef ! Valef ! s'écria d'Harmental. Je comprends maintenant.
- Allons donc ! dit madame du Maine. A la place d'Oedipe, vous auriez été mangé dix fois par le sphinx.
- Mais les mathématiques ? mais Virgile ? mais l'anatomie, reprit d'Harmental.
- Ignorez-vous, chevalier, dit Malezieux se mêlant de la conversation, que nous ne l'appelons ici que notre savante, à l'exception de Chaulieu cependant, qui l'appelle sa coquette et sa friponne, mais le tout par licence et par manière poétique ?
- Comment ! mais, ajouta la duchesse, nous l'avons lâchée l'autre jour après Duvernoy, notre médecin, et elle l'a battu sur l'anatomie !
- Aussi, dit le marquis de Pompadour en prenant le bras de d'Harmental pour l'emmener, le brave homme dans son désappointement, a-t-il prétendu que c'était la fille de France qui connaissait le mieux le corps humain.
- Voila, dit l'abbé Brigaud en pliant ses papiers, le premier savant qui se soit permis de faire un bon mot ; il est vrai que c'est sans s'en douter.
Et d'Harmental et Pompadour, ayant pris congé de la duchesse du Maine, se retirèrent en riant, suivis de l'abbé Brigaud, qui comptait sur eux pour ne pas s'en retourner à pied.
- Eh bien ! dit madame du Maine en s'adressant au cardinal de Polignac, qui était resté le dernier avec Malezieux, Votre Eminence trouve-t-elle toujours que ce soit une chose si terrible que de conspirer ?
- Madame, répondit le cardinal, qui ne comprenait pas que l'on pût rire quand on jouait sa tête, je vous retournerai la question quand nous serons tous à la Bastille.
Et il s'en alla à son tour avec le bon chancelier, déplorant sa mauvaise fortune qui le poussait dans une si téméraire entreprise.
La duchesse du Maine le regarda s'éloigner avec une expression de mépris qu'elle ne pouvait prendre sur elle de dissimuler, puis, lorsqu'elle fut seule avec mademoiselle Delaunay.
- Ma chère Sophie, lui dit-elle toute joyeuse, éteignons notre lanterne, car je crois que nous avons enfin trouvé un homme !

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente