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Chapitre XLV
Boniface

Cependant, comme nous l'avons dit, Dubois pressait le procès de d'Harmental, espérant que ses révélations lui donneraient des armes contre ceux qu'il voulait atteindre ; mais d'Harmental se renfermait dans une dénégation absolue à l'égard des autres. Quant à ce qui lui était personnel à lui-même, il avouait tout, disant que la tentative qu'il avait essayée contre le régent était le résultat d'une vengeance particulière, vengeance excitée chez lui par l'injustice qui lui avait été faite lorsqu'on lui avait ôté son régiment. Quant aux hommes qui l'accompagnaient et qui lui avaient prêté main-forte dans cette entreprise, il déclarait que c'étaient deux pauvres diables de faux sauniers qui ne savaient pas eux-mêmes quel était le personnage qu'ils escortaient. Tout cela n'était pas fort probable ; mais il n'y avait pas moyen cependant de consigner sur les interrogatoires autre chose que les réponses de l'accusé ; il en résultait, au grand désappointement de Dubois, que les véritables coupables échappaient à sa vengeance, à l'abri des éternelles dénégations du chevalier, qui avait déclaré n'avoir vu qu'une fois ou deux monsieur et madame du Maine, et qui affirmait n'avoir jamais été chargé ni par l'un ni par l'autre d'aucune mission politique.
On avait arrêté successivement Laval, Pompadour et Valef, et on les avait conduits à la Bastille ; mais comme ils savaient qu'ils pouvaient compter sur le chevalier, et que d'avance le cas dans lequel ils se trouvaient avait été prévu, et que chacun était convenu de ce qu'il devait dire, ils s'étaient tous renfermés dans une dénégation absolue, avouant leurs relations avec monsieur et madame du Maine, mais soutenant que ces relations s'étaient bornées de leur part à celles d'une respectueuse amitié.– Quant à d'Harmental, ils le connaissaient, disaient-ils, pour un homme d'honneur qui avait à se plaindre d'une grande injustice qui lui avait été faite, voilà tout : on les confronta successivement avec le chevalier, mais cette confrontation n'eut d'autre résultat que d'affermir chacun dans son système de défense, en apprenant à chacun que ce système était religieusement suivi par ses compagnons.
Dubois était furieux ; il regorgeait de preuves pour l'affaire des états généraux, mais cette affaire avait été coulée à fond par le lit de justice qui avait condamné les lettres de Philippe V, et dégradé les princes légitimés de leur rang ; chacun les regardait comme assez punis par ce jugement, sans que l'on sévît une seconde fois contre eux pour une même cause. Dubois avait espéré alors sur les révélations de d'Harmental pour envelopper monsieur et madame du Maine dans un nouveau procès, plus grave que le premier, car, cette fois, il était question d'attentat direct, sinon à la vie, du moins à la liberté du régent ; mais l'obstination du chevalier était venue détruire ses espérances. Sa colère s'était donc retournée tout entière contre d'Harmental, et, comme nous l'avons dit, il avait donné l'ordre à Leblanc et à d'Argenson de mener le procès avec la plus grande activité, ordre que ces deux magistrats suivaient avec leur ponctualité accoutumée.
Pendant ce temps, la maladie de Bathilde avait suivi un cours progressif, qui avait mis la pauvre enfant à deux doigts de la mort ; mais enfin la jeunesse et la force avaient triomphé du mal. A l'exaltation du délire avait succédé chez elle un abattement profond, une prostration complète : on eût dit que la fièvre seule la soutenait, et qu'en s'en allant elle avait emmené la vie avec elle.
Cependant chaque jour amenait une amélioration, faible, il est vrai, mais cependant sensible aux yeux des bonnes gens qui environnaient la pauvre malade. Peu à peu elle avait reconnu ceux qui l'entouraient, puis elle leur avait tendu la main, puis elle leur avait adressé la parole. Cependant, au grand étonnement de tout le monde, on avait remarqué que Bathilde n'avait pas prononcé le nom de d'Harmental ; c'était, au reste, un grand soulagement que ce silence pour ceux qui l'entouraient, car, comme ils n'avaient à l'endroit du chevalier que de fort tristes nouvelles à apprendre à Bathilde, ils préféraient, comme on le comprend bien, qu'elle gardât le silence sur ce sujet ; chacun croyait bien, et le médecin tout le premier, que la jeune fille avait complètement oublié ce qui s'était passé, ou que si elle s'en souvenait, elle confondait la réalité avec les rêves de son délire.
Tout le monde était dans l'erreur même le médecin. Voici ce qui était arrivé :
Un matin qu'on croyait Bathilde endormie et qu'on l'avait laissée un instant seule, Boniface qui, malgré la sévérité de sa voisine, conservait toujours un grand fond de tendresse à son égard, avait, comme c'était son habitude tous les matins depuis qu'elle était malade, entrouvert la porte et passé la tête pour demander de ses nouvelles : au grognement de Mirza, Bathilde s'était retournée, et, apercevant Boniface, avait aussitôt songé qu'elle saurait probablement de lui ce qu'elle demanderait vainement aux autres, c'est-à- dire ce qu'était devenu d'Harmental ; en conséquence, elle avait, tout en retenant Mirza, tendu sa main pâle et amaigrie à Boniface. Boniface l'avait prise, tout en hésitant, entre ses grosses mains rouges ; puis, regardant la jeune fille tout en hochant la tête :
- Oh ! oui, mademoiselle Bathilde, avait-il dit ; oui, vous avez bien eu raison : vous êtes une demoiselle, et moi, je ne suis qu'un gros paysan. C'était un beau seigneur qu'il vous fallait à vous, et vous ne pouviez pas m'aimer.
- Du moins, comme vous l'entendiez, Boniface, dit Bathilde, mais je puis vous aimer autrement.
- Bien vrai, mademoiselle Bathilde, bien vrai ? Eh bien ! aimez-moi comme vous voudrez, pourvu que vous m'aimiez un peu.
- Je puis vous aimer comme un frère.
- Comme un frère ! vous aimeriez ce pauvre Boniface comme un frère ! et il pourrait vous aimer comme une soeur, lui ! il pourrait vous prendre de temps en temps la main comme il vous la tient dans ce moment-ci ! il pourrait vous embrasser quelquefois comme il embrasse Mélie et Naïs ? Oh ! parlez, mademoiselle Bathilde, que faut-il faire pour cela ?
- Mon ami, dit Bathilde...
- Oh ! elle m'a appelé son ami, dit Boniface ; elle m'a appelé son ami, moi qui ai dit des horreurs d'elle. Tenez, mademoiselle Bathilde, ne m'appelez pas votre ami ; je ne suis pas digne de ce nom-là. Vous ne savez pas ce que j'ai dit : j'ai dit que vous viviez avec un vieux ; mais je n'en croyais rien, mademoiselle Bathilde, parole d'honneur ! voyez vous, c'était la colère, c'était la rage. Mademoiselle Bathilde, appelez-moi gueux, appelez-moi scélérat. Tenez, ça me fera moins de peine que de vous entendre m'appeler votre ami. Ah ! scélérat de Boniface ! ah ! gueux de Boniface !
- Mon ami, dit Bathilde, si vous avez dit tout cela je vous pardonne ; car, aujourd'hui, non seulement vous pouvez réparer ce tort, mais encore acquérir des droits éternels à ma reconnaissance.
- Et que faut-il faire pour cela ? Voyons, dites. Faut-il passer dans le feu ? faut-il sauter par la fenêtre du deuxième ? faut-il... je ne sais pas quoi ? je le ferai ; dites ! n'importe, ça m'est égal. Dites, je vous supplie...
- Non, mon ami, dit Bathilde ; ce que j'ai à vous demander est plus facile à faire que tout cela.
- Dites, alors, dites, mademoiselle Bathilde.
- Et cependant, il faut me jurer d'abord que vous le ferez.
- En vérité Dieu ! mademoiselle Bathilde.
- Quelque chose qu'on vous dise pour vous en empêcher ?
- Moi, m'empêcher de faire quelque chose que vous me demanderez ? Jamais au grand jamais !
- Quelle que soit la douleur que j'en doive éprouver ?
- Ah ! ça, c'est autre chose, mademoiselle Bathilde. Non ; si cela doit vous faire de la peine, j'aime mieux qu'on me coupe en quatre.
- Mais si je vous en prie, mon ami, mon frère ? dit Bathilde de sa voix la plus persuasive.
- Oh ! si vous me parlez comme cela, oh ! vous allez me faire pleurer comme la fontaine des Innocents. Oh ! tenez, voilà que ça coule.
Et Boniface se mit à sangloter.
- Vous me direz donc tout, mon cher Boniface ?
- Oh ! tout ! tout !
- Eh bien ! dites-moi d'abord... Bathilde s'arrêta.
- Quoi ?
- Vous ne devinez pas, Boniface ?
- Oh ! si fait. Je m'en doute bien, allez ! Vous voulez savoir ce qu'est devenu monsieur Raoul, n'est-ce pas ?
- Oui ! oui ! s'écria Bathilde, oui ; au nom du ciel ! qu'est-il devenu ?
- Pauvre garçon ! murmura Boniface.
- Mon Dieu ! serait-il mort ? demanda Bathilde en se dressant sur son lit.
- Non, heureusement non ; mais il est prisonnier.
- Où cela ?
- A la Bastille.
- Je m'en doutais ! répondit Bathilde en retombant sur son lit. A la Bastille ! mon Dieu ! mon Dieu !
- Allons voilà que vous pleurez à présent, mademoiselle Bathilde !
- Et je suis là ! s'écria Bathilde ; là, dans ce lit, mourante, enchaînée !
- Oh ! ne pleurez donc pas comme ça, mademoiselle Bathilde ; c'est votre pauvre Boniface qui vous en prie.
- Non, non ; je serai forte, j'aurai du courage. Vois, Boniface, je ne pleure plus.
- Elle m'a tutoyé ! s'écria Boniface.
- Mais tu comprends, continua Bathilde avec une exaltation toujours croissante, car la fièvre la reprenait ; tu comprends, mon bon ami, il faut que je sache tout, heure par heure, afin que le jour où il mourra je puisse mourir !
- Vous, mourir ! mademoiselle Bathilde, jamais ! jamais !
- Je lui ai promis, dit Bathilde, je lui ai juré. Boniface tu me tiendras au courant de tout, n'est-ce pas ?
- O mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureux de vous avoir promis cela !
- Et puis, s'il le faut, au moment... au moment terrible... tu m'aideras... tu me conduiras, n'est-ce pas, Boniface ?... Il faut que je le revoie... une fois... une fois encore... fût-ce sur l'échafaud !
- Tout ce que vous voudrez, tout, tout ! s'écria Boniface en tombant à genoux et en cherchant vainement à contenir ses sanglots.
- Tu me le promets ?
- Je vous le jure.
- Silence, on vient. Pas un mot : c'est un secret entre nous deux. C'est bien, relevez-vous, essuyez vos yeux, faites comme moi, souriez.
Et Bathilde se mit à rire avec une agitation fébrile effrayante à voir. Heureusement c'était Buvat qui entrait. Boniface profita de cette entrée pour sortir.
- Eh bien ! comment cela va-t-il ? demanda le bonhomme.
- Mieux, petit père, mieux dit Bathilde. Je sens que la force me revient, et que dans quelques jours je pourrai me lever. Mais vous, petit père, pourquoi n'allez-vous pas à votre bureau ?– Buvat poussa un gémissement.- C'était bon quand j'étais malade de ne pas me quitter... mais maintenant que je vais mieux, il faut retourner à la Bibliothèque, entendez-vous, petit père ?
- Oui, mon enfant, oui, dit Buvat en dévorant ses larmes... oui, j'y vais.
- Eh bien ! vous ne venez pas m'embrasser ?
- Si, si... au contraire.
- Allons, voilà que vous pleurez... Mais vous voyez bien que je vais mieux. Voulez-vous donc me faire mourir de chagrin ?
- Moi, je pleure, dit Buvat, en se tamponnant les yeux avec son mouchoir ; moi, je pleure ? alors si je pleure, c'est de joie. Oui, j'y vais, mon enfant, à mon bureau, j'y vais.
Et Buvat, après avoir embrassé Bathilde, remonta chez lui, car il ne voulait pas dire à la pauvre enfant qu'il avait perdu sa place, et la jeune fille se retrouva seule.
Alors elle respira plus librement : maintenant elle était tranquille ; Boniface, en sa qualité de clerc d'un procureur au Châtelet, était à même de savoir tout ce qui se passait, et Bathilde était sûre que Boniface lui dirait tout. En effet, à partir du lendemain, elle sut que Raoul avait été interrogé et qu'il avait tout pris sur son compte ; puis le jour suivant elle apprit qu'il avait été confronté avec Valef, Laval et Pompadour, mais que cette confrontation n'avait rien amené. Enfin, fidèle à sa promesse, Boniface chaque soir lui apportait les nouvelles de la journée, et chaque soir Bathilde, à ce récit, quelque alarmant qu'il fût, se sentait reprendre de nouvelles forces. Quinze jours se passèrent ainsi. Au bout de quinze jours, Bathilde commençait à se lever et à marcher dans la chambre, à la grande joie de Buvat, de Nanette, et de toute la famille Denis.
Un jour, Boniface, contre son habitude revint à trois heures de chez Me Joullu, et entra dans la chambre de la malade : le pauvre garçon était si pâle et si défait que Bathilde comprit qu'il apportait quelque terrible nouvelle, et, jetant un cri, se leva tout debout et les yeux fixés sur lui.
- Tout est donc fini ? dit-elle.
- Hélas ! répondit Boniface, c'est sa faute aussi à cet entêté-là. On lui offrait sa grâce comprenez-vous, mademoiselle Bathilde, sa grâce s'il voulait, et il n'a rien voulu dire.
- Ainsi, s'écria Bathilde, ainsi, plus d'espoir ; il est condamné ?
- De ce matin, mademoiselle Bathilde, de ce matin.
- A mort ?
Boniface fit un signe de tête.
- Et quand l'exécute-t-on ?
- Demain, à huit heures du matin.
- Bien, dit Bathilde.
- Mais il y a peut-être encore de l'espoir, dit Boniface.
- Lequel ? demanda Bathilde.
- Si d'ici là il se décidait à dénoncer ses complices.
La jeune fille se mit à rire, mais d'un rire si étrange que Boniface en frissonna de la tête aux pieds.
- Enfin, dit Boniface, qui sait ? Moi, à sa place par exemple, je n'y manquerais pas. Je dirais : C'est pas moi, parole d'honneur ! c'est pas moi ; c'est un tel, un tel, et puis encore un tel.
- Boniface, dit Bathilde, il faut que je sorte.
- Vous, mademoiselle Bathilde ! s'écria Boniface effrayé ; vous sortir ! mais c'est vous tuer que de sortir.
- Il faut que je sorte, vous dis-je.
- Mais vous ne pouvez pas vous tenir sur vos jambes.
- Vous vous trompez, Boniface, je suis forte, voyez.
Et Bathilde se mit à marcher par la chambre d'un pas ferme et assuré.
- D'ailleurs, reprit Bathilde, vous allez aller me chercher un carrosse de place.
- Mais, mademoiselle Bathilde...
- Boniface, vous avez promis de m'obéir, dit la jeune fille. Jusqu'à cette heure vous m'avez tenu parole : êtes-vous las de votre dévouement ?
- Moi, mademoiselle Bathilde, moi las de mon dévouement pour vous ! Que le bon Dieu me punisse s'il y a un mot de vrai dans ce que vous me dites là. Vous me demandez un carrosse, je vais en chercher deux.
- Allez, mon ami, dit la jeune fille ; allez, mon frère.
- Oh ! tenez, mademoiselle Bathilde, avec ces paroles-là, voyez-vous, vous me feriez faire tout ce que vous voudriez. Dans cinq minutes, le carrosse sera ici.
Et Boniface sortit en courant.
Bathilde avait une grande robe blanche flottante ; elle la serra avec une ceinture, jeta un mantelet sur ses épaules, et s'apprêta à sortir. Comme elle s'avançait vers la porte, madame Denis entra.
- O mon Dieu ! ma chère enfant, s'écria la bonne femme, qu'allez-vous faire ?
- Madame, dit Bathilde, il faut que je sorte.
- Sortir... mais vous êtes folle !
- Vous vous trompez, madame, j'ai toute ma raison, dit Bathilde en souriant avec tristesse. seulement peut-être me rendriez-vous insensée en essayant de me retenir.
- Mais enfin, où allez-vous, ma chère enfant ?
- Ne savez-vous pas qu'il est condamné, madame ?
- O mon Dieu ! mon Dieu ! qui vous a dit cela ? J'avais tant recommandé à tout le monde de vous cacher cette horrible nouvelle !
- Oui, et demain, n'est-ce pas, vous m'auriez dit qu'il était mort ? Et je vous aurais répondu : C'est vous qui l'avez tué, car, moi, j'ai un moyen de le sauver peut-être.
- Vous, vous, mon enfant, vous avez un moyen de le sauver ?
- J'ai dit peut-être, madame. Laissez-moi donc tenter ce moyen, car c'est le seul qui me reste.
- Allez, mon enfant, dit madame Denis, dominée par le ton inspiré de Bathilde, allez, et que Dieu vous conduise !
Et madame Denis se rangea pour laisser passer Bathilde.
Bathilde sortit, descendit l'escalier d'un pas lent mais ferme, traversa la rue, monta ses quatre étages sans se reposer, et ouvrit la porte de sa chambre, où elle n'était pas entrée depuis le jour de la catastrophe. Au bruit qu'elle fit en entrant, Nanette sortit du cabinet et poussa un cri : elle croyait voir le fantôme de sa jeune maîtresse.
- Eh bien ! demanda Bathilde d'un ton grave, qu'as-tu donc, ma bonne Nanette ?
- O mon Dieu ! s'écria la pauvre femme toute tremblante, est-ce bien vous, notre demoiselle, ou bien n'est-ce que votre ombre ?
- C'est moi, Nanette, moi-même, touche-moi plutôt en m'embrassant. Dieu merci ! je ne suis pas morte encore.
- Et pourquoi avez-vous quitté la maison des Denis ? Est-ce qu'ils vous auraient dit quelque chose qui n'était point à dire ?
- Non ma bonne Nanette non, mais il faut que je fasse une course nécessaire, indispensable.
- Vous, sortir dans l'état où vous êtes, jamais ! Ce serait vous tuer que de le souffrir. Monsieur Buvat ! monsieur Buvat ! voilà notre demoiselle qui veut sortir ! Venez donc lui dire que cela ne se peut pas.
Bathilde se retourna vers Buvat, avec l'intention d'employer son ascendant sur lui s'il tentait de l'arrêter, mais elle lui vit une figure si bouleversée, qu'elle ne se douta point qu'il ne sût la fatale nouvelle. De son côté, Buvat en l'apercevant, fondit en larmes.
- Mon père, dit Bathilde, ce qui a été fait jusqu'aujourd'hui est l'ouvrage des hommes, mais l'oeuvre des hommes est finie, et ce qui reste à faire appartient à Dieu. Mon père, Dieu aura pitié de nous.
- Oh ! s'écria Buvat en tombant sur un fauteuil, c'est moi qui l'ai tué ! c'est moi qui l'ai tué ! c'est moi qui l'ai tué !
Bathilde alla gravement à lui et l'embrassa au front.
- Mais que vas-tu faire, mon enfant ? demanda Buvat.
- Mon devoir, répondit Bathilde.
Et elle ouvrit une petite armoire qui était dans le prie-Dieu, y prit un portefeuille noir, le déplia et en tira une lettre.
- Oh ! tu as raison, tu as raison, mon enfant ! s'écria Buvat ; j'avais oublié cette lettre.
- Je m'en souvenais, moi, dit Bathilde en baisant la lettre et en la mettant sur son coeur, car c'est le seul héritage que m'a laissé ma mère.
En ce moment, on entendit le bruit du carrosse qui s'arrêtait à la porte.
- Adieu, mon père ; adieu, Nanette, dit Bathilde. Priez tous deux pour que je réussisse.
Et Bathilde s'éloigna avec cette gravité solennelle qui faisait d'elle, pour ceux qui la voyaient en ce moment quelque chose de pareil à une sainte.
A la porte, elle trouva Boniface qui l'attendait avec le carrosse.
- Irai-je avec vous, mademoiselle Bathilde, demanda Boniface.
- Non, mon ami, dit Bathilde en lui tendant la main, non, pas ce soir, demain peut-être.
Et elle monta dans le carrosse.
- Où faut-il vous mener, notre belle demoiselle ? demanda le cocher.
- A l'Arsenal, répondit Bathilde.

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1998-2010
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