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Chapitre XXXIX
Le lit de justice

Le lendemain, à sept heures du matin, Brigaud vint prendre d'Harmental, et trouva le jeune homme habillé et l'attendant. Tous deux s'enveloppèrent de leurs manteaux, rabattirent leurs chapeaux sur leurs yeux, et s'acheminèrent par la rue le Cléry, la place des Victoires et le jardin du Palais-Royal.
En approchant de la rue de l'Echelle, ils commencèrent à apercevoir un mouvement inaccoutumé, toutes les avenues des Tuileries étaient gardées par des détachements nombreux de chevau-légers et de mousquetaires et les curieux, exilés de la cour et du jardin des Tuileries se pressaient sur la place du Carrousel. D'Harmental et Brigaud se mêlèrent à la foule.
Arrivés à l'endroit où se trouve aujourd'hui l'arc de triomphe, ils furent accostés par un officier de mousquetaires gris enveloppé comme eux d'un grand manteau. C'était Valef.
- Eh bien ! baron, demanda Brigaud, qu'y a-t-il de nouveau ?
- Ah ! c'est vous, l'abbé ! dit Valef. Nous vous cherchions, Laval, Malezieux et moi. Je les quitte à l'instant même, et ils doivent être aux environs. Ne nous éloignons pas d'ici et ils ne tarderont pas à nous rejoindre. Savez-vous quelque chose vous-même ?
- Non, rien ; je suis passé chez Malezieux, mais il était déjà sorti.
- Dites qu'il n'était pas encore rentré. Nous sommes restés toute la nuit à l'Arsenal.
- Et aucune démonstration hostile n'a été faite ? demanda d'Harmental.
- Aucune. Monsieur le duc du Maine et monsieur le comte de Toulouse étaient convoqués pour le conseil de régence qui devait se tenir ce matin avant le lit de justice. A six heures et demie ils étaient tous deux aux Tuileries, ainsi que madame du Maine, qui, pour se tenir plus près des nouvelles, est venue s'installer dans ses appartements de la surintendance.
- Sait-on ce qu'est devenu le prince de Cellamare ? demanda d'Harmental.
- On l'a acheminé sur Orléans, dans une voiture à quatre chevaux, accompagné d'un gentilhomme de la chambre du roi et escorté de douze chevau-légers.
- Et on n'a rien appris du papier saisi par Dubois dans les cendres ? demanda Brigaud.
- Rien.
- Que pense madame du Maine ?
- Qu'il se brasse quelque chose contre les princes légitimés, et qu'on va profiter de tout ceci pour leur enlever encore quelques-uns de leurs privilèges. Aussi ce matin elle a vertement chapitré son mari, qui lui a promis de tenir ferme ; mais elle n'y compte pas.
- Et monsieur de Toulouse ?
- Nous l'avons vu hier soir, mais vous le savez mon cher abbé, il n'y a rien à en faire avec sa modestie ou plutôt son humilité. Il trouve toujours qu'on fait trop pour eux, et il est sans cesse prêt à abandonner au régent ce qu'il lui demande.
- A propos, le roi ?
- Eh bien ! le roi...
- Oui, comment a-t-il pris l'arrestation de son gouverneur ?
- Ah ! vous ne savez pas : il paraît qu'il y a un pacte entre le maréchal et monsieur de Fréjus, et que si l'on éloignait l'un de Sa Majesté, l'autre devait se retirer aussitôt. Hier, dans la matinée, monsieur de Fréjus a disparu.
- Et où est-il ?
- Dieu le sait ! De sorte que le roi, qui avait assez bien pris la perte de son maréchal, est inconsolable de celle de son évêque.
- Et par qui savez-vous tout cela ?
- Par le duc de Richelieu, qui est venu hier, vers les deux heures, à Versailles pour faire sa cour au roi, et qui a trouvé Sa Majesté au désespoir, au milieu des porcelaines et des carreaux qu'elle avait cassés. Malheureusement vous connaissez Richelieu : au lieu de pousser le roi à la tristesse, il l'a fait rire en lui contant cinquante balivernes, et l'a presque consolé en cassant avec lui le reste de ses porcelaines et de ses carreaux.
En ce moment, un individu vêtu d'une longue robe d'avocat et coiffé d'un bonnet carré passa près du groupe que formaient Brigaud, d'Harmental et Valef en fredonnant le refrain d'une chanson faite sur le maréchal après la bataille de Ramillies, et qui était :

          Villeroy, Villeroy,
          A fort bien servi le roi...
          Guillaume, Guillaume, Guillaume.

Brigaud se retourna, et sous ce déguisement crut reconnaître Pompadour. De son côté, l'avocat s'arrêta et s'approcha du groupe en question ; l'abbé n'eut plus de doute : c'était bien le marquis.
- Eh bien ! maître Clément, lui dit-il, quelle nouvelle au palais ?
- Mais, répondit Pompadour, une grande nouvelle surtout si elle se confirme : on dit que le Parlement refuse de se rendre aux Tuileries.
- Vive Dieu ! cria Valef, voilà qui me raccommodera avec les robes rouges ; mais il n'osera.
- Dame ! vous savez que M. de Mesme est des nôtres ; il a été nommé président par le crédit de monsieur du Maine.
- Oui, c'est vrai, mais il y a bien longtemps de cela, dit Brigaud, et si vous n'avez pas d'autre certitude, maître Clément, je vous conseille de ne pas trop compter sur lui.
- D'autant plus, reprit Valef, que, comme vous le savez, il vient d'obtenir du régent qu'il lui fasse payer les 500.000 livres de son billet de retenue.
- Oh ! oh ! dit d'Harmental, voyez donc : il me semble qu'il se passe quelque chose de nouveau. Est-ce que l'on sortirait déjà du conseil de régence ?
En effet, un grand mouvement s'opérait dans la cour des Tuileries, et les deux voitures du duc du Maine et du comte de Toulouse, quittant leur poste, s'approchaient du pavillon de l'Horloge. Au même instant, on vit paraître les deux frères. Ils échangèrent quelques mots ; chacun monta dans son carrosse, et les deux voitures s'éloignèrent rapidement par le guichet du bord de l'eau.
Pendant dix minutes, Brigaud, Pompadour, d'Harmental et Valef se perdirent en conjectures sur cet événement, qui, remarqué par beaucoup d'autres que par eux, avait fait sensation dans la foule, mais sans pouvoir se rendre compte de sa véritable cause, lorsqu'ils aperçurent Malezieux qui paraissait les chercher. Ils allèrent à lui, et, à sa figure, décomposée, ils jugèrent que les renseignements, s'il en avait, devaient être peu rassurants.
- Eh bien ! demanda Pompadour, avez-vous quelque idée de ce qui se passe ?
- Hélas ! reprit Malezieux, j'ai bien peur que tout ne soit perdu.
- Vous savez que de duc du Maine et le comte de Toulouse ont quitté le conseil de régence ? reprit Valef.
- J'étais sur le quai comme il passait en voiture ; il m'a reconnu, a fait arrêter le cocher et m'a envoyé par son valet de chambre ce petit billet au crayon.
- Voyons, dit Brigaud. Et il lut :

« Je ne sais ce qui se trame contre nous, mais le régent nous a fait inviter, Toulouse et moi, à quitter le conseil. Cette invitation m'a paru un ordre, et comme toute résistance eût été inutile, attendu que nous n'avons dans le conseil que quatre ou cinq voix, sur lesquelles je ne sais même pas trop si nous pouvons compter, j'ai dû obéir. Tâchez de voir la duchesse, qui doit être aux Tuileries, et dites-lui que je me retire à Rambouillet, où j'attendrai les événements.
« Votre affectionné,
                    Louis-Auguste. »

- Le lâche ! dit Valef.
- Et voilà les gens pour lesquels nous risquons notre tête ! murmura Pompadour.
- Vous vous trompez, mon cher marquis, dit Brigaud : nous risquons notre tête pour nous-mêmes, je l'espère bien, et non pas pour d'autres. N'est-il pas vrai, chevalier ? Eh bien ! à qui diable en avez-vous ?
- Attendez donc, l'abbé, répondit d'Harmental ; c'est qu'il me semble reconnaître... mais oui, le diable m'emporte ! c'est lui-même ! Vous ne vous éloignez pas d'ici, messieurs ?
- Non, pas pour mon compte, du moins, dit Pompadour.
- Ni moi, dit Valef.
- Ni moi, dit Malezieux.
- Ni moi, dit l'abbé.
- Eh bien ! en ce cas, je vous rejoins dans un instant.
- Où allez-vous ? demanda Brigaud.
- Ne faites pas attention, l'abbé, dit d'Harmental ; c'est pour affaire qui m'est personnelle.
En quittant le bras de Valef, d'Harmental se mit aussitôt à fendre la foule dans la direction d'un individu que depuis quelque temps il suivait du regard avec la plus grande attention, et qui, grâce à sa force musculaire, ce grand porte-respect de la multitude, s'était approché de la grille, lui et les deux donzelles avinées qui pendaient à ses bras.
- Voyez-vous, mes princesses, disait l'individu en question, en accompagnant ses paroles de lignes architecturales qu'il traçait sur le sable avec le bout de sa canne, tandis qu'à chacun de ses mouvements sa longue épée frétillait dans les jambes de ses voisins, voici ce que c'est qu'un lit de justice. Je connais cela, moi ; j'ai vu celui qui a eu lieu à la mort du feu roi ; quand on a cassé le testament et qu'on a déclaré, sauf le respect dû à Sa Majesté Louis XIV, que les bâtards étaient toujours des bâtards. Voyez- vous, ça se passe dans une grande salle, longue ou carrée, ça n'y fait rien ; le lit du roi est ici, les pairs sont là, le parlement est en face.
- Dis donc, Honorine, interrompit l'une des deux demoiselles, est-ce que cela t'amuse, ce qu'il te conte là ?
- Mais pas le moindrement ; ce n'était pas la peine de nous emmener du quai Saint-Paul ici, en nous promettant le spectacle, pour nous montrer cinquante mousquetaires à cheval, et une douzaine de chevau-légers qui courent les uns après les autres.
- Dis donc, mon vieux, reprit la première interlocutrice, il me semble que si nous allions manger une matelote de la Râpée, ça serait plus nourrissant que ton lit de justice, hein ?
- Mademoiselle Honorine, reprit celui à qui cette astucieuse invitation était faite, j'ai déjà remarqué, quoiqu'il y ait à peine douze heures que j'ai l'honneur de vous connaître, que vous êtes fort portée sur votre bouche, ce qui est un bien vilain défaut pour une femme. Tâchez donc de vous en corriger, du moins pour tout le temps que vous avez encore à rester avec moi.
- Dis donc, dis donc, Phémie, est-ce qu'il voudrait nous mener comme cela jusqu'à cinq heures du soir, avec son omelette au lard et ses trois bouteilles de vin blanc, ce vieux reître ! D'abord, je te préviens, mon bel homme, que je file si on n'est pas nourrie en restant.
- Tout beau ! ma passion, comme dit monsieur Pierre Corneille, tout beau ! reprit le personnage à la vanité duquel on faisait cet appel gastronomique, en saisissant de chacune de ses mains le poignet de chacune de ces demoiselles, et en les assurant sous ses bras comme avec des tenailles ; il n'est point question ici de discuter sur un plat de plus ou de moins ; vous m'appartenez jusqu'à quatre heures du soir, d'après convention faite avec madame Chose, comment l'appelez-vous ? cela m'est égal !
- Oui, mais nourries, nourries !
- Il n'a pas été un seul instant question de nourriture dans le traité, mes poulettes, et s'il y a quelqu'un de lésé dans l'affaire, c'est moi.
- Toi, vilain ladre !
- Oui, moi, j'ai demandé deux femmes.
- Eh bien ! tu les as.
- Pardon, pardon ; je répète : j'ai demandé deux femmes, ce qui veut dire une blonde et une brune, et l'on a profité de l'obscurité pour me donner deux blondes, ce qui est exactement comme si on ne m'en avait donné qu'une, vu que c'est bonnet blanc, blanc bonnet. C'est donc moi qui aurais le droit de réclamer des dommages-intérêts. Aussi, taisons-nous, mes amours, taisons nous !
- Mais c'est une injustice, crièrent ensemble les deux donzelles.
- Que voulez-vous ? le monde est plein d'injustices. Tenez, on en fait probablement une dans ce moment-ci à ce pauvre monsieur du Maine, et si vous aviez un peu de coeur, vous ne penseriez qu'au chagrin qu'on prépare à ce pauvre prince. Quant à moi, j'en ai l'estomac si serré qu'il me serait impossible d'avaler la moindre chose. D'ailleurs, vous demandiez du spectacle : tenez, en voilà, et un beau ! regardez. Qui regarde dîne.
- Capitaine, dit en frappant sur l'épaule de Roquefinette le chevalier, qui espérait, grâce au mouvement qu'occasionnait l'approche du parlement, pouvoir, sans être remarqué, échanger quelques paroles avec notre vieille connaissance qu'il retrouvait là par hasard, est-ce que je pourrais vous dire deux mots en particulier ?
- Quatre, chevalier, quatre, et avec le plus grand plaisir. Restez là, mes petites chattes, ajouta-t-il en plaçant les deux demoiselles au premier rang, et si quelqu'un vous insulte, faites-moi signe. Je suis ici à deux pas. Me voilà, chevalier, me voilà, continua-t-il en le tirant hors de la foule qui se pressait sur le passage du parlement. Je vous avais reconnu depuis cinq minutes, mais il ne m'appartenait pas de vous parler le premier.
- Je vois avec plaisir, dit d'Harmental, que le capitaine Roquefinette est toujours prudent.
- Prudentissime, chevalier ; ainsi, si vous avez quelque nouvelle ouverture à me faire, allez de l'avant.
- Non, capitaine, non pas pour le moment du moins. D'ailleurs, le lieu n'est pas propre à une conférence de cette nature. Seulement, je voulais savoir de vous, le cas échéant, si vous logiez toujours au même endroit.
- Toujours, chevalier. Je suis comme le lierre, moi : je meurs où je m'attache ; seulement, comme lui je grimpe : ce qui veut dire qu'au lieu de me trouver comme la dernière fois au premier ou au second, il vous faudra, si vous me faites l'honneur de me visiter, me venir chercher cette fois au cinquième ou au sixième attendu que, par un mouvement de bascule que vous comprenez sans être un grand économiste, à mesure que les fonds baissent, moi, je monte. Or, les fonds étant au plus bas, je me trouve naturellement au plus haut.
- Comment, capitaine, dit d'Harmental en riant et en portant la main à la poche de sa veste, vous êtes gêné et vous ne vous adressez point à vos amis ?
- Moi, emprunter de l'argent ! reprit le capitaine en arrêtant d'un geste les dispositions libérales du chevalier. Fi donc ! Quand je rends un service, qu'on me fasse un cadeau, très bien. Quand je conclus un marché, qu'on en exécute les conditions, à merveille ! Mais que je demande sans avoir droit de demander ! c'est bon pour un rat d'église, et non pour un homme d'épée. Quoiqu'on soit gentilhomme tout juste, on est fier comme un duc et pair. Mais pardon, pardon, j'aperçois mes drôlesses qui s'esbignent, et je ne veux pas être fait au même par de pareilles espèces. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver. Ainsi, au revoir, chevalier au revoir.
Et sans attendre ce que d'Harmental pouvait encore avoir à lui dire, Roquefinette se mit à la poursuite de mesdemoiselles Honorine et Euphémie, qui, se croyant hors de la vue du capitaine, avaient voulu profiter de cette circonstance pour chercher ailleurs la matelote à laquelle l'honorable miquelet eût sans doute tenu autant qu'elles, si par fortune il eût eu le gousset mieux garni.
Cependant, comme il n'était que onze heures du matin à peine, comme selon toute probabilité le lit de justice ne devait finir que vers les quatre heures du soir, et que jusque-là il n'y aurait sans doute rien de décidé, le chevalier songea qu'au lieu de rester sur la place du Carrousel, il ferait bien mieux d'utiliser au profit de son amour les trois ou quatre heures qu'il avait devant lui. D'ailleurs, plus il approchait d'une catastrophe quelconque, plus il éprouvait le besoin de voir Bathilde. Bathilde était devenue un des éléments de sa vie, un des organes nécessaires à son existence, et au moment d'en être séparé pour toujours peut être, il ne comprenait pas comment il pourrait vivre éloigné d'elle un jour. En conséquence et pressé par ce besoin éternel de la présence de celle qu'il aimait, le chevalier, au lieu de se mettre à la recherche de ses compagnons, s'achemina du côté de la rue du Temps Perdu.
D'Harmental trouva la pauvre enfant fort inquiète. Buvat n'avait point reparu depuis la veille à neuf heures et demie du matin. Nanette avait alors été s'informer à la Bibliothèque, et à sa grande stupéfaction et au grand scandale de ses confrères, elle avait appris que depuis cinq ou six jours on n'y avait point aperçu le digne employé. Un pareil dérangement dans les habitudes de Buvat indiquait l'imminence de graves événements. D'un autre côté la jeune fille avait remarqué la veille dans Raoul une espèce d'agitation fébrile qui, quoique comprimée par la force de son caractère, dénonçait quelque crise sérieuse. Enfin, en joignant ses anciennes craintes à ses nouvelles angoisses, Bathilde sentait instinctivement qu'un malheur invisible mais inévitable planait au-dessus d'elle, et d'une heure à l'autre pouvait s'abattre sur sa tête.
Mais quand Bathilde voyait Raoul, toute crainte passée ou à venir disparaissait dans le bonheur présent. De son côté Raoul, soit puissance sur lui-même, soit qu'il ressentit une influence pareille à celle qu'il faisait éprouver, ne pensait plus qu'à une seule chose, à Bathilde. Cependant, cette fois, les préoccupations de part et d'autre devenaient si graves, que Bathilde ne put s'empêcher d'exprimer à d'Harmental ses inquiétudes, qui furent d'autant plus mal combattues, que cette absence de Buvat se rattachait dans l'esprit du jeune homme à des soupçons qui lui étaient déjà venus et qu'il s'était empressé d'éloigner de lui. Le temps ne s'en écoula pas moins avec sa rapidité ordinaire, et quatre heures sonnèrent que les deux amants croyaient encore être ensemble depuis cinq minutes à peine. C'était l'heure à laquelle ils avaient l'habitude, de se quitter.
Si Buvat devait revenir, il devait revenir à cette heure. Après mille serments échangés, les deux jeunes gens se séparèrent, en convenant que si quelque chose de nouveau arrivait à l'un des deux, à quelque heure du jour ou de la nuit que ce fût, l'autre en serait prévenu à l'instant même.
A la porte de la maison de madame Denis, d'Harmental rencontra Brigaud. Le lit de justice était fini, on ne savait encore rien de positif, mais des bruits vagues annonçaient que de terribles mesures avaient été prises. Au reste, les renseignements allaient arriver ; Brigaud avait pris rendez-vous avec Pompadour et Malezieux chez d'Harmental, qui, le moins connu de tous, devait être aussi le moins observé.
Au bout d'une heure, le marquis de Pompadour arriva. Le parlement avait d'abord voulu faire de l'opposition, mais tout avait plié sous la volonté du régent. Les lettres du roi d'Espagne avaient été lues et condamnées. Il avait été décidé que les ducs et pairs auraient séance immédiatement après les princes du sang. Les honneurs des princes légitimés étaient restreints au simple rang de leurs pairies. Enfin, le duc du Maine perdait la surintendance de l'éducation du roi, accordée à monsieur le duc de Bourbon. Le comte de Toulouse seul était, sa vie durant, maintenu par exception dans ses privilèges et prérogatives.
Malezieux arriva à son tour ; il quittait la duchesse. Séance tenante, on lui avait fait signifier de quitter son logement des Tuileries qui appartenait désormais à monsieur le duc. Un pareil affront avait, comme on le comprend bien, exaspéré l'altière petite-fille du grand Condé. Elle était alors entrée dans une telle colère qu'elle avait de sa main brisé toutes ses glaces et fait jeter les meubles par la fenêtre ; puis, cette exécution terminée, elle était montée en voiture, en envoyant Laval à Rambouillet, afin de pousser monsieur du Maine à quelque acte de vigueur, et en chargeant Malezieux de convoquer tous ses amis pour la nuit même à l'Arsenal.
Pompadour et Brigaud se récrièrent sur l'imprudence d'une pareille convocation. Madame du Maine était évidemment gardée à vue. Aller à l'Arsenal le jour même où l'on devait la savoir le plus irritée, c'était se compromettre ostensiblement. Pompadour et Brigaud opinaient en conséquence pour faire supplier Son Altesse de choisir un autre jour et un autre lieu de rendez-vous. Malezieux et d'Harmental étaient du même avis sur l'imprudence de la démarche et sur le danger à courir. Mais tous deux étaient d'avis, le premier par dévouement, le second par devoir, que plus l'ordre était périlleux, plus il était de leur honneur d'y obéir.
La discussion, comme il arrive toujours en pareille circonstance, commençait à dégénérer en altercation assez vive, lorsqu'on entendit le pas de deux personnes qui montaient l'escalier. Comme les trois personnes qui avaient pris rendez-vous chez d'Harmental s'y trouvaient réunies, Brigaud, qui, l'oreille toujours au guet, avait le premier entendu le bruit, porta le doigt à sa bouche pour indiquer à ses interlocuteurs de faire silence. On entendit alors distinctement les pas se rapprocher. Un léger chuchotement, pareil à celui de deux personnes qui s'interrogent, leur succéda. Enfin la porte s'ouvrit et donna passage à un soldat aux gardes françaises et à une petite grisette.
Le soldat aux gardes était le baron de Valef.
Quant à la grisette, elle écarta le petit gantelet noir qui lui cachait la figure, et l'on reconnut madame la duchesse du Maine.

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