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Chapitre XXXVI
Un chapitre de Saint-Simon

Les choses durèrent ainsi quatre jours, pendant lesquels Buvat, cessant d'aller à son bureau sous prétexte d'indisposition, parvint à force de travail à faire les deux copies commandées, l'une par le prince de Listhnay, l'autre par Dubois. Pendant ces quatre jours, certes les plus agités de toute la vie du pauvre écrivain, il demeura si sombre et si taciturne, que plusieurs fois Bathilde, malgré sa préoccupation toute contraire, lui demanda ce qu'il avait ; mais à chaque fois que cette question lui fut faite, Buvat, rappelant à lui toute sa force morale, répondit qu'il n'avait absolument rien, et comme à la suite de cette réponse Buvat se remettait incontinent à chantonner sa petite chanson, il parvint à tromper Bathilde d'autant plus facilement que, partant à son ordinaire comme s'il continuait d'aller à son bureau, Bathilde ne voyait de fait aucun dérangement matériel dans ses habitudes. Quant à d'Harmental, il avait tous les matins la visite de l'abbé Brigaud, qui lui annonçait que toutes choses marchaient à souhait, de sorte que, comme d'un autre côté, ses affaires d'amour allaient à merveille, d'Harmental commençait à trouver que l'état de conspirateur était l'état le plus heureux de la terre.
Quant au duc d'Orléans, comme il ne se doutait de rien, il continuait de mener sa vie ordinaire, et il avait convié comme d'habitude, à son souper du dimanche, ses roués et ses maîtresses, lorsque, vers les deux heures de l'après-midi Dubois entra dans son cabinet.
- Ah ! c'est toi, l'abbé ? J'allais envoyer chez toi pour te demander si tu étais des nôtres ce soir, dit le régent.
- Vous allez donc souper aujourd'hui, monseigneur ? demanda Dubois.
- Ah çà ! mais d'où sors-tu donc avec ta figure de carême ? Est-ce que ce n'est plus aujourd'hui dimanche ?
- Si fait, monseigneur.
- Eh bien ! alors, viens nous revoir ; voilà la liste de nos convives, tiens : Nocé, Lafare, Fargy, Ravanne, Broglie. Je n'invite pas Brancas ; il devient assommant depuis quelques jours. Je crois qu'il conspire, ma parole d'honneur ! Et puis la Phalaris et la d'Averne ; elles ne peuvent pas se sentir ; elles s'arracheront les yeux, et cela nous amusera. Nous aurons de plus la Souris, et peut-être madame de Sabran, si elle n'a pas quelque rendez-vous avec Richelieu.
- C'est votre liste, monseigneur ?
- Oui.
- Eh bien ! maintenant Votre Altesse veut-elle jeter un coup d'oeil sur la mienne ?
- Tu en as donc fait une aussi ?
- Non ; on me l'a apportée toute faite.
- Qu'est-ce que c'est que cela ? reprit le régent en jetant les yeux sur un papier que lui présenta Dubois.

« Liste nominative des officiers qui demandent du service au roi d'Espagne : Claude-François de Ferrette, chevalier de Saint-Louis, maréchal de camp et colonel de la cavalerie de France ; Boschet, chevalier de Saint-Louis et colonel d'infanterie ; de Sabran, de Larochefoucault-Gondral, de Villeneuve, de Lescure, de Laval. »

Eh bien ! après ?
- Après, en voilà une autre, et il présenta un second papier au duc.

« – Protestation de la noblesse. »

- Faites vos listes, monseigneur, faites, vous voyez que vous n'êtes pas le seul, et que le prince de Cellamare fait aussi les siennes.

- « Signé sans distinction de rangs et de maisons, afin que personne n'y puisse trouver à redire : de Vieux-Pont, de la Pailleterie, de Beaufremont, de Latour-du-Pin, de Montauban, Louis de Caumont, Claude de Polignac, Charles de Laval, Antoine de Chastellux, Armand de Richelieu ! » Et où diable as-tu péché tout cela, sournois ?
- Attendez, monseigneur, nous ne sommes pas au bout. Veuillez jeter un coup d'oeil sur ceci.

- « Plan des conjurés. Rien n'est plus important que de s'assurer des places fortes voisines des Pyrénées ; gagner la garnison de Bayonne. » Livrer nos villes, mettre aux mains de l'Espagnol les clefs de la France ! Qui veut faire cela, Dubois ?
- Allons, de la patience, monseigneur, nous avons mieux que cela à vous offrir. Tenez, voilà des lettres de Sa Majesté Philippe V en personne.

- « Au roi de France. » Mais ce ne sont que des copies ?
- Je vous dirai tout à l'heure où sont les originaux !
- Voyons cela, mon cher abbé, voyons. « Depuis que la Providence m'a placé sur le trône d'Espagne, etc., etc. De quel oeil vos fidèles sujets peuvent-ils regarder le traité qui se signe contre moi, etc., etc. Je prie Votre Majesté de convoquer les états généraux de son royaume » Convoquer les états généraux ! au nom de qui ?
- Vous le voyez bien, monseigneur, au nom de Philippe V.
- Philippe V est roi d'Espagne et non pas roi de France. Qu'il n'intervertisse pas les rôles : j'ai déjà franchi une fois les Pyrénées pour le rasseoir sur le trône, je pourrais bien les franchir une seconde fois pour le renverser.
- Nous y songerons plus lard, je ne dis pas non ; mais pour le moment, s'il vous plaît, monseigneur, nous avons une cinquième pièce à lire, et ce n'est pas la moins importante, comme vous allez en juger. Et Dubois présenta au régent un dernier papier, que celui-ci ouvrit avec une telle impatience qu'il le déchira en l'ouvrant.
- Allons ! murmura le régent.
- N'importe, monseigneur, n'importe ; les morceaux en sont bons, répondit Dubois : rapprochez-les et lisez.
Le régent rapprocha les deux morceaux et lut :

- « Très chers et bien aimés. »

- Oui, c'est cela ! continuation de la métaphore : il ne s'agit de rien moins que de ma déposition. Et ces lettres, sans doute, doivent être remises au roi ?
- Demain, monseigneur.
- Par qui ?
- Par le maréchal !
- Par Villeroy ?
- Par lui-même.
- Et comment a-t-il pu se décider à une pareille chose ?
- Ce n'est pas lui, c'est sa femme, monseigneur.
- Encore un tour de Richelieu.
- Votre Altesse a mis le doigt dessus.
- Et de qui tiens-tu tous ces papiers ?
- D'un pauvre diable d'écrivain, à qui on les a donnés à copier, attendu que, grâce à une descente qu'on a faite dans la petite maison du comte de Laval, une presse qu'il cachait dans sa cave a cessé de fonctionner.
- Et cet écrivain était en relation directe avec Cellamare ? Les imbéciles !
- Non point, monseigneur, non point. Oh ! les mesures étaient mieux prises : le bonhomme n'avait affaire qu'au prince de Listhnay !
- Au prince de Listhnay ! Qu'est-ce que celui-là encore ?
- Rue du Bac, 110.
- Je ne le connais pas.
- Si fait, monseigneur, vous le connaissez.
- Et où l'ai-je vu ?
- Dans votre antichambre.
- Comment ! ce prétendu prince de Listhnay...
- N'est autre que ce grand coquin de d'Avranches, le valet de chambre de madame du Maine.
- Ah ! ah ! cela m'étonnait aussi qu'elle n'en fût pas, la petite guêpe !
- Oh ! elle y est en plein. Et si monseigneur veut être débarrassé cette fois ci d'elle et de sa clique, nous les tenons tous.
- Voyons d'abord au plus pressé.
- Oui, occupons-nous de Villeroy. Etes-vous décidé à un coup d'autorité ?
- Parfaitement ; tant qu'il n'a fait que piaffer et parader en personnage de théâtre et de carrousel, très bien ; tant qu'il s'est borné à des calomnies et même à des impertinences contre moi, très bien encore ; mais quand il s'agit du repos et de la tranquillité de la France, ah ! monsieur le maréchal, vous les avez assez compromis déjà par votre ineptie militaire, sans que nous vous les laissions compromettre de nouveau par votre fatuité politique.
- Ainsi, dit Dubois, nous lui mettons la main dessus ?
- Oui, mais avec certaines précautions : il faut le prendre en flagrant délit.
- Rien de plus facile, il entre tous les matins à huit heures chez le roi ?
- Oui.
- Soyez demain matin à sept heures et demie à Versailles.
- Après ?
- Vous le précéderez chez Sa Majesté.
- Et là je lui reproche en face du roi...
- Non pas, non pas, monseigneur, il faut... En ce moment l'huissier ouvrit la porte.
- Silence, dit le régent. Puis se retournant vers l'huissier : Que veux-tu ?
- Monsieur le duc de Saint-Simon.
- Demande-lui si c'est pour affaire sérieuse.
L'huissier se retourna et échangea quelques paroles avec le duc ; puis s'adressant de nouveau au régent :
- Des plus sérieuses, monseigneur.
- Eh bien ! qu'il entre.
Saint-Simon entra.
- Pardon, duc, dit le régent ; je termine une petite affaire avec Dubois, et dans cinq minutes je suis à vous.
Et tandis que Saint-Simon entrait, le duc et Dubois se retirèrent dans un coin, où effectivement ils demeurèrent cinq minutes à causer bas, après quoi Dubois prit congé du régent.
- Il n'y a pas de souper ce soir, dit-il en sortant à l'huissier de service. Faites prévenir les personnes invitées. Monseigneur le régent est malade.
Et il sortit.
- Serait-ce vrai, monseigneur ? demanda Saint-Simon avec une inquiétude réelle, car le duc, quoique fort avare de son amitié, avait, soit calcul, soit affection réelle, une grande prédilection pour le régent.
- Non, mon cher duc, dit Philippe, pas de manière du moins à m'inquiéter. Mais Chirac prétend que si je ne suis pas sage, je mourrai d'apoplexie, et, ma foi ! je suis décidé, je me range.
- Ah ! monseigneur ! Dieu vous entende ! dit Saint-Simon ; quoique en vérité ce soit un peu tard.
- Comment cela, mon cher duc ?
- Oui, la facilité de Votre Altesse n'a déjà donné que trop de prise à la calomnie.
- Ah ! si ce n'est que cela, mon cher duc, il y a si longtemps qu'elle mord sur moi, qu'elle doit commencer à se lasser.
- Au contraire, monseigneur, reprit Saint-Simon, il faut qu'il se machine quelque chose de nouveau contre vous, car elle se redresse plus sifflante et plus venimeuse que jamais.
- Eh bien ! voyons, qu'y a-t-il encore ?
- Il y a que tout à l'heure, en sortant de vêpres, il y avait sur les degrés de Saint-Roch un pauvre qui demandait l'aumône en chantant, et qui, tout en chantant, offrait à ceux qui sortaient des apparences de complaintes. Or, savez-vous ce que c'étaient que ces complaintes, monseigneur ?
- Non, quelque nol, quelque pamphlet contre Law, contre cette pauvre duchesse de Berry, contre moi-même, peut-être. Oh ! mon cher duc, il faut les laisser chanter : si seulement ils payaient !
- Tenez, monseigneur, lisez ! dit Saint-Simon.
Et il présenta au duc et Orléans un papier grossier imprimé à la manière des chansons qui se chantent dans les rues. Le prince le prit en haussant les épaules, et y jetant les yeux avec un inexprimable sentiment de dégoût, Il commença de lire :

          Vous dont l'éloquence rapide
          Contre deux tyrans inhumains
          Eut jadis l'audace intrépide
          D'armer les Grecs et les Romains
          Contre un monstre encor plus farouche
          Mettez votre fiel dans ma bouche
          Je brûle de suivre vos pas,
          Et je vais tenter cet ouvrage
          Plus charmé de votre courage
          Qu'effrayé de votre trépas !

- Votre Altesse reconnaît le style, dit Saint-Simon.
- Oui, répondit le régent, c'est de Lagrange-Chancel. Puis il continua :

          A peine ouvrit-il ses paupières,
          Que tel qu'il se montre aujourd'hui
          Il fut indigné des barrières
          Qu'il voit entre le trône et lui.
          Dans ces détestables idées
          De l'art des Circés, des Médées,
          Il fit ses uniques plaisirs
          Croyant cette voie infernale
          Digne de remplir l'intervalle
          Qui s'opposait à ses désirs.

- Tenez, duc, dit le régent en tendant le papier à Saint-Simon, c'est si méprisable, que je n'ai pas le courage de lire jusqu'au bout.
- Lisez, monseigneur, lisez, au contraire. Il faut que vous sachiez de quoi sont capables vos ennemis. Du moment où ils se montrent au jour, tant mieux. C'est une guerre. Ils vous offrent la bataille ; acceptez la bataille, et prouvez-leur que vous êtes le vainqueur de Nerwinde, de Steinkerque et de Lérida.
- Vous le voulez donc, duc ?
- Il le faut, monseigneur.
Et le régent, avec un sentiment de répugnance presque insurmontable reporta les veux sur le papier et lut, en sautant une strophe pour arriver plus tôt à la fin :

          Ainsi les fils pleurant leur père
          Tombent frappés des mêmes coups ;
          Le frère est suivi par le frère,
          L'épouse devance l'époux ;
          Mais, ô coups toujours plus funestes !
          Sur deux fils, nos uniques restes,
          La faux de la Parque s'étend ;
          Le premier a rejoint sa race,
          L'autre dont la couleur s'efface,
          Penche vers son dernier instant !

Le régent avait lu cette strophe en s'arrêtant vers par vers et d'un accent qui s'altérait à mesure qu'il approchait de la fin ; mais au dernier vers son indignation fut plus forte que lui, et, froissant le papier dans ses mains, il voulut parler, mais la voix lui manqua, et deux grosses larmes seulement roulèrent de ses yeux sur ses joues.
- Monseigneur, dit Saint-Simon, en regardant le régent avec une pitié pleine de vénération, monseigneur, je voudrais que le monde entier fût là et vît couler ces généreuses larmes ; je ne vous donnerais plus le conseil de vous venger de vos ennemis, car, comme moi, le monde entier serait convaincu de votre innocence.
- Oui, mon innocence, murmura le régent ; oui, et la vie de Louis XV en fera foi. Les infâmes ! ils savent mieux que personne quels sont les vrais coupables. Ah ! madame de Maintenon, ah ! madame du Maine, ah ! monsieur de Villeroy ! Car ce misérable Lagrange-Chancel n'est que leur scorpion ; et quand je pense, Saint-Simon, qu'en ce moment-ci même, je les tiens sous mes pieds ! que je n'ai qu'à appuyer le talon et que je les écrase.
- Ecrasez, monseigneur écrasez ! ce sont des occasions qui ne se présentent pas tous les jours, et quand on les tient, il faut les saisir.
Le régent réfléchit un instant, et pendant cet instant son visage décomposé reprit peu à peu l'expression de bonté qui lui était naturelle.
- Allons, dit Saint-Simon, qui suivait sur la physionomie du régent la réaction qui s'opérait, je vois que ce ne sera pas encore pour aujourd'hui.
- Non, monsieur le duc, dit Philippe, car pour aujourd'hui j'ai quelque chose de mieux à faire que de venger les injures du duc d'Orléans : j'ai à sauver la France.
Et tendant la main à Saint-Simon, le prince rentra dans sa chambre.
Le soir, à neuf heures, monseigneur le régent quitta le Palais-Royal et, contre son habitude, alla coucher à Versailles.

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