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Chapitre XXXIII
Le successeur de Fénelon

Grâce aux conventions arrêtées entre les jeunes gens, et qui donnaient à leur amour si longtemps contenu toute l'expansion possible, trois ou quatre jours s'écoulèrent, pareils à des instants, et pendant lesquels ils furent les êtres les plus heureux du monde.
Mais la terre, qui semblait s'être arrêtée pour eux, n'en continuait pas moins de tourner pour les autres, et les événements qui devaient les réveiller au moment où ils s'y attendaient le moins se préparaient en silence.
Monsieur le duc de Richelieu avait tenu sa promesse ; le maréchal de Villeroy, absent des Tuileries pour une semaine seulement, comme nous l'avons vu, y avait été rappelé le quatrième jour par une lettre de la maréchale qui lui écrivait que sa présence était plus que jamais nécessaire auprès du roi, la rougeole venant de se déclarer à Paris et ayant attaqué quelques personnes du Palais-Royal.
M. de Villeroy était revenu aussitôt ; car, on se le rappelle, toutes ces morts successives qui, trois ou quatre ans auparavant, avaient affligé le royaume, avaient été mises sur le compte de la rougeole, et le maréchal ne voulait point perdre cette occasion de faire parade de sa vigilance, dont il exagérait l'importance et surtout les résultats. En effet, comme gouverneur du roi, il avait le privilège de ne le quitter jamais que sur un ordre de lui-même, et de rester chez lui quelque personne qui y entrât, même le régent. Or, c'était surtout vis-à-vis du régent que le duc affectait ces précautions étranges, et comme ces précautions servaient la haine de madame du Maine et de son parti, on louait beaucoup M. de Villeroy, et on allait répandant partout qu'il avait trouvé sur la cheminée de Louis XV des bonbons empoisonnés qui y avaient été déposés on ne savait par qui. Le résultat de tout cela était un surcroît de calomnie contre le duc d'Orléans, et partant un surcroît d'importance de la part du maréchal, qui avait fini par persuader au jeune roi que c'était à lui qu'il devait la vie. Grâce à cette conviction, il avait acquis une grande influence sur le coeur de ce pauvre enfant royal, qui habitué à tout craindre, n'avait de confiance et d'amitié que pour M. de Villeroy et M. de Fréjus.
M. de Villeroy était donc bien l'homme qu'il fallait pour le message dont on venait de le charger, et, grâce à l'irrésolution ordinaire à son caractère, il avait cependant hésité quelque temps à prendre une détermination. Il fut donc convenu que le lundi suivant, jour pendant lequel, à cause de ses soupers du dimanche, M. le régent voyait très rarement le roi, les deux lettres de Philippe V seraient remises à Louis XV ; puis, M. de Villeroy profiterait de toute cette solitude avec son élève pour lui faire signer l'ordre de convocation des états généraux, qu'on expédierait séance tenante, et qu'on rendrait public le lendemain, avant l'heure de la visite du régent à Sa Majesté ; de sorte que, si inattendue que fût cette mesure, il n'y aurait point à revenir dessus.
Pendant que ces choses se tramaient contre lui, le régent suivait sa vie ordinaire au milieu de ses travaux, de ses études, de ses plaisirs et surtout de ses tracasseries intérieures. Comme nous l'avons dit, trois de ses filles lui donnaient des chagrins sérieux et réels : madame de Berry, qu'il aimait avant toutes les autres parce qu'il l'avait sauvée d'une maladie dans laquelle l'avaient condamnée tous les plus célèbres médecins, oubliant toute retenue, vivait publiquement avec Riom, qu'elle menaçait d'épouser à chaque observation que lui faisait son père : menace étrange, et qui à cette époque cependant, au respect que l'on conservait encore pour la hiérarchie des rangs, devait en s'accomplissant produire un plus grand scandale que n'en produisaient les amours qu'en tout autre temps ce mariage eût sanctifiés.
De son côté, mademoiselle de Chartres avait maintenu sa résolution de se faire religieuse, sans qu'on eût pu découvrir si cette résolution était, comme l'avait pensé le régent, la suite d'un dépit amoureux, ou, comme le soutenait sa mère, le résultat d'une vocation réelle. Il est vrai qu'elle continuait, toute novice qu'elle était, à se livrer à tous les plaisirs mondains que l'on peut introduire dans le cloître, et qu'elle avait fait transporter dans sa cellule ses fusils, ses pistolets, et surtout un magnifique assortiment de fusées, de soleils, de pétards et de chandelles romaines, grâce auxquels elle donnait tous les soirs un divertissement pyrotechnique à ses jeunes amies ; au reste, elle ne quittait pas le seuil du couvent de Chelles, où son père venait la visiter tous les mercredis.
La troisième personne de la famille qui, après ses deux soeurs, donnât le plus de tablature au régent était mademoiselle de Valois, qu'il soupçonnait fort d'être la maîtresse de Richelieu, sans que jamais cependant il en eût pu obtenir une preuve certaine, quoiqu'il eût mis sa police à la piste des deux amants, et que, plus d'une fois, soupçonnant mademoiselle de Valois de recevoir le duc chez elle, il y fût entré aux heures où il était le plus probable qu'il l'y rencontrerait. Ces soupçons s'étaient encore augmentés de la résistance qu'elle avait opposée à sa mère qui avait voulu lui faire épouser son neveu le prince de Dombes, devenu un excellent parti, enrichi qu'il était par les dépouilles de la grande Mademoiselle ; aussi le régent avait-il saisi une nouvelle occasion de s'assurer si ce refus était causé par l'antipathie que lui inspirait le jeune prince ou par l'amour qu'elle portait à son beau duc, en accueillant les ouvertures que lui avait faites Pléneuf, son ambassadeur à Turin, sur un mariage entre la belle Charlotte-Aglaé et le prince de Piémont. Mademoiselle de Valois s'était fort rebellée à cette nouvelle conspiration contre son propre coeur ; mais elle avait eu beau gémir et pleurer, le régent, malgré la facile bonté de son caractère, s'était cette fois prononcé positivement, et les pauvres amants n'avaient plus aucun espoir, lorsqu'un événement inattendu était venu tout rompre. Madame, mère du régent, avec sa franchise toute allemande, avait écrit à la reine de Sicile, l'une de ses correspondantes les plus assidues, qu'elle l'aimait trop pour ne pas la prévenir que la princesse que l'on destinait au jeune prince de Piémont avait un amant, et que cet amant était le duc de Richelieu. On devine que si avancées que fussent les choses, une pareille déclaration venant d'une personne de moeurs aussi austères que la Palatine, avait tout rompu. Le duc d'Orléans, au moment où il croyait avoir éloigné de lui mademoiselle de Valois, avait donc appris tout à coup la rupture, puis, quelques jours après, la cause de cette rupture ; il en avait boudé quelques jours Madame en envoyant au diable cette manie d'écrire qui possédait la pauvre princesse palatine ; mais comme le duc d'Orléans était du caractère le moins boudeur qui existât au monde, il avait bientôt ri lui-même de cette nouvelle escapade épistolaire de Madame ; détourné qu'il avait été d'ailleurs de ce sujet par un sujet bien autrement important : il s'agissait de Dubois, qui voulait à toute force être archevêque.
Nous avons vu comment, au retour de Dubois de Londres, la chose avait déjà été emmanchée sous forme de plaisanterie, et comment le régent avait reçu la recommandation du roi Guillaume ; mais Dubois n'était pas homme à se laisser abattre par un premier refus. Cambrai vaquait par la mort, à Rome, du cardinal la Trémouille. C'était un des plus riches archevêchés et un des plus grands postes de l'Eglise :150.000 livres de rentes y étaient attachées, et comme avec Dubois l'argent ne gâtait jamais rien, et qu'au contraire il s'en procurait par tous les moyens possibles, il serait difficile de dire s'il était plus tenté par le titre de successeur de Fénelon que par le riche bénéfice qui y était attaché. Aussi, à la première occasion, Dubois remit-il l'archevêché sur le tapis. Cette fois, comme la première, le régent voulut tourner la chose au comique ; mais Dubois devint plus positif et plus pressant. Le régent ne savait pas supporter un ennui, et Dubois commençait à l'ennuyer avec sa persistance ; de sorte que, croyant mettre Dubois au pied du mur, il lui porta le défi de trouver un prélat qui voulût le sacrer.
- N'est-ce que cela ? s'écria Dubois tout joyeux, j'ai notre affaire sous la main.
- Impossible, dit le régent qui ne croyait pas que la courtisanerie humaine pût aller jusque-là.
- Vous allez voir, dit Dubois. Et il sortit en courant.
Au bout de cinq minutes il rentra.
- Eh bien ! demanda le régent.
- Eh bien ! répondit Dubois, j'ai notre affaire.
- Eh ! quel est le sacre, s'écria le régent, qui consent à sacrer un sacre comme toi ?
- Votre premier aumônier en personne, monseigneur.
- L'évêque de Nantes ?
- Ni plus ni moins.
- Tressant ?
- Lui-même.
- Impossible !
- Tenez, le voilà.
En ce moment la porte s'ouvrit, et l'huissier annonça monseigneur l'évêque de Nantes.
- Venez, monseigneur, venez ! cria Dubois en allant au-devant de lui. Son Altesse Royale vient de nous honorer tous les deux, en me nommant, comme je vous l'ai dit, moi archevêque de Cambrai, et en vous choisissant, vous, pour me sacrer.
- Monsieur de Nantes, demanda le régent, est-ce que vous consentez réellement à vous charger de faire de l'abbé un archevêque ?
- Les désirs de Votre Altesse sont des ordres pour moi, monseigneur.
- Mais vous savez qu'il est simple tonsuré et n'a reçu ni le sous-diaconat, ni le diaconat, ni la prêtrise.
- Qu'importe, monseigneur, interrompit Dubois, voici monsieur de Nantes qui vous dira que tous ces ordres peuvent se conférer en un jour.
- Mais il n'y a pas d'exemple d'une pareille escalade.
- Si fait, saint Ambroise.
- Alors, mon cher abbé, dit en riant le régent, si tu as pour toi les Pères de l'Eglise, je n'ai plus rien à dire, et je t'abandonne à monsieur de Tressan.
- Je vous le rendrai avec la crosse et la mitre, monseigneur.
- Mais il te faut le grade de licencié, continua le régent, qui commençait à s'amuser de cette discussion.
- J'ai parole de l'université d'Orléans.
- Mais il te faut des attestations, des démissoires.
- Est-ce que Besons n'est pas là ?
- Un certificat de bonne vie et moeurs.
- J'en aurai un signé de Noailles.
- Ah ! pour cela, je t'en défie, l'abbé.
- Eh bien ! Votre Altesse m'en donnera un, alors. Eh ! que diable ! la signature du régent de France aura bien autant de crédit à Rome que celle d'un méchant cardinal.
- Dubois, dit le régent, un peu plus de respect, s'il te plaît, pour les princes de l'Eglise.
- Vous avez raison, monseigneur, on ne sait pas ce qu'on peut devenir.
- Toi, cardinal ! Ah ! par exemple ! s'écria le régent en éclatant de rire.
- Puisque Votre Altesse ne veut pas me donner le bleu, dit Dubois, il faut bien que je me contente du rouge, en attendant mieux.
- Mieux ! cardinal !
- Tiens, pourquoi ne serais-je point un jour pape ?
- Au fait, Borgia l'a bien été.
- Dieu nous donne bonne vie à tous les deux, monseigneur, et vous verrez cela, et bien d'autres choses encore.
- Pardieu ! dit le régent, tu sais que je me moque de la mort.
- Hélas ! que trop.
- Ah bien ! tu vas me rendre poltron par curiosité.
- Il n'y aurait pas de mal ; et pour commencer, monseigneur ne ferait pas mal de supprimer ses courses nocturnes.
- Pourquoi cela ?
- Parce que sa vie y court des risques, d'abord.
- Que m'importe !
- Puis pour une autre raison encore.
- Laquelle ?
- Parce qu'elles sont, dit Dubois en prenant un air hypocrite, un sujet de scandale pour l'Eglise !
- Va-t'en au diable.
- Vous voyez, monseigneur, dit Dubois en se retournant vers Tressan, au milieu de quels libertins et de quels pêcheurs endurcis je suis forcé de vivre. J'espère que Votre Eminence aura égard à ma position et ne sera pas trop sévère pour moi.
- Nous ferons de notre mieux, monseigneur, répondit Tressan.
- Et quand cela ? dit Dubois, qui ne voulait pas perdre une heure.
- Aussitôt que vous serez en règle.
- Je vous demande trois jours.
- Eh bien ! le quatrième je suis à vos ordres.
- Nous sommes aujourd'hui samedi. A mercredi donc !
- A mercredi, répondit Tressan.
- Seulement, je dois te prévenir d'avance, l'abbé, reprit le régent, qu'il manquera une personne de quelque importance à ton sacre.
- Et qui oserait me faire cette injure ?
- Moi !
- Vous, monseigneur, vous y serez, et dans votre tribune officielle.
- Je te réponds que non.
- Je parie mille louis.
- Et moi je te donne ma parole d'honneur.
- Je parie le double.
- Insolent !
- A mercredi, monsieur de Tressan ; à mon sacre, monseigneur.
Et Dubois sortit tout joyeux pour aller crier partout sa nomination.
Cependant Dubois s'était trompé sur un point, c'était l'adhésion du cardinal de Noailles ; quelque menace ou quelque promesse qu'on pût lui faire, on ne parvint point à lui arracher l'attestation de bonne vie et moeurs que Dubois s'était flatté d'obtenir de sa main. Il est vrai que ce fut le seul qui osât faire cette sainte et noble opposition au scandale qui menaçait l'Eglise ; l'Université d'Orléans donna les licences ; Besons, l'archevêque de Rouen, le démissoire ; et, tout étant prêt au jour dit, Dubois partit à cinq heures du matin en habit de chasse, pour Pontoise, où il trouva monsieur de Nantes, qui, selon la promesse qu'il avait faite, lui administra le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise. A midi tout était fini, et à quatre heures, après avoir passé au conseil de régence, qui se tenait au vieux Louvre à cause des rougeoles qui, comme nous l'avons dit, régnaient aux Tuileries, Dubois rentrait chez lui en habit d'archevêque. La première personne qu'il aperçut dans sa chambre fut la Fillon. En sa double qualité d'attachée à la police secrète et aux amours publiques, elle avait ses entrées à toute heure chez le ministre, et malgré la solennité du jour, comme elle avait affirmé avoir des choses de la plus haute importance à lui communiquer, on n'avait point osé lui refuser la porte.
- Ah ! s'écria Dubois en apercevant sa vieille amie, la rencontre est bonne.
- Pardieu ! mon compère, répondit la Fillon, si tu es assez ingrat pour oublier tes anciens amis, je ne suis pas assez bête pour oublier les miens, surtout lorsqu'ils montent en grade.
- Ah çà ! dis-moi, reprit Dubois en commençant à dépouiller ses ornements sacerdotaux, est-ce que tu comptes continuer à m'appeler ton compère ! Maintenant que me voilà archevêque ?
- Plus que jamais, et j'y tiens si fort que je compte, la première fois que le régent viendra chez moi, lui demander une abbaye, afin que nous marchions toujours de pair l'un avec l'autre.
- Il y va donc toujours, chez toi, le libertin ?
- Hélas ! plus pour moi, mon pauvre compère. Ah ! le bon temps est passé ; mais j'espère que, grâce à toi, il va revenir, et que la maison se ressentira de ton élévation.
- Oh ! ma pauvre commère, dit Dubois en se baissant pour que la Fillon lui dégrafât son camail, tu sens bien que maintenant les choses sont changées, et que je ne puis plus te faire de visites comme par le passé.
- Tu es bien fier ; Philippe y vient bien toujours, lui.
- Philippe n'est que le régent de France, et je suis archevêque, moi. Tu comprends ? Il me faut une maîtresse à domicile, où je puisse aller sans scandale, comme madame de Tencin, par exemple.
- Oui, qui vous trompe pour Richelieu.
- Et qui est-ce qui te dit que ce n'est pas Richelieu qu'elle trompe pour moi, au contraire ?
- Ouais ! est-ce qu'elle cumulerait, par hasard, et qu'elle ferait à la fois l'amour et la police ?
- Peut-être. Mais à propos de police, reprit Dubois en continuant à se déshabiller, sais-tu bien que la tienne s'endort diablement depuis trois ou quatre mois, et que si cela continue, je serai forcé de te retirer la subvention ?
- Ah ! pleutre ! s'écria la Fillon, voilà comme tu traites tes anciennes connaissances ! Je venais te faire une révélation ; eh bien ! tu ne la sauras pas.
- Une révélation à propos de quoi ?
- Tarare ! ôte-moi ma subvention, voyons, cuistre que tu es !
- Serait-il question de l'Espagne ? demanda en fronçant le sourcil le nouvel archevêque, qui sentait instinctivement que le danger venait de là.
- Il n'est question de rien du tout, compère, que d'une belle fille que je voulais te présenter ; mais, comme tu te fais ermite, bonsoir.
Et la Fillon fit quatre pas vers la porte.
- Allons, viens ici, dit Dubois en faisant de son côté quatre pas vers son secrétaire.
Et les deux vieux amis, si bien dignes de se comprendre, s'arrêtèrent et se regardèrent en riant.
- Allons, allons, dit la Fillon, je vois que tout n'est pas perdu et qu'il y a encore du bon en toi, compère. Voyons ; ouvre ce bon petit secrétaire, montre-moi un peu ce qu'il a dans le ventre, et j'ouvrirai la bouche, et je te montrerai ce que j'ai dans le coeur, moi.
Dubois tira un rouleau de cent louis et le fit voir à la Fillon.
- Qu'est-ce que contient le saucisson ? dit-elle. Voyons, ne mens pas ; d'ailleurs, je compterai après toi pour être plus sûre.
- Deux mille quatre cents livres, c'est un joli denier, ce me semble.
- Oui, pour un abbé, mais pas pour un archevêque.
- Mais, malheureuse, dit Dubois, tu ne sais donc pas à quel point les finances sont obérées ?
- Eh bien ! en quoi cela t'inquiète-t-il, farceur, puisque Law va nous refaire des millions ?
- Veux-tu, en échange de ce rouleau, dix mille livres d'actions sur le Mississippi ?
- Merci, l'amour, je préfère les cent louis ; donne je suis bonne femme, moi, et un autre jour tu seras plus généreux.
- Eh bien ! maintenant, qu'as-tu à me dire ? Voyons !
- D'abord, compère, promets-moi une chose.
- Laquelle ?
- C'est que comme il s'agit d'un vieil ami, il ne lui sera fait aucun mal.
- Mais si ton vieil ami est un gueux qui mérite d'être pendu, pourquoi diable veux-tu lui faire tort de la potence ?
- C'est comme cela. J'ai mes idées, moi.
- Va te promener. Je ne puis rien te promettre.
- Allons, bonsoir, compère, voilà tes cent louis.
- Ah ça ! mais tu deviens donc bégueule à présent ?
- Non ; mais je lui ai des obligations, à cet homme. C'est lui qui m'a lancée dans le monde.
- Eh bien ! il peut se vanter d'avoir rendu ce jour-là à la société un joli service.
- Un peu, mon neveu, et il n'aura pas à s'en repentir, puisque je ne dis rien aujourd'hui s'il n'a pas la vie sauve.
- Eh bien ! il aura la vie sauve. Je te le promets, es-tu contente ?
- Et sur quoi me promets-tu cela ?
- Foi d'honnête homme !
- Compère, tu veux me voler.
- Mais sais-tu que tu m'ennuies, à la fin ?
- Ah ! je t'ennuie ! Eh bien ! adieu !
- Ma commère, je vais te faire arrêter.
- Qu'est-ce que cela me fait !
- Je vais te faire conduire en prison.
- Je m'en moque pas mal.
- Et je t'y laisse pourrir.
- Jusqu'à ce que tu pourrisses toi-même : ça ne sera pas long.
- Eh bien ! voyons, que veux-tu ?
- Je veux la vie de mon capitaine.
- Tu l'auras.
- Foi de quoi ?
- Foi d'archevêque !
- Autre chose.
- Foi d'abbé !
- Autre chose encore.
- Foi de Dubois !
- A la bonne heure. Eh bien ! il faut te dire d'abord que mon capitaine est bien le capitaine le plus râpé qui existe dans le royaume.
- Diable ! il y a pourtant concurrence.
- Eh bien ! à lui le pompon.
- Continue.
- Or, tu sauras que mon capitaine est depuis quelque temps riche comme Crésus.
- Il aura volé quelque fermier général !
- Incapable. Tué, bon ! mais volé... pour qui le prends-tu ?
- Eh bien ! alors, d'où penses-tu que lui vient cet argent ?
- Connais-tu la monnaie, toi ?
- Oui.
- D'où vient celle-ci, alors ?
- Ah ! ah ! des doublons d'Espagne.
- Et sans alliage... à l'effigie du roi Charles II... des doublons qui valent 48 livres comme un liard... et qui coulent de ses poches comme une source, pauvre cher homme !
- Et à quelle époque a-t-il commencé à suer l'or comme cela, ton capitaine ?
- A quelle époque ? La surveille du jour où le régent a manqué d'être enlevé dans la rue des Bons-Enfants. Comprends-tu l'apologue, compère ?
- Oui-da, et pourquoi est-ce d'aujourd'hui seulement que tu viens me prévenir ?
- Parce que les poches commencent à se vider, et que c'est le bon moment de savoir où il va les remplir.
- Oui, n'est-ce pas, et que tu voulais lui donner tout le temps d'en arriver là ?
- Tiens, il faut bien que tout le monde vive !
- Eh bien ! tout le monde vivra, commère, même ton capitaine. Mais tu comprends, il faut que je sache tout ce qu'il fait.
- Jour par jour.
- Et de laquelle de tes demoiselles est-il amoureux ?
- De toutes quand il a de l'argent.
- Et quand il n'en a pas ?
- De la Normande. C'est son amie de coeur.
- Je la connais : c'est une fine mouche.
- Oui, mais il ne faut pas compter sur elle.
- Et pourquoi cela ?
- Elle l'aime, la petite sotte.
- Ah çà ! mais sais-tu que voilà un gaillard bien heureux !
- Et il peut dire qu'il le mérite. Un vrai coeur d'or ! qui n'a rien à lui. Ce n'est pas comme toi, vieil avare !
- C'est bon ! c'est bon ! Tu sais bien qu'il y a des occasions où je suis pis que l'enfant prodigue ; et il ne dépend que de toi de les faire naître, ces occasions-là.
- On y fera son possible, alors.
- Ainsi, jour par jour, je saurai ce que fait ton capitaine ?
- Jour par jour, c'est dit.
- Foi de quoi ?
- Foi d'honnête femme !
- Autre chose.
- Foi de Fillon !
- A la bonne heure !
- Adieu, monseigneur l'archevêque.
- Adieu, commère.
La Fillon s'avança vers la porte, mais au moment où elle s'apprêtait à sortir, l'huissier entra.
- Monseigneur, dit-il, c'est un brave homme qui demande à parler à Votre Eminence.
- Et quel est ce brave homme, imbécile ?
- Un employé de la Bibliothèque royale, qui dans ses moments perdus fait des copies.
- Et que veut-il ?
- Il dit qu'il a une révélation de la plus grande importance à faire à Votre Eminence.
- C'est, quelque pauvre diable qui demande un secours ?
- Non, monseigneur, il dit que c'est pour affaire politique.
- Diable ! Relative à quoi ?
- Relative à l'Espagne.
- Fais entrer alors. Et toi, ma commère, passe dans ce cabinet.
- Pourquoi faire ?
- Eh bien ! si mon écrivain et ton capitaine allaient se connaître, par hasard.
- Tiens dit la Fillon, ce serait drôle.
- Allons entre vite.
La Fillon entra dans le cabinet que lui indiquait Dubois.
Un instant après l'huissier ouvrit la porte et annonça monsieur Jean Buvat.
Maintenant, disons comment cet important personnage de notre histoire avait l'honneur d'être reçu en audience particulière par monseigneur l'archevêque de Cambrai.

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