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Chapitre XXV
L'ordre de la Mouche-à-Miel

Au jour et à l'heure dits, c'est-à-dire six semaines après son départ de la capitale, et à quatre heures de l'après-midi, d'Harmental, revenant de Bretagne, entrait au grand galop de ses deux chevaux de poste dans la cour du palais de Sceaux.
Des valets en grande livrée attendaient sur le perron, et tout annonçait les préparatifs d'une fête. D'Harmental passa à travers leur double haie, franchit le vestibule, et se trouva dans un grand salon au milieu duquel causaient par groupes, en attendant la maîtresse de la maison, une vingtaine de personnes dont la plupart étaient de sa connaissance. C'étaient, entre autres, le comte de Laval, le marquis de Pompadour, le poète Saint-Genest, le vieil abbé de Chaulieu, Saint-Aulaire, mesdames de Rohan, de Croissy, de Charost et de Brissac.
D'Harmental alla droit au marquis de Pompadour, celui de toute cette noble et intelligente société qu'il connaissait le plus. Tous deux échangèrent une poignée de main, puis d'Harmental tirant Pompadour à l'écart :
- Mon cher marquis, dit le chevalier, pourriez-vous m'apprendre comment il se fait que, lorsque je croyais arriver tout juste pour un triste et ennuyeux conciliabule politique, je me trouve jeté au milieu des préparatifs d'une fête ?
- Ma foi ! je n'en sais rien, mon cher chevalier, répondit Pompadour ; et vous me voyez aussi étonné que vous, j'arrive moi-même de Normandie.
- Ah ! vous arrivez aussi, vous ?
- A l'instant même. Aussi faisais-je la même question que vous venez de me faire à Laval. Mais il arrive de Suisse, et il n'en sait pas plus que nous.
En ce moment, on annonça le baron de Valef.
- Ah ! pardieu ! voilà notre affaire, continua Pompadour ; Valef est des plus intimes de la duchesse, et il nous dira cela, lui.
D'Harmental et Pompadour allèrent à Valef, qui, de son côté, les reconnaissant, vint droit à eux ; d'Harmental et Valef ne s'étaient pas revus depuis le jour du duel par lequel nous avons ouvert cette histoire, de sorte qu'ils se serrèrent la main avec un grand plaisir. Puis, après les premiers compliments échangés :
- Mon cher Valef, demanda d'Harmental, pourriez-vous me dire quel est le but de cette grande réunion, quand je croyais être convoqué en très petit comité ?
- Ma foi ! mon très cher, je n'en sais rien, dit Valef ; j'arrive de Madrid.
- Ah ça ! mais tout le monde arrive donc ici ? dit en riant Pompadour ; ah ! voilà Malezieux. J'espère que celui-là n'arrive que de Dombes ou de Châtenay, et comme en tout cas il a certainement passé par la chambre de madame du Maine, nous allons enfin savoir de ses nouvelles...
A ces mots, Pompadour fit un signe à Malezieux, mais le digne chancelier était trop galant pour ne pas s'acquitter d'abord de son devoir de chevalier auprès des femmes : il alla donc saluer mesdames de Rohan, de Charost, de Croissy et de Brissac, puis il s'achemina vers le groupe que formaient Pompadour, d'Harmental et de Valef.
- Ma foi ! mon cher Malezieux, dit Pompadour, nous vous attendions avec une grande impatience ; nous arrivons des quatre coins du monde, à ce qu'il paraît : Valef du midi, d'Harmental de l'occident, Laval de l'orient, moi du nord, vous, je ne sais d'où ; de sorte que, nous l'avouons, nous serions curieux de savoir ce que nous venons faire à Sceaux.
- Vous êtes venus assister à une grande solennité, messieurs, répondit Malezieux ; vous venez assister à la réception d'un nouveau chevalier de la Mouche-à-Miel.
- Peste ! dit d'Harmental, un peu piqué qu'on ne lui eût pas même laissé la faculté de passer par la rue du Temps-Perdu avant de venir à Sceaux. je comprends alors pourquoi madame du Maine nous avait fait recommander à tous d'être si exacts au rendez-vous ; et quant à moi, je suis fort reconnaissant à Son Altesse.
- D'abord, jeune homme, interrompit Malezieux, il n'y a ici ni madame du Maine ni Altesse, il y a la belle fée Ludovise, la reine des Abeilles, à laquelle chacun doit obéir aveuglément. Or, notre reine est la toute-sagesse comme elle est la toute-puissance. Et quand vous saurez quel est le chevalier de la Mouche que nous recevons en ce moment, peut-être ne regretterez vous plus si fort la diligence que vous avez faite.
- Et qui recevons-nous ? demanda Valef, qui arrivant de plus loin était naturellement le plus pressé de savoir pourquoi on l'avait fait venir.
- Nous recevons Son Excellence le prince de Cellamare.
- Ah ! ah ! c'est autre chose, fit Pompadour, et je commence à comprendre.
- Et moi aussi, dit Valef.
- Et moi aussi, dit d'Harmental.
- Très bien ! très bien ! répondit en souriant Malezieux, et avant la fin de la nuit vous comprendrez mieux encore. En attendant, laissez-vous conduire. Ce n'est point la première fois que vous entrez quelque part les yeux bandés, n'est-ce pas monsieur d'Harmental ?
Et à ces mots, Malezieux s'avança vers un petit homme à la figure plate, aux longs cheveux collants, aux regards envieux, qui paraissait tout embarrassé de se trouver en si noble compagnie, et que d'Harmental voyait pour la première fois. Aussi demanda-t-il aussitôt à Pompadour quel était ce petit homme. Pompadour lui répondit que c'était le poète Lagrange-Chancel.
Les deux jeunes gens regardèrent un instant le nouveau venu avec une curiosité mêlée de dégoût, puis se retournant d'un autre côté et laissant Pompadour s'avancer vers le cardinal de Polignac, qui entrait en ce moment, ils allèrent causer dans l'embrasure d'une fenêtre de la réception du nouveau chevalier de la Mouche-à-Miel.
L'ordre de la Mouche-à-Miel avait été fondé par madame la duchesse du Maine à propos de cette devise empruntée à l'Aminte du Tasse, et qu'elle avait prise à l'occasion de son mariage : Piccola si, ma fa pur gravi le ferite. Devise que Malezieux, dans son éternel dévouement poétique pour la petite fille du grand Condé, avait traduite ainsi :

          L'abeille, petit animal,
          Fait de grandes blessures.
          Craignez son aiguillon fatal,
          Evitez ses piqûres.
          Fuyez si vous pouvez les traits
          Qui partent de sa bouche ;
          Elle pique et s'envole après,
          C'est une fine mouche.

Cet ordre, comme tous les autres, avait sa décoration, ses officiers, son grand-maître : sa décoration était une médaille représentant d'un côté une ruche et de l'autre la reine des Abeilles ; cette médaille était suspendue à la boutonnière par un ruban citron, et tout chevalier devait en être décoré chaque fois qu'il venait à Sceaux. Ses officiers étaient Malezieux, Saint- Aulaire, l'abbé de Chaulieu et Saint-Genest ; son grand-maître était madame du Maine. Il se composait de trente-neuf membres et ne pouvait dépasser ce nombre : la mort de monsieur de Nevers avait réduit ce nombre, et, comme Malezieux venait de l'annoncer à d'Harmental, cette lacune allait être comblée par la nomination du prince de Cellamare.
Le fait est que madame du Maine avait trouvé plus sûr de couvrir cette réunion toute politique d'un prétexte tout frivole, certaine qu'elle était qu'une fête dans les jardins de Sceaux paraîtrait moins suspecte à Dubois et à Voyer d'Argenson qu'un conciliabule à l'Arsenal.
Aussi, comme on va le voir, rien n'avait-il été oublié pour rendre à l'ordre de la Mouche-à-Miel son ancienne splendeur, et pour ressusciter dans leur magnificence première ces fameuses nuits blanches qu'avait tant raillées Louis XIV.
En effet, à quatre heures précises, moment fixé pour la cérémonie, la porte du salon s'ouvrit, et l'on aperçut, dans une galerie tendue de satin incarnat semé d'abeilles d'argent, sur un trône élevé de trois marches, la belle fée Ludovise, à qui la petitesse de sa taille et la délicatesse de ses traits, bien plus encore que la baguette d'or qu'elle tenait à la main, donnaient l'apparence de l'être aérien dont elle avait pris le nom. Elle fit un geste de la main, et toute sa cour, passant du salon dans la galerie, se rangea en demi- cercle autour de son trône, sur les marches duquel allèrent se placer les grands dignitaires de l'ordre. Lorsque chacun fut à son poste, une porte latérale s'ouvrit, et Bessac, enseigne des gardes de monseigneur le duc du Maine, portant le costume de héraut, c'est-à-dire une robe cerise toute brodée d'abeilles d'argent, et coiffé d'un bonnet en forme de ruche, entra et annonça à haute voix :
- Son Excellence le prince de Cellamare.
Le prince entra, s'avança d'un pas grave vers la reine des Abeilles, fléchit le genou sur la première marche de son trône, et attendit.
- Prince de Samarcand, dit alors le héraut, prêtez une oreille attentive à la lecture des statuts de l'ordre que la grande fée Ludovise veut bien vous conférer, et songez sérieusement à ce que vous allez faire.
Le prince s'inclina en signe qu'il comprenait toute l'importance de l'engagement qu'il allait prendre. Le héraut continua :

Article premier.
- Vous jurez et promettez une fidélité inviolable, une aveugle obéissance à la grande fée Ludovise, dictatrice perpétuelle de l'ordre incomparable de la Mouche-à-Miel. Jurez par le sacré mont Hymette.
En ce moment, une musique cachée se fit entendre, et un choeur de musiciens invisibles chanta :

          Jurez, seigneur de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.

- Par le sacré mont Hymette ! je le jure, dit le prince.
Alors le choeur reprit, mais renforcé cette fois de la voix de tous les assistants :

          Il principe di Samarcand,
          Il digne figlio del gran'khan,
          Ha guirato :
          Sia ricevuto.

Après ce refrain répété trois fois, le héraut reprit la lecture de son règlement :

Article deuxième.
- Vous jurez et promettez de vous trouver dans le palais enchanté de Sceaux, chef-lieu de l'ordre de la Mouche-à-Miel, toutes les fois qu'il sera question de tenir chapitre, et cela, toutes affaires cessantes, sans même que vous puissiez vous excuser sous prétexte de quelque incommodité légère, comme goutte, excès de pituite ou gale de Bourgogne.
Le choeur reprit :

          Jurez, seigneur de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.

- Par le sacré mont Hymette ! je le jure, dit le prince.

Article troisième, continua le héraut :
Vous jurez et promettez d'apprendre incessamment à danser toute contredanse comme furstemberg, derviches, pistolets, courantes, sarabandes, gigues et autres, et de les danser en tout temps ; mais encore plus volontiers si faire se peut, pendant la canicule, et de ne point quitter la danse, si cela ne vous est ordonné, que vos habits ne soient percés de sueur, et que l'écume ne vous en vienne à la bouche.

                    Le choeur.

          Jurez, seigneur de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.

                    Le prince.

          Par le sacré mont Hymette ! je le jure.

                    Le héraut.

Article quatrième.
- Vous jurez et promettez d'escalader généreusement toutes les meules de foin, de quelque hauteur qu'elles puissent être, sans que la crainte des culbutes les plus affreuses puisse jamais vous arrêter.

                    Le choeur.

          Jurez, prince de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.
                    
                    Le prince.

          Par le sacré mont Hymette ! je le jure.

                    Le héraut.

Article cinquième.
- Vous jurez et promettez de prendre en votre protection toutes les espèces de mouches à miel, et de ne faire jamais mal à aucune, de vous en laisser piquer courageusement sans les chasser, quelque endroit de votre personne qu'il leur plaise d'attaquer, soit mains, joues, jambes, etc. ; dussent-elles, de ces piqûres, devenir plus grosses et plus enflées que celles de votre majordome.

                    Le choeur.

          Jurez, prince de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.

                    Le prince.
          Par le sacré mont Hymette ! je le jure.

                    Le héraut.

Article sixième.
- Vous jurez et promettez de respecter le premier ouvrage des mouches à miel, et à l'exemple de votre grande dictatrice, d'avoir en horreur l'usage profane qu'en font les apothicaires, dussiez-vous crever de réplétion.

                    Le choeur.

          Jurez, prince de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.

                    Le prince.

          Par le sacré mont Hymette ! je le jure.

                    Le héraut.

Article septième et dernier.
- Vous jurez et promettez enfin de conserver soigneusement la glorieuse marque de votre dignité, et de ne jamais paraître devant votre dictatrice sans avoir à votre côté la médaille dont elle va vous honorer.

                    Le choeur.

          Jurez, prince de Samarcand ;
          Jurez, digne fils du grand khan.

                    Le prince.

          Par le sacré mont Hymette ! je le jure.

A ce dernier serment, le choeur général reprit :

          Il principe di Samarcand,
          Il digno figlio del gran' khan,
          Ha guirato :
          Sia ricevuto.

Alors la fée Ludovise se leva, et prenant des mains de Malezieux la médaille suspendue au ruban orange, et faisant signe au prince d'approcher, elle prononça ces vers, dont le mérite était fort augmenté par l'à-propos de la situation :

          Digne envoyé d'un grand monarque,
          Recevez de ma main la glorieuse marque
          De l'ordre qu'on vous a promis :
          Thessandre, apprenez de ma bouche
          Que je vous mets au rang de mes amis
          En vous faisant chevalier de la Mouche.

Le prince mit un genou en terre, et la fée Ludovise lui passa au cou le ruban orange et la médaille qu'il soutenait.
Au même instant, le choeur général éclata, chantant tout d'une voix :

          Viva semprè, viva, et in onore cresca
          Il novo cavaliere della Mosca.

A la dernière mesure de ce choeur général, une seconde porte latérale s'ouvrit à deux battants, et laissa voir un magnifique souper servi dans une salle splendidement illuminée.
Le nouveau chevalier de la Mouche offrit alors la main à la dictatrice, la fée Ludovise, et tous deux s'acheminèrent vers la salle à manger, suivis du reste des assistants.
Mais, à la porte de la salle à manger, ils furent arrêtés par un bel enfant habillé en Amour, et qui portait à la main un globe de cristal dans lequel on voyait autant de petits billets roulés qu'il y avait de convives. C'était une loterie d'un nouveau genre, et qui était bien digne de servir de suite à la cérémonie que nous venons de raconter.
Parmi les cinquante billets que renfermait cette loterie, il y en avait dix sur lesquels étaient écrits les mots : chanson, madrigal, épigramme, impromptu, etc., etc. Ceux auxquels tombaient ces billets étaient forcés d'acquitter leur dette séance tenante et pendant le repas. Les autres n'étaient tenus qu'à applaudir, à boire et à manger.
A la vue de cette loterie poétique, les quatre dames se récrièrent sur la faiblesse de leur esprit, qui devait les exempter d'un pareil concours ; mais madame la duchesse du Maine déclara que personne ne devait être exempt des chances du hasard. Seulement, les dames étaient autorisées à prendre un collaborateur, et le collaborateur, en échange, acquérait des droits à un baiser. Comme on le voit, c'était de la plus pure bergerie.
Cet amendement fait à la loi, la fée Ludovise introduisit la première sa petite main dans le globe de cristal et en tira un billet qu'elle déroula. Le billet portait le mot impromptu.
Chacun puisa après elle ; mais soit hasard, soit disposition adroite des lots, les pièces de vers tombèrent presque toutes à Chaulieu, à Saint-Genest, à Malezieux, à Saint-Aulaire et à Lagrange-Chancel.
Mesdames de Croissy, de Rohan et de Brissac tirèrent les autres lots, et choisirent immédiatement pour collaborateurs Malezieux, Saint-Genest et l'abbé de Chaulieu, qui se trouvèrent ainsi chargés d'une double tâche.
Quant à d'Harmental, il avait à sa grande joie tiré un billet blanc, ce qui, comme nous l'avons déjà dit, bornait sa tâche à applaudir, à boire et à manger.
Cette petite opération terminée, chacun alla prendre à la table la place qui d'avance lui était désignée par une étiquette portant son nom.

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