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Chapitre XXI
Jeunes amours

La chambre de monsieur Boniface resta vacante pendant trois ou quatre mois, puis un jour Bathilde, qui s'était habituée à en voir la fenêtre fermée, en levant les yeux, trouva la fenêtre ouverte ; à cette fenêtre elle vit une figure inconnue. C'était celle de d'Harmental.
On voyait peu de figures comme celle du chevalier rue du Temps-Perdu. Aussi Bathilde, admirablement placée derrière ses rideaux pour voir sans être vue, y fit-elle attention malgré elle. En effet il y avait dans les traits de notre héros une distinction et une finesse qui ne pouvaient échapper à l'oeil d'une femme aussi distinguée que l'était elle-même Bathilde ; ensuite les habits du chevalier, tout simples qu'ils étaient, trahissaient dans celui qui les portait une élégance parfaite ; enfin il avait donné quelques ordres, et ces ordres, prononcés assez haut pour que Bathilde les entendit, avaient été donnés avec cette inflexion de voix dominatrice qui indique dans celui qui la possède une habitude naturelle du commandement.
Quelque chose avait donc dit du premier coup à la jeune fille qu'elle avait sous les yeux un homme fort supérieur sous tous les rapports à celui auquel il succédait dans la possession de la petite chambre, et avec cet instinct si naturel aux gens comme il faut, elle l'avait reconnu tout d'abord pour être de race. Le même jour, le chevalier avait essayé son clavecin. Aux premiers sons de l'instrument, Bathilde avait levé la tête : le chevalier, quoiqu'il ignorât qu'il fût écouté, et peut-être même parce qu'il l'ignorait, s'était laissé aller à des préludes et à des fantaisies qui sentaient leur amateur de première force ; aussi, à ces sons qui semblaient éveiller toutes les cordes musicales de sa propre organisation Bathilde s'était levée et s'était approchée de la fenêtre pour ne pas perdre une note, car c'était une chose inouïe rue du Temps-Perdu qu'une pareille distraction. C'était alors que d'Harmental avait aperçu contre les vitres les charmants petits doigts de sa voisine, et les avait fait disparaître en se retournant avec tant de précipitation qu'il n'y avait pas eu de doute pour Bathilde qu'elle n'eût été vue à son tour.
Le lendemain, ce fut Bathilde qui pensa qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait fait de la musique, et qui se mit à son clavecin ; elle commença en tremblant très fort, quoiqu'elle ignorât parfaitement ce qui pouvait la faire trembler. Mais comme, après tout, elle était excellente musicienne, le tremblement se passa bientôt et ce fut alors qu'elle exécuta si brillamment ce morceau d'Armide qui fut écouté avec tant d'étonnement par le chevalier et l'abbé Brigaud.
Nous avons dit comment, le lendemain matin, le chevalier avait aperçu Buvat, et comment cette connaissance l'avait conduit à apprendre le nom de Bathilde appelée par son tuteur sur la terrasse pour y jouir de la vue du jet d'eau en pleine activité. L'apparition de la jeune fille avait fait, on s'en souvient, sur le chevalier une impression d'autant plus profonde qu'il était loin de s'attendre, vu le quartier et l'étage, à une semblable vue, et il était encore sous le charme lorsque l'entrée du capitaine Roquefinette, auquel il avait donné rendez-vous, était venue imprimer une nouvelle direction à ses pensées, qui du reste étaient bientôt revenues à Bathilde.
Le lendemain, c'était Bathilde qui, profitant d'un premier rayon de soleil du printemps, était à son tour à la fenêtre : à son tour, elle avait vu les yeux du chevalier fixés ardemment sur elle : elle avait retrouvé cette figure pleine de jeunesse, à laquelle la pensée du projet qu'il avait entrepris donnait une certaine gravité triste ; or, tristesse et jeunesse vont si mal ensemble, que cette anomalie l'avait frappée : ce beau jeune homme avait donc un chagrin, puisqu'il était triste. Quel chagrin pouvait-il avoir ? On le voit, dès le second jour où elle l'avait aperçu, Bathilde avait été conduite tout naturellement à s'occuper du chevalier.
Cela n'avait point empêché Bathilde de fermer sa fenêtre ; mais, de derrière le rideau, elle avait vu la figure triste de d'Harmental se rembrunir encore. Alors elle avait compris instinctivement qu'elle venait de faire de la peine à ce beau jeune homme, et, sans savoir pourquoi, elle s'était mise à son clavecin : n'est-ce point qu'elle se doutait que la musique était la plus habile consolatrice des peines du coeur ?
Le soir, d'Harmental à son tour s'était mis à son clavecin, et c'était Bathilde alors qui avait écouté avec toute son âme cette voix mélodieuse qui parlait d'amour au milieu de la nuit. Malheureusement pour le chevalier, qui, ayant vu se dessiner l'ombre de la jeune fille derrière ses rideaux, commençait à se douter qu'il renvoyait de l'autre côté de la rue les impressions éprouvées, il avait été interrompu au plus beau de son concert par son voisin du troisième. Mais cependant le plus fort était fait ; il y avait un point de contact entre les deux jeunes gens, et déjà ils se parlaient cette langue du coeur, la plus dangereuse de toutes.
Aussi, le lendemain matin, Bathilde, qui avait rêvé toute la nuit à la musique et quelque peu au musicien, sentant qu'il se passait quelque chose d'étrange et d'inconnu en elle, si attirée qu'elle fût vers sa fenêtre, avait-elle tenu cette fenêtre scrupuleusement fermée. Il en était résulté chez le chevalier ce mouvement d'humeur sous l'impression duquel il était descendu chez madame Denis.
Là, il avait appris une grande nouvelle : c'est que Bathilde n'était ni la fille, ni la femme, ni la nièce de Buvat.
Aussi était-il remonté tout joyeux, et, trouvant la fenêtre ouverte, s'était-il mis, malgré les avis charitables de Boniface, en communication immédiate avec Mirza, par le moyen corrupteur des morceaux de sucre. La rentrée inattendue de Bathilde avait interrompu cet exercice ; le chevalier, dans son égoïste délicatesse, avait refermé sa fenêtre ; mais avant que la fenêtre fût refermée, un salut avait été échangé entre les deux jeunes gens. C'était plus que Bathilde n'avait encore accordé à aucun homme, non pas qu'elle n'eut salué de temps en temps quelque connaissance de Buvat, mais c'était la première fois qu'elle rougissait en saluant.
Le lendemain, Bathilde avait vu le chevalier ouvrir sa fenêtre, et, sans qu'elle pût se rendre compte de son action, clouer un ruban ponceau au mur extérieur. Ce qu'elle avait remarqué surtout, c'était l'animation extraordinaire répandue sur la figure du chevalier. En effet comme on se le rappelle, le ruban ponceau était un signal, et, en arborant ce signal, le chevalier faisait peut-être le premier pas vers l'échafaud. Une demi-heure après avait paru, derrière le chevalier, un personnage inconnu à Bathilde, mais dont l'apparition n'avait rien de rassurant : c'était le capitaine Roquefinette ; aussi Bathilde avait-elle remarqué avec une certaine inquiétude qu'aussitôt que l'homme à la longue épée était entré, le chevalier avait vivement refermé sa croisée.
Le chevalier, comme on s'en doute bien, avait eu une longue conférence avec le capitaine, car il lui avait fallu régler tous les préparatifs de l'expédition du soir : la fenêtre du chevalier était donc restée si longtemps fermée que Bathilde, le croyant sorti, avait pensé pouvoir, sans inconvénient, ouvrir la sienne.
Mais à peine était-elle ouverte, que celle de son voisin, qui avait semblé n'attendre que ce moment pour se mettre en contact avec elle, s'ouvrit à son tour. Heureusement pour Bathilde, qui eût été fort embarrassée de cette coïncidence, elle était alors dans la partie de l'appartement où ne pouvaient plonger les regards du chevalier. Elle résolut donc d'y rester tant que les choses demeureraient dans ce même état, et s'établit près de la seconde croisée qui était fermée.
Mais Mirza, qui n'avait point les mêmes scrupules que sa maîtresse, aperçut à peine le chevalier qu'elle courut à la fenêtre et y appuya ses deux pattes de devant en sautant joyeusement sur ses pattes de derrière. Ces agaceries furent récompensées, comme on s'y attend bien, d'un premier, d'un second et d'un troisième morceau de sucre ; mais ce troisième morceau de sucre, au grand étonnement de Bathilde, était enveloppé d'un morceau de papier.
Ce morceau de papier inquiéta plus Bathilde que Mirza, car Mirza, que les diablotins et les carrés de sucre de pomme avaient mise au courant de cette plaisanterie, eut bientôt, à l'aide de ses pattes, tiré le morceau de sucre de son enveloppe, et, comme elle faisait beaucoup de cas du contenu et fort peu du contenant, elle mangea le sucre, laissa le papier et courut à la fenêtre, mais il n'y avait plus de chevalier : satisfait sans doute de l'adresse de Mirza, il s'était renfermé chez lui.
Bathilde était fort embarrassée ; elle avait vu du premier coup d'oeil que ce papier renfermait trois ou quatre lignes d'écriture. Or, évidemment, de quelque amitié subite que son voisin se fût senti pris pour Mirza, ce n'était point à Mirza qu'il écrivait : la lettre était donc pour Bathilde.
Mais que faire de cette lettre ? se lever et la déchirer, c'était certainement bien noble et bien digne ; mais si aussi, comme à la rigueur la chose était possible, ce papier, qui avait servi d'enveloppe, était écrit depuis longtemps, l'acte de sévérité en question devenait bien ridicule ; il indiquait, en outre, qu'on avait pensé que ce pouvait être une lettre et si ce n'en était pas une, une pareille pensée était bien étrange : Bathilde résolut donc de laisser les choses dans l'état où elles étaient. Le chevalier ne devait pas la croire chez elle puisqu'elle n'avait point paru ; il ne pouvait donc tirer aucune conséquence de ce que la lettre restait intacte, puisque la lettre restait à terre ; elle continua donc de travailler, ou plutôt de réfléchir, cachée derrière son rideau, comme probablement le chevalier était caché derrière le sien.
Au bout d'une heure d'attente, à peu près, pendant laquelle Bathilde, il faut l'avouer, passa bien trois quarts d'heure les yeux fixés sur la lettre, Nanette entra ; Bathilde, sans changer de place, lui ordonna de fermer la fenêtre. Nanette obéit, mais en revenant elle vit le papier.
- Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda la bonne femme en se baissant pour le ramasser.
- Rien, répondit vivement Bathilde, oubliant que Nanette ne savait pas lire, quelque papier qui sera tombé de ma poche... puis, après une pause d'un instant et un effort visible sur elle-même, – et qu'il faut jeter au feu, ajouta-t elle.
- Mais, cependant, si c'était un papier important, dit Nanette. Voyez au moins ce que c'est, notre demoiselle.
Et Nanette présenta à Bathilde le papier tout ouvert, et du côté de l'écriture.
La tentation était trop forte pour y résister. Bathilde jeta les yeux sur le papier, en affectant autant qu'il était en son pouvoir un air d'indifférence, et lut ce qui suit :

« On vous dit orpheline : je suis sans parents ; nous sommes donc frère et soeur devant Dieu. Ce soir je cours un grand danger, mais j'espérerais en sortir sain et sauf, si ma soeur Bathilde voulait prier pour son frère Raoul. »

- Tu avais raison, dit Bathilde, d'une voix émue et en prenant le papier des mains de Nanette, ce papier est plus important que je ne croyais, et elle mit la lettre de d'Harmental dans la poche de son tablier.
Cinq minutes après, Nanette, qui était entrée comme elle entrait vingt fois par jour, sans motif, sortit de même qu'elle était entrée, et laissa Bathilde seule.
Bathilde n'avait jeté qu'un coup d'oeil sur le papier, et il lui était resté comme un éblouissement. Aussitôt que Nanette eut refermé la porte, elle le rouvrit et le lut une seconde fois.
Il était impossible de dire plus de choses en moins de lignes ; d'Harmental eût mis un jour entier à combiner chaque mot de ce billet, qu'il avait écrit d'inspiration, qu'il n'aurait pu le rédiger avec plus d'adresse. En effet il établissait tout d'abord une parité de position qui devait rassurer l'orpheline sur une supériorité sociale quelconque ; il intéressait Bathilde au sort de son voisin, qu'un danger menaçait, danger qui devait paraître d'autant plus grand à la jeune fille qu'il lui demeurait inconnu. Enfin, le mot de frère et soeur, si adroitement glissé à la fin, et pour demander à cette soeur une simple prière pour son frère, excluait de ces premières relations toute idée d'amour.
Aussi, si Bathilde se fût trouvée en face de d'Harmental en ce moment même, au lieu d'être embarrassée et rougissante comme une jeune fille qui vient de recevoir son premier billet d'amour, elle lui eût tendu la main, et lui eût dit en souriant : – Soyez tranquille, je prierai pour vous.
Mais ce qui était resté dans l'esprit de Bathilde, bien autrement dangereux que toutes les déclarations du monde, c'était l'idée de ce péril que courait son voisin. Par une espèce de pressentiment dont elle avait été frappée en lui voyant, d'un visage si différent de sa physionomie ordinaire, clouer à sa fenêtre ce ruban ponceau qu'il avait enlevé aussitôt l'entrée du capitaine, elle était à peu près sûre que ce danger se rattachait à ce nouveau personnage, qu'elle n'avait point aperçu encore. Mais de quelle façon ce danger se rattachait-il à lui ? de quelle nature était ce danger par lui-même ? C'est ce qu'il lui était impossible de comprendre. Son idée s'arrêtait bien à un duel ; mais pour un homme tel que paraissait le chevalier, un duel ne devait pas être un de ces dangers pour lesquels on réclame la prière d'une femme. D'ailleurs, l'heure indiquée n'était point de celles où les duels ont lieu d'habitude. Bathilde se perdait donc dans ses suppositions ; mais, tout en s'y perdant, elle pensait au chevalier, toujours au chevalier, rien qu'au chevalier ; et s'il avait calculé là-dessus, il faut le dire, son calcul était d'une justesse désespérante pour la pauvre Bathilde.
La journée se passa sans que Bathilde vît reparaître Raoul ; soit manoeuvre stratégique, soit qu'il fût occupé ailleurs, sa fenêtre resta obstinément fermée. Aussi, lorsque Buvat rentra, selon son habitude, à quatre heures dix minutes, trouva-t-il la jeune fille si fort préoccupée que, quoique sa perspicacité ne fût pas grande en pareille matière, il lui demanda trois ou quatre fois ce qu'elle pouvait avoir : chaque fois Bathilde répondit par un de ces sourires qui faisaient que Buvat, quand elle souriait ainsi, ne pensait plus à rien qu'à la regarder ; il en résulta que, malgré ces interpellations réitérées, Bathilde garda sa préoccupation et son secret.
Après le dîner, le laquais de monsieur de Chaulieu entra : il venait prier Buvat de passer le soir même chez son maître, qui avait force poésies à lui donner à copier ; l'abbé de Chaulieu était une des meilleures pratiques de Buvat, chez lequel il venait souvent lui-même, car il avait pris en grande affection Bathilde ; le pauvre abbé devenait aveugle, mais cependant pas au point de ne pouvoir reconnaître et apprécier une jolie figure : il est vrai qu'il ne la voyait qu'à travers un nuage. Aussi l'abbé Chaulieu avait-il dit à Bathilde dans sa galanterie sexagénaire, que la seule chose qui le consolât, c'est que c'était ainsi qu'on voyait les anges.
Buvat n'eut garde de manquer au rendez-vous, et Bathilde remercia au fond du coeur le bon abbé de ce qu'il lui ménageait ainsi, à elle, une soirée de solitude ; elle savait que lorsque Buvat allait chez monsieur de Chaulieu, il y faisait ordinairement d'assez longues séances ; elle espéra donc que, comme d'habitude, il y resterait tard. Pauvre Buvat ! il sortit sans se douter que, pour la première fois, on désirait son absence.
Buvat était flâneur comme tout bourgeois de Paris doit l'être. D'un bout à l'autre du Palais-Royal, il guigna le long des boutiques, s'arrêtant pour la millième fois devant les mêmes objets qui avaient l'habitude d'éveiller son admiration. En sortant de la galerie, il entendit chanter et il vit un groupe d'hommes et de femmes ; il s'y mêla et écouta les chansons. Au moment de la quête, il s'éloigna, non point qu'il eût mauvais coeur, non point qu'il eût l'intention de refuser à l'estimable instrumentiste la rétribution à laquelle il avait droit ; mais par une vieille habitude, dont l'usage lui avait démontré l'excellence, il sortait toujours sans argent, de sorte que, par quelque chose qu'il fût tenté, il était sûr de ne pas succomber à la tentation. Or, ce soir-là, il était fort tenté de mettre un sou dans la sébile du musicien, mais comme il n'avait pas ce sou dans sa poche, force lui fut de s'éloigner.
Il s'achemina donc, comme nous l'avons vu, vers la barrière des Sergents, enfila la rue du Coq, traversa le pont Neuf et redescendit le quai Conti jusqu'à la rue Mazarine ; c'était rue Mazarine qu'habitait l'abbé de Chaulieu.
L'abbé de Chaulieu reçut Buvat, dont il avait, depuis deux ans qu'il le connaissait, apprécié les excellentes qualités, comme il avait l'habitude de le recevoir, c'est-à-dire qu'après force instances de sa part et force difficultés de la part de Buvat, il parvint à le faire asseoir près de lui devant une table chargée de papiers ; il est vrai que Buvat s'assit tellement sur le bord de sa chaise, et établit l'angle de ses jarrets dans une disposition si parfaitement géométrique, qu'il était difficile de reconnaître d'abord s'il était debout ou assis ; cependant peu à peu il s'enfonça sur sa chaise, il mit sa canne entre ses jambes, posa son chapeau à terre et se trouva enfin assis à peu près comme tout le monde.
C'est qu'il ne s'agissait pas ce soir-là de faire une petite séance : il y avait sur la table trente ou quarante pièces de vers différentes, c'est-à-dire près d'un demi-volume de poésies à classer. L'abbé de Chaulieu commença par les appeler les unes après les autres et dans leur ordre, tandis qu'à mesure qu'il les appelait, Buvat leur imposait des numéros ; puis, ce premier travail fini, comme le bon abbé ne pouvait plus écrire lui-même, et que c'était son petit laquais qui lui servait de secrétaire et qui écrivait sous sa dictée, il passa avec Buvat à un autre genre de travail, c'est-à-dire à la correction métrique et orthographique de chaque pièce, que Buvat rétablissait dans toute son intégrité, à mesure que l'abbé la lui récitait par coeur. Or, comme l'abbé de Chaulieu ne s'ennuyait pas, et que Buvat n'avait pas le droit de s'ennuyer, il en résulta que la pendule sonna tout à coup onze heures quand tous les deux pensaient qu'il en était à peine neuf.
On en était justement à la dernière pièce. Buvat se leva tout effrayé d'être forcé de rentrer chez lui à une pareille heure : c'était la première fois qu'une semblable chose lui arrivait ; il roula le manuscrit, l'attacha avec un ruban rose qui avait probablement servi de ceinture à mademoiselle Delaunay, le mit dans sa poche, prit sa canne, ramassa son chapeau, et quitta l'abbé de Chaulieu, abrégeant autant qu'il pouvait le congé qu'il prenait de lui. Pour comble de malheur, il n'y avait pas le moindre clair de lune, et le temps était couvert. Buvat regretta fort alors de n'avoir pas au moins deux sous dans sa poche pour traverser le bac qui se trouvait à cette époque où se trouve maintenant le pont des Arts ; mais nous avons à cet égard expliqué à nos lecteurs la théorie de Buvat, de sorte qu'il fut forcé de tourner comme il l'avait fait en venant, par le quai Conti, le pont Neuf, la rue du Coq et la rue Saint-Honoré.
Tout avait bien été jusque-là, et à part la statue de Henri IV, dont Buvat avait oublié l'existence ou la situation, et qui lui fit une grande peur, la Samaritaine, qui, cinquante pas plus loin, se mit tout à coup, sans préparation aucune, à sonner la demie, et dont le bruit inattendu fit frissonner des pieds à la tête le pauvre attardé, Buvat n'avait couru aucun péril réel. mais en arrivant à la rue des Bons-Enfants, tout changea de face : d'abord l'aspect de cette étroite et longue rue, éclairée dans toute son étendue par la lumière tremblante de deux lanternes seulement, n'était point rassurant ; puis elle avait pris ce soir-là, aux yeux effrayés de Buvat, une physionomie toute particulière. Buvat ne savait vraiment s'il était éveillé ou endormi, s'il faisait un songe ou s'il se trouvait en face de quelque vision fantastique de la sorcellerie flamande : tout lui semblait vivant dans cette rue ; les bornes se dressaient sur son passage, tous les enfoncements de porte chuchotaient, des hommes traversaient comme des ombres d'un côté à l'autre ; enfin, arrivé à la hauteur du n° 24, il s'était, comme nous l'avons dit, arrêté tout court en face du chevalier et du capitaine. C'est alors que d'Harmental, le reconnaissant, l'avait protégé contre le premier mouvement de Roquefinette, en l'invitant à continuer son chemin aussi vite que possible : Buvat ne s'était point fait répéter l'invitation, il était parti en trottant sous lui, avait gagné la place des Victoires, la rue du Mail, la rue Montmartre, et enfin était arrivé à la maison n° 4 de la rue du Temps-Perdu, où cependant il ne s'était cru en sûreté que lorsqu'il avait vu la porte refermée et verrouillée derrière lui.
Là il s'était arrêté, avait soufflé un instant, tout en allumant à la veilleuse de l'allée sa bougie tortillée en queue de rat, puis il s'était mis à monter les degrés ; mais c'est alors qu'il avait senti dans ses jambes le contrecoup de l'événement, car ses jambes tremblaient tellement que ce ne fut qu'à grand peine qu'il parvint en haut de l'escalier.
Quant à Bathilde, elle était restée seule, et de plus en plus inquiète à mesure que la soirée s'avançait. Jusqu'à sept heures, elle avait vu de la lumière dans la chambre de son voisin, mais vers ce moment la lumière avait disparu, et les heures suivantes s'étaient écoulées sans que la chambre s'éclairât de nouveau. Alors le temps s'était divisé pour Bathilde en deux occupations : l'une qui consistait à rester debout à sa fenêtre pour voir si son voisin ne rentrait pas, l'autre à aller s'agenouiller devant le crucifix où elle faisait sa prière de tous les soirs. C'est ainsi qu'elle avait entendu successivement sonner neuf heures et dix heures, onze heures et onze heures et demie ; c'est ainsi qu'elle avait entendu s'éteindre les uns après les autres tous ces bruits de la rue, qui finissent par se fondre dans cette rumeur vague et sourde qui semble la respiration de la ville endormie, et cela, sans que rien vînt lui annoncer que le danger qui menaçait celui qui s'était donné le nom de son frère l'avait atteint ou s'était dissipé. Elle était donc dans sa chambre, sans lumière elle-même, pour que personne ne pût voir qu'elle veillait, agenouillée pour la dixième fois peut-être devant le crucifix, lorsque sa porte s'ouvrit et qu'elle aperçut à la lueur de sa bougie, Buvat, si pâle et si effaré, qu'elle vit d'abord qu'il lui était arrivé quelque chose, et que se levant toute émue de la crainte qu'elle éprouvait pour un autre, elle s'élança vers lui en lui demandant ce qu'il avait. Mais ce n'était pas une chose facile que de faire parler Buvat dans l'état où il était : l'ébranlement avait passé de son corps dans son esprit : et sa langue était aussi embarrassée que ses jambes étaient tremblantes.
Cependant, lorsque Buvat se fut assis dans son grand fauteuil, lorsqu'il eut passé son mouchoir sur son front en sueur, lorsqu'il se fut, en tressaillant et en se levant à demi, retourné deux ou trois fois vers la porte, pour voir si les terribles hôtes de la rue des Bons-Enfants ne le poursuivaient pas jusque chez sa pupille, il commença à bégayer le récit de son aventure et à raconter comment il avait été arrêté dans la rue des Bons-Enfants par une bande de voleurs, dont le lieutenant, homme féroce et de près de six pieds de haut, allait le mettre à mort, lorsque le capitaine était arrivé et lui avait sauvé la vie. Bathilde l'écouta avec une attention profonde, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement son tuteur, et que l'état où elle le voyait attestait que sérieusement, à tort ou à raison, il avait été frappé d'une grande terreur ensuite parce que rien de ce qui s'était passé dans cette nuit ne semblait lui devoir être indifférent : si étrange que fût cette idée, la pensée lui vint donc que le beau jeune homme n'était point étranger à la scène dans laquelle le pauvre Buvat venait de jouer un rôle, et elle lui demanda s'il avait eu le temps de voir le jeune capitaine qui était accouru à son aide et lui avait sauvé la vie. Buvat lui répondit qu'il l'avait vu face à face, comme il la voyait elle-même en ce moment, et que la preuve était que c'était un beau jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, coiffé d'un grand feutre et enveloppé d'un large manteau ; de plus, dans le mouvement qu'il avait fait en étendant la main pour le protéger, le manteau s'était ouvert et avait laissé voir, qu'outre son épée, il avait à la ceinture une paire de pistolets.
Ces détails étaient trop précis pour que Buvat pût être accusé d'être visionnaire. Aussi, toute préoccupée que Bathilde était que le danger du chevalier se rattachait à cet événement, elle n'en fut pas moins touchée de celui moins grand sans doute, mais réel cependant, qu'avait couru Buvat, et comme le repos est le remède souverain de toute secousse physique et morale, après avoir offert à Buvat le verre de vin au sucre qu'il se permettait dans les grandes occasions, et qu'il refusa cependant dans celle-ci, elle lui parla de son lit où, depuis deux heures, il aurait dû être. La secousse avait été assez violente pour que Buvat n'éprouvât aucune envie de dormir, et fût même bien convaincu qu'il dormirait assez mal de toute la nuit. Mais il réfléchit qu'en veillant il faisait veiller Bathilde ; il la vit, le lendemain, les yeux rouges et le teint pâle, et avec son abnégation éternelle de lui, il répondit à Bathilde qu'elle avait raison, qu'il sentait que le sommeil lui ferait du bien, alluma son bougeoir, l'embrassa au front et remonta dans sa chambre, non sans s'être arrêté deux ou trois fois sur l'escalier pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit.
Restée seule, Bathilde suivit les pas de Buvat, qui passait de l'escalier dans sa chambre ; puis elle entendit le grincement de la porte, qui se fermait à double tour. Alors, presque aussi tremblante que le pauvre écrivain, elle courut à la fenêtre, oubliant, dans son attente anxieuse, toute chose, même la prière.
Elle demeura ainsi encore une heure à peu près, mais sans que le temps eût conservé pour elle aucune mesure ; puis tout à coup elle poussa un cri de joie. A travers les vitres que n'obstruait aucun rideau, elle venait de voir s'ouvrir la porte de son voisin, et d'Harmental paraissait sur le seuil, une bougie à la main. Par un miracle de divination, Bathilde ne s'était pas trompée, l'homme au feutre et au manteau qui avait protégé Buvat, c'était bien le jeune homme inconnu, car le jeune homme inconnu avait un large feutre et un grand manteau. Bien plus, à peine fut-il rentré et eut-il refermé sa porte, avec presque autant de soin et de précaution que Buvat avait fait de la sienne, qu'il jeta son manteau sur une chaise ; sous ce manteau, il avait un justaucorps de couleur sombre, et à sa ceinture une épée et des pistolets ; il n'y avait donc plus de doute, c'était des pieds à la tête le signalement donné par Buvat. Bathilde put d'autant mieux s'en assurer que d'Harmental, sans rien déposer de tout ce formidable attirail, fit deux ou trois tours dans sa chambre, les bras croisés et réfléchissant profondément ; puis il tira ses pistolets de sa ceinture, s'assura qu'ils étaient amorcés et les déposa sur sa table de nuit, dégrafa son épée, la fit sortir à moitié du fourreau où il la repoussa, et la glissa sous son chevet ; puis, secouant la tête comme pour en chasser les idées sombres qui l'obsédaient, il s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et jeta un regard si profond sur celle de la jeune fille, que celle-ci oubliant qu'elle ne pouvait être vue, fit un pas en arrière en laissant retomber le rideau devant elle, comme si l'obscurité dont elle était enveloppée ne suffisait pas pour la dérober à sa vue.
Elle resta ainsi dix minutes immobile, en silence et la main appuyée sur son coeur, comme pour en comprimer les battements ; puis elle écarta doucement le rideau, mais celui de son voisin était retombé, et elle ne vit plus que son ombre qui passait et repassait avec agitation derrière lui.

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