Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XII
Bascule

Le chevalier resta seul, mais cette fois : il y avait dans ce qui venait de se passer entre lui et le capitaine une assez vaste matière à réflexion pour qu'il n'eût besoin de recourir dans son ennui ni aux poésies de l'abbé de Chaulieu, ni à son clavecin, ni à ses pastels. En effet, jusque-là le chevalier n'était en quelque sorte engagé qu'à demi dans l'entreprise hasardeuse dont la duchesse du Maine et le prince de Cellamare lui avaient fait entrevoir l'issue heureuse, et dont le capitaine, pour éprouver son courage, venait de lui découvrir si brutalement la sanglante péripétie. Jusque-là, il n'avait été que l'extrémité d'une chaîne. En rompant d'un côté, il était dégagé. Maintenant, il était devenu un anneau intermédiaire rivé des deux côtés, et se rattachant à la fois à ce que la société avait de plus haut et à ce qu'elle avait de plus bas. Enfin, de cette heure, il ne s'appartenait plus, et il était comme ce voyageur perdu dans les Alpes qui s'arrête au milieu d'un chemin inconnu et qui mesure de l'oeil pour la première fois la montagne qui s'élève au-dessus de sa tête et le gouffre qui s'ouvre à ses pieds.
Heureusement, le chevalier avait ce courage calme froid et résolu de l'homme chez lequel le sang et la bile, ces deux forces contraires, au lieu de se neutraliser, s'excitent en se combattant. Il s'engageait dans un danger avec toute la rapidité de l'homme sanguin, et une fois engagé dans ce danger, il le mesurait avec la résolution de l'homme bilieux. Il en résultait que le chevalier devait être aussi dangereux dans un duel que dans une conspiration ; car, dans un duel son calme lui permettait de profiter de la moindre faute de son adversaire, et, dans une conspiration, son sang-froid lui permettait de renouer, à mesure qu'ils se seraient brisés, ces fils imperceptibles auxquels tient souvent la réussite des plus hautes entreprises. Madame du Maine avait donc raison de dire à mademoiselle Delaunay qu'elle pouvait éteindre sa lanterne et qu'elle croyait enfin avoir trouvé un homme.
Mais cet homme était jeune, cet homme avait vingt-six ans, c'est-à-dire un coeur ouvert encore à toutes les illusions et à toutes les poésies de cette première partie de l'existence. Enfant, il avait déposé ses couronnes aux pieds de sa mère ; jeune homme, il était venu montrer son bel uniforme de colonel à sa maîtresse. Enfin, dans toutes les entreprises de sa vie, une image aimée avait marché devant lui, et il s'était jeté au milieu du danger avec la certitude que, s'il y succombait, quelqu'un lui survivrait qui plaindrait son sort, et chez qui son souvenir du moins resterait vivant. Mais sa mère était morte. La dernière femme dont il s'était cru aimé l'avait trahi ; il se sentait seul dans le monde, lié seulement d'intérêt avec des gens pour lesquels il deviendrait un obstacle dès qu'il ne leur serait plus un instrument, et qui, s'il échouait, loin de pleurer sa mort, ne verraient en elle qu'une cause de tranquillité. Or, cette situation isolée, qui devrait être enviée de tout homme dans un danger suprême, est presque toujours, en pareil cas, si grand est l'égoïsme de notre nature, une cause de découragement profond. Telle est l'horreur du néant chez l'homme, qu'il croit se survivre encore par les sentiments qu'il inspire, et qu'il se console en quelque sorte de quitter la terre en songeant aux regrets qui accompagneront sa mémoire, et à la piété qui visitera sa tombe. Aussi, en ce moment, le chevalier eût tout donné pour être aimé par quelque chose, ne fût-ce que par un chien peut-être.
Il était plongé au plus triste de ces réflexions, lorsqu'en passant et repassant devant sa fenêtre, il s'aperçut que celle de sa voisine était ouverte. Il s'arrêta tout à coup, secoua le front comme pour en faire tomber les plus sombres de ses pensées ; puis, appuyant son coude contre le mur et posant sa tête dans sa main, il essaya par la vue des objets extérieurs de donner une autre direction à son esprit. Mais l'homme n'est pas plus maître de sa veille que de son sommeil, et les rêves qu'il fait, les yeux ouverts ou fermés, suivent un développement indépendant de sa volonté, et se rattachent, il ne sait comment ni pourquoi, à des fils invisibles qui, en vibrant d'une manière inattendue, révèlent leur existence. Alors les objets les plus opposés se rapprochent, les pensées les plus incohérentes s'attirent ; on a des lueurs fugitives qui, si elles ne s'éteignaient pas avec la rapidité d'un éclair, nous découvriraient peut-être l'avenir. On sent qu'il se passe quelque chose d'étrange en soi ; on comprend dès lors que l'on n'est qu'une sorte de machine mue par une main invisible, et, selon que l'on est fataliste ou providentiel, on se courbe sous le caprice inintelligent du hasard ou l'on s'incline devant la mystérieuse volonté de Dieu.
Il en fut ainsi de d'Harmental : il avait cherché dans la vue d'objets étrangers à ses souvenirs et à ses espérances une distraction à sa situation présente, et il n'y trouva que la continuation de ses pensées.
La jeune fille qu'il avait aperçue le matin était assise près de la fenêtre, afin de profiter des derniers rayons du jour ; elle travaillait à quelque chose comme à une broderie. Derrière elle son clavecin était ouvert, et sur un tabouret posé à ses pieds, sa levrette, endormie de ce sommeil léger propre aux animaux que la nature a destinés à la garde de l'homme, se réveillait à chaque bruit qui montait de la rue, dressait les oreilles, allongeait la tête gracieusement au delà du rebord de la fenêtre, puis se recouchait en tendant une de ses petites pattes sur les genoux de sa maîtresse. Tout cela était délicieusement éclairé par une lueur du soleil couchant qui allait au fond de la chambre faire ressortir en points lumineux les ornements de cuivre du clavecin et les filets d'or de l'angle d'un cadre. Le reste était dans la demi teinte.
Alors il sembla au chevalier, sans doute à cause de la disposition d'esprit singulière où il était lorsque ce tableau avait frappé sa vue, il lui sembla que cette jeune fille, au visage calme et suave, entrait dans sa vie comme un de ces personnages resté jusqu'alors derrière le rideau, et qui entrent dans une pièce au deuxième acte ou au troisième pour prendre part à l'action et quelquefois pour en changer le dénouement. Depuis cet âge où l'on voit encore des anges dans ses rêves, il n'avait rien rencontré de pareil. La jeune fille ne ressemblait à aucune des femmes qu'il avait vues jusqu'alors. C'était un mélange de beauté, de candeur et de simplicité, comme on en trouve quelquefois dans ces charmantes têtes que Greuze a copiées, non pas dans la nature, mais qu'il a vues se réfléchir dans le miroir de son imagination. Alors, oubliant tout, l'humble condition où elle était née, sans doute la rue où elle se trouvait, la chambre modeste qui lui servait de demeure ; ne voyant dans la femme que la femme même, et lui faisant un coeur selon son visage, il pensa quel serait le bonheur de l'homme qui ferait battre le premier ce coeur, qui serait regardé avec amour par ces beaux yeux, et qui cueillerait sur ces lèvres, si franches et si pures, le mot : je t'aime ! cette fleur de l'âme, dans un premier baiser.
Telles sont les nuances étranges que les mêmes objets empruntent de la différence de situation de celui qui les regarde. Huit jours auparavant, au milieu de son luxe, dans sa vie qu'aucun danger ne menaçait, entre un déjeuner à la taverne et une chasse à courre, entre un défi de courte paume chez Farol et une orgie chez la Fillon, si d'Harmental eût rencontré cette jeune fille, il n'eût vu sans doute en elle qu'une charmante grisette qu'il eût fait suivre par son valet de chambre, et à qui le lendemain il eût fait outrageusement offrir un cadeau de vingt-cinq louis peut-être ; mais le d'Harmental d'il y a huit jours n'existait plus. A la place du beau seigneur, élégant, fou, dissipé, sûr de la vie, était un jeune homme isolé, marchant dans l'ombre, seul, avec sa propre force, sans une étoile pour le guider, qui pouvait tout à coup sentir la terre s'ouvrir sous ses pieds ou le ciel s'abattre sur sa tête. Celui-là avait besoin d'un appui, si faible qu'il fût, celui-là avait besoin d'amour, celui-là avait besoin de poésie. Il n'était donc point étonnant que, cherchant une madone à qui faire sa prière, il enlevât, dans son imagination, cette belle jeune fille à la sphère matérielle et prosaïque dans laquelle elle se trouvait, et que, l'attirant dans sa sphère à lui, il la posât, non point telle qu'elle était, sans doute, mais telle qu'il eût désiré qu'elle fût, sur le piédestal vide de ses adorations passées.
Tout à coup la jeune fille leva la tête, jeta les yeux par hasard en face d'elle, et aperçut à travers les vitres la figure pensive du chevalier. Il lui parut évident que ce jeune homme restait là pour elle et que c'était elle qu'il regardait. Aussi une vive rougeur passa-t-elle aussitôt sur son visage. Cependant elle fit comme si elle n'avait rien vu, et elle baissa de nouveau la tête vers sa broderie. Mais au bout d'un instant elle se leva, fit quelques tours dans sa chambre, puis sans affectation, sans fausse pruderie, quoique avec un reste d'embarras cependant, elle revint fermer sa fenêtre.
D'Harmental restait où il était et comme il était, continuant, malgré la fermeture de la fenêtre, de s'avancer dans le pays imaginaire où sa pensée voyageait. Une ou deux fois il lui sembla voir se soulever le rideau de sa voisine, comme si elle eût voulu savoir si l'indiscret qui l'avait chassée de sa place était toujours à la sienne. Enfin, quelques accords savants et rapides se firent entendre ; une harmonie douce leur succéda, et ce fut alors d'Harmental qui ouvrit sa fenêtre à son tour.
Il ne s'était point trompé ; sa voisine était d'une force tout à fait supérieure : elle exécuta deux ou trois morceaux, mais sans cependant mêler sa voix au son de l'instrument, et d'Harmental trouvait presque autant de plaisir à l'entendre qu'il en avait trouvé à la voir. Tout à coup elle s'arrêta au milieu d'une mesure. D'Harmental supposa, ou qu'elle l'avait vu à sa fenêtre, ou qu'elle voulait le punir de sa curiosité, ou qu'il était entré quelqu'un, et que ce quelqu'un l'avait interrompue ; il se retira en arrière, mais de façon à ne point perdre de vue la fenêtre. Au bout d'un instant, il reconnut que sa dernière supposition était vraie. Un homme vint à la croisée, souleva le rideau, colla sa bonne grosse face à une vitre, tandis qu'avec la main il battit une marche sur une autre vitre. Le chevalier reconnut, quoiqu'une différence sensible se fût faite dans sa toilette, l'homme au jet d'eau qu'il avait vu sur la terrasse le matin, et qui, avec un air de si parfaite familiarité, avait prononcé deux fois le nom de Bathilde.
Cette apparition plus que prosaïque produisit l'effet qu'elle devait naturellement produire, c'est-à-dire qu'elle ramena d'Harmental de la vie imaginaire à la vie réelle. Il avait oublié cet homme, qui faisait un contraste si parfait et si étrange avec la jeune fille dont il était nécessairement ou le père, ou l'amant, ou le mari. Or, dans tous ces cas, que pouvait avoir de commun avec le noble et aristocrate chevalier la fille, l'épouse ou la maîtresse d'un tel homme ? La femme, et c'est un malheur de sa situation éternellement dépendante, grandit ou s'abaisse de la grandeur ou de la vulgarité de celui au bras de qui elle marche appuyée, et, il faut l'avouer, l'horticulteur de la terrasse n'était pas fait pour maintenir la pauvre Bathilde à la hauteur où le chevalier l'avait élevée dans ses rêves.
Aussi se prit-il à rire de sa propre folie et la nuit étant revenue, comme, depuis la veille au matin, il n'avait pas mis le pied dehors, il résolut de faire un tour par la ville afin de s'assurer par lui-même de l'exactitude des rapports du prince de Cellamare. Il s'enveloppa de son manteau, descendit les quatre étages, et s'achemina vers le Luxembourg, où la note que lui avait remise le matin l'abbé Brigaud disait que le régent devait aller souper sans gardes.
Arrivé en face du palais du Luxembourg, le chevalier ne vit aucun des signes qui annonçaient que le duc d'Orléans était chez sa fille : il n'y avait à la porte qu'une sentinelle, tandis que du moment où entrait monsieur le régent, on avait l'habitude d'en placer une seconde. De plus, on ne voyait dans la cour ni voiture qui attendît ni coureurs, ni valets de pied ; il était donc évident que monsieur le duc d'Orléans n'était point encore venu. Le chevalier attendit pour le voir passer, car, comme le régent ne déjeunait jamais et ne prenait à deux heures de l'après-midi qu'une tasse de chocolat, il était rare qu'il soupât plus tard que six heures. Or, cinq heures trois quarts avaient sonné à Saint-Sulpice au moment où le chevalier tournait le coin de la rue de Condé et de la rue de Vaugirard.
Le chevalier attendit une heure et demie rue de Tournon, allant de la rue du Petit-Lion au palais, sans rien apercevoir de ce qu'il était venu chercher. A huit heures moins un quart il vit quelque mouvement au Luxembourg. Une voiture avec des piqueurs à cheval, armés de torches, vint attendre au pied du perron. Un instant après, trois femmes y montèrent : il entendit le cocher qui criait aux piqueurs : au Palais-Royal ! Les piqueurs partirent au galop, la voiture les suivit, le factionnaire présenta les armes, et, si vite que passât devant lui l'élégant équipage aux armes de France, le chevalier reconnut la duchesse de Berry, madame de Mouchy, sa dame d'honneur, et madame de Pons, sa dame d'atours. Il y avait erreur grave dans l'itinéraire envoyé au chevalier : c'était la fille qui allait chez le père, et non le père qui allait chez la fille.
Cependant le chevalier attendit encore, car il pouvait être arrivé au régent un accident qui l'eût retenu chez lui. Une heure après, la voiture repassa. La duchesse de Berry riait d'une histoire que lui racontait Broglie, qu'elle ramenait. Il n'y avait donc aucun accident grave. C'était la police du prince de Cellamare qui était en faute.
Le chevalier rentra chez lui vers dix heures, sans avoir été ni rencontré ni reconnu. Il eut quelque peine à se faire ouvrir, car, selon les habitudes patriarcales de la maison Denis, le concierge était couché. Il vint tirer les verrous en grommelant. D'Harmental lui glissa un petit écu dans la main, en lui disant une fois pour toutes qu'il lui arriverait quelquefois de rentrer tard ; mais que, chaque fois que la chose arriverait, il y aurait la même gratification pour lui. Sur quoi le concierge se confondit en remerciements, et lui assura, qu'il était parfaitement libre de rentrer à l'heure qu'il lui plairait, et même de ne pas rentrer du tout.
De retour dans sa chambre, d'Harmental s'aperçut que celle de sa voisine était éclairée ; il posa sa bougie derrière un meuble et s'approcha de sa fenêtre. De cette façon, autant que les rideaux le permettaient, il pouvait voir chez elle, tandis qu'on ne pouvait voir chez lui.
Elle était assise près d'une table, dessinant probablement contre un carton qu'elle tenait sur ses genoux, car on voyait son profil qui se détachait en noir sur la lumière placée derrière elle. Au bout d'un instant, une autre ombre, que le chevalier reconnut pour celle du bonhomme à la terrasse, passa deux ou trois fois entre la lumière et la fenêtre. Enfin l'ombre s'approcha de la jeune fille, celle-ci tendit le front, l'ombre y déposa un baiser, et s'éloigna un bougeoir à la main. Un instant après, les vitres de la chambre du cinquième étage s'éclairèrent. Toutes ces petites circonstances parlaient une langue qu'il était impossible de ne pas comprendre ; l'homme à la terrasse n'était point le mari de Bathilde : c'était tout au plus son père.
D'Harmental, sans savoir pourquoi se sentit tout joyeux de cette découverte : il ouvrit, aussi doucement qu'il pût, la fenêtre, et, accoudé sur la barre qui lui servait d'appui, les yeux fixés sur cette ombre, il retomba dans cette même rêverie dont l'avait tiré dans la journée, l'apparition grotesque de son voisin. Au bout d'une heure à peu près, la jeune fille se leva, déposa carton et crayons sur la table, s'avança du coté de l'alcôve, s'agenouilla sur une chaise devant la seconde fenêtre, et fit sa prière. D'Harmental comprit que sa veille laborieuse était finie ; mais, se rappelant la curiosité de la belle voisine quand pour la première fois il avait de son côté fait de la musique, il voulut voir s'il aurait le pouvoir de prolonger cette veille, et se mit à son épinette. Ce qu'il avait prévu arriva : aux premiers sons qui parvinrent jusqu'à elle, la jeune fille, ignorant que par la position de la lumière on voyait son ombre à travers les rideaux, s'approcha de la fenêtre sur la pointe du pied, et, se croyant bien cachée, elle écouta sans contrainte le mélodieux instrument qui, pareil à un oiseau du soir, s'éveillait pour chanter au milieu de la nuit.
Le concert eût peut-être duré bien des heures ainsi, car d'Harmental, encouragé par le résultat produit, se sentait une verve et une facilité d'exécution qu'il ne s'était jamais connues. Malheureusement, le locataire du troisième était sans doute quelque manant, peu amateur de la musique, car d'Harmental entendit tout à coup, juste au-dessous de ses pieds, le bruit d'une canne qui frappait le plafond avec une telle violence, que s'était, à n'en pouvoir douter, un avertissement direct qu'on lui donnait de remettre à un moment plus convenable sa mélodieuse occupation. Dans toute autre circonstance, d'Harmental eût envoyé au diable l'impertinent donneur d'avis ; mais il réfléchit qu'un esclandre qui sentirait son gentilhomme le perdrait de réputation auprès de madame Denis, et qu'il jouait trop gros jeu à être reconnu pour ne point passer philosophiquement par-dessus quelques- uns des inconvénients de la nouvelle position qu'il avait adoptée. En conséquence, au lieu de se mettre en opposition plus longue avec les règlements nocturnes établis sans doute entre son hôtesse et ses locataires, il obéit à l'invitation, oubliant de quelle façon cette invitation lui avait été faite.
De son côté, dès qu'elle n'entendit plus rien, la jeune fille quitta sa fenêtre, et comme elle laissa tomber derrière elle les seconds rideaux d'étoffe perse, elle disparut aux yeux de d'Harmental. Quelque temps encore cependant il put voir la chambre éclairée ; mais bientôt toute lueur s'éteignit. Quant à la chambre du cinquième étage, depuis plus de deux heures elle était dans la plus parfaite obscurité.
D'Harmental se coucha à son tour, tout joyeux de penser qu'il existait un point de contact si direct entre lui et sa belle voisine.
Le lendemain, l'abbé Brigaud entra dans sa chambre avec son exactitude ordinaire. Le chevalier était déjà levé depuis une heure, et s'était vingt fois approché de sa fenêtre sans avoir pu apercevoir sa voisine, quoiqu'il fût évident qu'elle s'était levée, même avant lui. En effet, par les carreaux supérieurs, il avait vu en se réveillant les grands rideaux remis à leurs patères. Aussi tout disposé qu'il était à faire tomber son commencement de mauvaise humeur sur quelqu'un :
- Ah ! pardieu ! mon cher abbé, lui dit-il aussitôt que la porte fut refermée, félicitez de ma part le prince sur sa police : elle est parfaitement faite, ma foi !
- Qu'est-ce que vous avez contre elle ? demanda l'abbé Brigaud avec le demi-sourire qui lui était habituel.
- Ce que j'ai ? J'ai que, voulant juger par moi-même, hier, de sa fidélité, je suis allé m'embusquer rue de Tournon, que j'y suis resté quatre heures, et que ce n'est pas le régent qui est venu chez sa fille, mais madame la duchesse de Berry qui a été chez son père.
- Eh bien ! nous savons cela.
- Ah ! vous savez cela ? dit d'Harmental.
- Oui, à telles enseignes qu'elle est sortie à huit heures moins cinq minutes du Luxembourg, avec madame de Mouchy et madame de Pons, et qu'elle y est rentrée à neuf heures et demie en ramenant Broglie, qui est venu prendre à table la place du régent, qu'on avait attendu inutilement.
- Et le régent, où est-il, lui ?
- Le régent ?
- Oui.
- Ceci est une autre histoire ; vous allez le savoir. Ecoutez et ne perdez pas un mot, puis nous verrons si vous dites encore que la police du prince est mal faite.
- J'écoute.
- Notre rapport annonçait que le duc-régent, devait hier, à trois heures aller faire une partie de courte paume rue de Seine ?
- Oui.
- Il y est allé. Au bout d'une demi-heure il en est sorti, tenant son mouchoir sur ses yeux ; il s'était donné lui-même un coup de raquette sur le sourcil avec tant de violence qu'il s'était ouvert la peau du front.
- Ah ! voilà donc l'accident ?
- Attendez. Alors le régent, au lieu de rentrer au Palais-Royal, s'est fait conduire chez madame de Sabran. Vous savez où demeure madame de Sabran ?
- Elle demeurait rue de Tournon ; mais depuis que son mari est maître d'hôtel du régent, ne demeure-t-elle pas rue des Bons-Enfants, tout près du Palais Royal. ?
- Justement. Or, il paraît que madame de Sabran, qui jusque-là avait fait de la fidélité à Richelieu, touchée enfin de l'état pitoyable où elle a vu le pauvre prince, a voulu justifier le proverbe : Malheureux au jeu, heureux en amour. Le prince, à sept heures et demie, par un petit mot daté de la salle à manger de madame de Sabran, qui lui donnait à souper, a annoncé à Broglie qu'il n'irait pas au Luxembourg, et l'a chargé d'y aller à sa place, et de faire ses excuses à la duchesse de Berry.
- Ah ! voilà donc l'histoire que racontait Broglie et qui faisait tant rire ces dames ?
- C'est probable. Maintenant, comprenez-vous ?
- Oui, je comprends que le régent, n'étant pas doué de la puissance d'ubiquité, ne pouvait pas être à la fois chez madame de Sabran et chez sa fille.
- Et vous ne comprenez que cela ?
- Mon cher abbé, vous parlez comme un oracle ; expliquez-vous, voyons.
- Ce soir, je viendrai vous prendre à huit heures, et nous irons faire un tour rue des Bons-Enfants. Les localités parleront pour moi.
- Ah ! ah ! dit d'Harmental, j'y suis... Si près du Palais-Royal, le régent ira à pied ; l'hôtel qu'habite madame de Sabran a son entrée rue des Bons- Enfants ; après une certaine heure, on ferme le passage du Palais-Royal, qui donne dans la rue des Bons-Enfants ; il est donc obligé pour rentrer de tourner par la cour des Fontaines ou par la rue Neuve-des-Bons-Enfants, et alors nous le tenons ! Mordieu ! l'abbé, vous êtes un grand homme, et si monsieur le duc du Maine ne vous fait pas cardinal ou du moins archevêque, il n'y a plus de justice.
- Je compte bien là-dessus. Maintenant, vous comprenez ! il faut vous tenir prêt.
- Je le suis.
- Avez-vous des moyens d'exécution organisés ?
- J'en ai.
- Alors, vous correspondez avec vos gens ?
- Par un signe.
- Et ce signe ne peut vous trahir ?
- Impossible.
- En ce cas, tout va bien. Il ne s'agit plus que de déjeuner, car j'avais si grande hâte de venir vous dire ces belles nouvelles, que je suis sorti de chez moi à jeun.
- Déjeuner, mon cher abbé ? vous en parlez bien à votre aise ! Je n'ai à vous offrir que les débris du pâté d'hier, et trois ou quatre bouteilles de vin qui ont survécu, je crois, à la bataille.
- Hum ! hum ! murmura intérieurement l'abbé. Faisons mieux que cela, mon cher chevalier.
- A vos ordres.
- Descendons déjeuner chez notre bonne hôtesse, madame Denis.
- Que diable voulez-vous que j'aille déjeuner chez elle ? est-ce que je la connais, moi ?
- Ceci me regarde. Je vous présente comme mon pupille.
- Mais nous ferons un déjeuner détestable.
- Rassurez-vous : je connais la cuisine.
- Mais ce sera assommant, ce déjeuner !
- Mais vous vous ferez une amie d'une femme parfaitement connue dans le quartier pour ses moeurs excellentes, pour son dévouement au gouvernement ; d'une femme incapable enfin de donner asile à un conspirateur. Entendez-vous cela ?
- Si c'est pour le bien de la cause, abbé, je me sacrifie.
- Sans compter que c'est une maison fort agréable, dans laquelle il y a deux jeunes personnes qui jouent, l'une de la viole d'amour et l'autre de l'épinette, et un garçon qui est clerc de procureur ; une maison enfin où le dimanche soir vous pourrez descendre pour faire la partie de loto.
- Allez-vous-en au diable avec votre madame Denis ! Ah ! pardon, l'abbé, vous êtes peut-être l'ami de la maison. En ce cas, prenons que je n'ai rien dit.
- Je suis son directeur, répondit l'abbé Brigaud d'un air modeste.
- Alors, mille excuses, mon cher abbé. Mais vous avez raison, au fait : madame Denis est encore une fort belle femme, parfaitement conservée, avec des mains superbes et des pieds très mignons. Peste ! je me la rappelle. Descendez le premier, je vous suis.
- Pourquoi pas ensemble ?
- Et ma toilette donc, l'abbé ? Vous voulez que je descende devant mesdemoiselles Denis tout défrisé comme me voilà ? Allons donc ! on se doit à sa figure, que diable ! D'ailleurs, il est plus convenable que vous m'annonciez : je n'ai pas les privilèges d'un directeur.
- Vous avez raison : je descends, je vous annonce et dans dix minutes vous arrivez en personne, n'est-ce pas ?
- Dans dix minutes.
- Adieu.
- Au revoir.
Le chevalier n'avait dit que la moitié de la vérité : il restait pour faire sa toilette peut-être, mais aussi dans l'espérance qu'il apercevrait quelque peu sa belle voisine, à laquelle, il avait rêvé tout la nuit. Ce désir fut sans résultat : il eut beau rester embusqué derrière les rideaux de sa fenêtre, celle de la jeune fille aux blonds cheveux et aux beaux yeux noirs resta hermétiquement voilée. Il est vrai qu'en échange, il put apercevoir son voisin qui, entrouvrant sa porte dans la toilette matinale que lui connaissait déjà le chevalier, passa avec la même précaution que la veille, sa main d'abord, puis sa tête. Mais cette fois, sa hardiesse n'alla pas plus loin, car il faisait quelque peu de brouillard, et le brouillard, comme on sait, est essentiellement contraire à l'organisation du bourgeois de Paris. Aussi le nôtre toussa-t-il deux fois dans les cordes les plus basses de sa voix, et, retirant tête et bras, rentra dans sa chambre comme une tortue dans sa carapace. D'Harmental vit dès lors avec plaisir qu'il pourrait se dispenser d'acheter un baromètre, et que son voisin lui rendrait le même service que ces bons capucins de bois qui sortent de leur ermitage les jours de beau temps, et qui restent au contraire obstinément chez eux les jours où il tombe de la pluie.
L'apparition fit son effet ordinaire et réagit sur la pauvre Bathilde. Chaque fois que d'Harmental apercevait la jeune fille, il y avait en elle une si suave attraction qu'il ne voyait plus que la femme jeune, gracieuse, belle, musicienne et peintre, c'est-à-dire la créature la plus délicieuse et la plus complète qu'il eût jamais rencontrée. En ces moments-là, pareille à ces fantômes qui passent dans la nuit de nos rêves portant comme une lampe d'albâtre leur lumière en eux-mêmes, elle s'éclairait d'un rayon céleste, repoussant tout ce qui l'entourait dans l'obscurité ; mais quand, à son tour l'homme de la terrasse s'offrait aux regards du chevalier, avec sa figure commune, sa tournure triviale, ce type indélébile de vulgarité qui s'attache à certains individus, aussitôt un jeu de bascule étrange s'opérait dans l'esprit du chevalier ; toute poésie disparaissait comme à un coup de sifflet du machiniste, disparaît un palais de fée ; les choses s'illuminaient d'un autre jour, l'aristocratie native de d'Harmental reprenait le dessus. Bathilde n'était plus que la fille de cet homme, c'est-à-dire une grisette, voilà tout ; sa beauté, sa grâce, son élégance, ses talents même devenaient un accident du hasard, une erreur de la nature, quelque chose comme une rose qui eût fleuri sur un chou. Alors le chevalier haussait dans sa glace les épaules en face de lui-même, se mettait à rire tout haut, et, ne comprenant plus d'où lui venait l'impression si vive qu'un instant auparavant il avait éprouvée, il l'attribuait à la préoccupation de son esprit, à l'étrangeté de sa situation, à la solitude, à tout enfin, excepté à sa véritable cause, à la puissance souveraine et irrésistible de la distinction et de la beauté.
D'Harmental descendit donc chez son hôtesse dans la disposition d'esprit la plus favorable pour trouver mesdemoiselles Denis charmantes.

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