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Chapitre 9
Jacques Fosse

Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
— Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu repartir sans vous voir.
— à qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
— Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et sauveteur dans mes moments perdus.

En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles; — à ce seul nom, vous vous rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime. — Il naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, ou à peu près.
Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller habiter chez sa mère, à Beaucaire.
En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut douze enfants, dont trois sont morts.
En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il gagnait par jour; mais enfin on vivait.
Il fit ce métier pendant un an.
Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il entra comme manoeuvre chez un maçon.
Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
Jamais programme ne fut mieux suivi.
En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en qualité d'apprenti mineur.
Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
à quatorze ans, Fosse portait sept cents.
Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient dans le Rhône: un marchand de planches, — puis un soldat, — puis le fils d'un charcutier nommé Cambon.
Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point. — Par bonheur, le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la compagnie.
Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent et dirigent les voyageurs.
Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café chantant.
Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
Voici le fait:
Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques qui tenait la chaîne.
Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné avec lui.
Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le bord, les traîna tous deux après lui.
Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; mais, heureusement, le nageur avait pied.
Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore de l'empêcher de s'enfuir.
Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse s'élança à sa poursuite.
Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il était par une force supérieure.
Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour respirer.
C'était là que l'ours l'attendait.
Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son épaule.
Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais pour assister à cet étrange sauvetage.
En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui conduisait au bateau à vapeur.
C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux qui s'y noyaient.
Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se débattant.
Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par les épaules.
Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
à peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
— Tire!

On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que son portemanteau était resté au fond du Rhône.
Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à Fosse.
Il va sans dire que celui-ci refusa.
Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez son gendre à Montpellier.
En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et elle tomba dans le Rhône.
Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît de l'autre côté.
Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il essaye de sauver.
Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il soutient madame de Sainte-Maure.
Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais encore se retourne.
Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il avait sauté à l'eau.
Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un constructeur de bateaux, nommé Raousse.
Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de Beaucaire.
M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la médaille; elle valait quarante sous.
Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est pas trois sous par personne.
Fosse s'en contenta.
En 1840, il tomba à la conscription.
Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde classe.
Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er septembre 1840.
Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de cheval.
Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les en retire tous les trois, et vivants.
Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième classe.
En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait mourant.
Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette augmentation dans sa recette pour se marier.
En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à 100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze francs.
Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était faite.
Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans le Rhône et passe sous le radeau.
Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme par l'une des extrémités.
Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
Quelques jours après, il se jetait dans le feu, — il faut bien varier, — pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la garde nationale de Beaucaire.
Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur les bords de la Durance.
Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout cela ne satisfaisait pas son ambition.
C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas revenir sans sa croix.
Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
à son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un commis d'une maison de commerce.
En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de tabac.
Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux publics maître du port à Beaucaire.
Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son exemple.
Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise un bénéfice considérable.
Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit qu'une quarantaine.
Fosse sauva le reste.
Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve l'enfant.
Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds au-dessus de son cours ordinaire.
Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de terre.
Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est interrompue.
— Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en aurez, ou je ne reviendrai pas.

Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin; — cinq heures. — On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y arrivèrent.
Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, pleine de courants, de tourbillons et de remous.
Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au milieu du courant.
Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa barque et continuait son chemin.
Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le plus élevé du pauvre village.
Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis vingt-quatre heures.
Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où l'attendait le préfet.
— Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.

Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de vivres.
Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul n'osait faire.
Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
— Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.

On arriva sans accident.
Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
«En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres circonstances périlleuses. — C'est une attestation que nous nous plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
» HENRY, évêque de Nîmes.»
L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux dans la campagne.
La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
— On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux hommes de bonne volonté.

Deux pilotes se présentèrent.
La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première classe.
Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue de Beaucaire.
Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans connaissance sur le carreau.
Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille,
il entend crier: «à l'assassin!»
Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà commis bon nombre de vols.
Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre les mains de Fosse.
Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu le 16 décembre.
Ce fut alors que je le vis.
Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur de France, et fit insérer dans l'Illustration un portrait de lui, suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en post-scriptum.

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1998-2010
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