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Chapitre XCIX


Tallancourt et Betz. – L'estaminet Hollandais. – Mon manteau à la Quiroga. – Premier cartel. – Une leçon de tir. – La veille du combat. – Analyse de mes sensations. – Mon adversaire manque au rendez-vous. – Les témoins le relancent. – Duel. – Tallancourt et le chien enragé.

Le 3 janvier 1825, un de nos amis, nommé Tallancourt, étant passé de son bureau à la bibliothèque du duc d'Orléans, sur la demande de Vatout, il nous donna, à un autre de nos camarades, nommé Betz, et à moi, un dîner au Palais-Royal.
Tous deux étaient anciens militaires.
Tallancourt s'était trouvé à Waterloo. Au moment de la déroute, frappant sur ses poches et sentant qu'elles étaient vides, frappant sur son estomac et sentant qu'il était creux, il avait avisé une pièce de quatre démontée, et, doué qu'il était d'une force herculéenne, il l'avait chargée sur son épaule, et, deux lieues plus loin, il l'avait vendue dix francs à un fondeur.
Grâce à ces dix francs, il avait fait une retraite assez confortable, et il était revenu à Semur, son pays natal, où Vatout l'avait pris pour le faire entrer dans les bureaux du duc d'Orléans, et, enfin, des bureaux à la bibliothèque.
Après le dîner, ces messieurs, qui, en qualité de vieux soldats – vieux soldats de trente-deux à trente-cinq ans, bien entendu –, étaient des fumeurs enragés, proposèrent d'aller fumer un cigare à l'estaminet Hollandais. Je ne voulus pas les abandonner, malgré ma répugnance à l'endroit du tabac et des estaminets, et, pour la première et dernière fois de ma vie, à ce que j'ai le droit d'espérer, je franchis le seuil de cet illustre établissement, décoré à l'extérieur d'un simulacre de vaisseau.
J'avais un grand manteau à la Quiroga comme on disait poétiquement à cette époque, manteau que j'avais aussi ardemment ambitionné que mes fameuses bottes, et que j'avais fini par me donner avec non moins de peine ; il paraît que la manière dont je me drapais déplut à l'un des habitués qui, pour le moment, jouait au billard. Il échangea avec son partenaire quelques mots précédés d'un coup d'oeil jeté de mon côté, et suivis d'un éclat de rire.
Il n'en fallut pas davantage pour me mettre l'éperon aux reins ; je pris une queue, et, brouillant les billes :
- Qui veut faire une partie de billard avec moi ? demandai-je.
- Mais, me fit observer Tallancourt, le billard appartient à ces messieurs.
- Eh bien, dis-je en regardant celui des deux joueurs auquel je désirais particulièrement avoir affaire, nous renverrons ces messieurs et, moi, ajoutai-je en m'avançant vers mon homme, je me charge de celui-ci !
La provocation était trop bruyante et trop directe pour ne pas faire scandale.
Betz et Tallancourt s'élancèrent les premiers. Ils me connaissaient trop pour ne pas savoir que je n'eusse point fait, sans un motif quelconque, une pareille incartade ; le principal était pour nous qu'une querelle d'estaminet ne s'ébruitât point. Nous échangeâmes nos noms, mon adversaire et moi, et nous primes rendez-vous pour le surlendemain, à neuf heures du matin, au café formant le rez-de-chaussée de cette grande maison isolée qui demeura si longtemps debout au milieu de la place du Carrousel, et que l'on nommait l'hôtel de Nantes.
Tallancourt et Betz se trouvèrent tout naturellement être mes témoins.
Ils n'étaient pas sans une certaine inquiétude sur leur charge.
D'abord, j'étais très jeune, et c'était ma première affaire ; ensuite, j'arrivais de province, et ils ignoraient jusqu'à quel point je savais manier les armes.
Ils avaient pris avec les témoins de mon adversaire, M. Charles B***, rendez-vous pour le lendemain, à quatre heures de l'après-midi, dans le jardin du Palais-Royal, en face de la Rotonde, ce qui leur laissait tout le temps de s'occuper de moi.
Ils m'invitèrent à leur donner des explications sur la cause de la querelle ; je m'empressai de le faire ; puis, comme ils étaient chargés de la discussion, des armes, ils me demandèrent quelle arme je préférais.
Je leur répondis que les armes m'étaient indifférentes, et que, du moment où je leur avais confié mes intérêts, cela les regardait, eux, et non plus moi.
Cette assurance les tranquillisa un peu ; mais Tallancourt ne m'en donna pas moins rendez-vous, pour le lendemain à neuf heures du matin, au tir Gosset.
Je n'avais pas mis le pied dans un tir depuis que j'étais à Paris ; mais on se rappelle nos familiarités avec les kukenreiter de M. de Leuven, et nos ardoises cassées, nos grenouilles coupées en deux, nos cartes tenues à la main, chez de La Ponce.
Tallancourt demanda douze balles.
- Est-ce à la poupée ou à la mouche que monsieur veut tirer ? dit le garçon en s'adressant à moi.
Comme je ne connaissais pas parfaitement les termes et les habitudes des tirs parisiens, je me tournai vers Tallancourt, qui demanda une poupée.
Le garçon plaça sur la broche une poupée de plâtre : c'était sans doute la plus grosse de l'établissement ; ce garçon, nommé Philippe – on se rappelle les moindres détails de ces sortes d'événements –, ce garçon, voyant ma parfaite ignorance des habitudes du tir, m'avait pris pour un écolier.
Tallancourt lui-même, la chose était visible, partageait l'opinion du garçon à mon égard.
J'avoue que cette unanimité me piqua.
- Dites donc, demandai-je à Tallancourt, combien coûte une machine de plâtre comme celle-là ?
- Quatre sous, me dit-il.
- Et combien avez-vous demandé de balles ?
- Douze.
- Eh bien, comme je ne suis pas assez riche pour me passer le luxe de casser douze poupées, je vais faire un cadre à celle-ci avec les onze premières balles, et je la casserai avec la douzième.
- Hein ? fit Tallancourt.
- Vous allez voir comment cela se pratique à Villers-Cotterêts, mon cher Tallancourt.
J'allai à la plaque, je traçai un cercle autour de la poupée, et je commençai mon opération.
Elle réussit dans les conditions que j'avais indiquées. Je venais de faire ce que j'avais fait vingt fois avec de Leuven et de La Ponce ; mais, comme je le faisais pour la première fois avec Tallancourt, il fut assez émerveillé de l'expérience.
- Voilà qui va bien pour le pistolet, et je suis assez tranquille, si vous tirez le premier, me dit-il ; mais s'ils choisissent l'épée ?...
- Eh bien, que voulez-vous, mon cher ! S'ils choisissent l'épée, nous nous battrons à l'épée.
- Et vous vous défendrez ?
- Je l'espère.
- Je vous dis cela, ajouta Tallancourt, parce que je n'aime pas le pistolet.
- Vous avez raison, c'est une vilaine arme.
- Et je ne l'accepterai qu'à la dernière extrémité.
- Et vous ferez bien.
- C'est donc votre avis ?
- Parfaitement !
- Eh bien, tant mieux ! Donnez vingt-quatre sous au garçon, et allons déjeuner.
Par bonheur, nous étions au 4 du mois, et je pouvais encore disposer de vingt-quatre sous.
Nous déjeunâmes et rentrâmes au bureau. Betz nous y attendait. Il prit Tallancourt à part, sans doute pour l'interroger sur mes aptitudes. J'ai tout lieu de croire que Tallancourt le rassura.
A cinq heures, Betz et Tallancourt vinrent me dire que mon adversaire avait choisi l'épée.
Le rendez-vous tenait toujours, pour le lendemain neuf heures à l'hôtel de Nantes.
Je rentrai à la maison le visage souriant, quoique le coeur assez serré. Voici, en fait de courage, les observations que j'ai faites sur moi-même.
D'un tempérament sanguin, je me jette facilement au-devant du danger ; si le danger est présent, si je puis l'attaquer à l'instant même mon courage ne faiblit point, soutenu qu'il est par l'agitation du sang.
Si, au contraire, il me faut l'attendre quelques heures, il y a affaiblissement dans le système nerveux, et je me repens de m'être exposé.
Mais peu à peu le côté moral s'empare, par la réflexion, du côté physique, et lui commande énergiquement de se bien conduire.
Arrivé sur le terrain, il y a toujours constriction intérieure, mais il n'y a plus trace extérieure d'émotion.
En 1834, j'eus un duel, et j'avais pour témoin Bixio, qui étudiait la médecine, à cette époque-là ; il me tâta le pouls au moment où je tenais déjà le pistolet à la main : le pouls ne donna que soixante-neuf pulsations à la minute, deux de plus que dans l'état ordinaire.
Plus j'attends, plus je suis calme.
Au reste, je crois que tout homme, à moins d'une organisation particulière, craint naturellement le danger, et, abandonné à ses propres instincts, ferait tout ce qu'il pourrait pour y échapper ; c'est la force morale seule, l'orgueil humain uniquement, qui le fait s'exposer souriant à une blessure ou à la mort.
Une preuve de ce que j'avance, c'est que je crois l'homme brave en état de veille, poltron en rêve, parce que, en rêve, l'âme est absente, la bête vit isolée ; et, en l'absence de sa force, de sa volonté, de son orgueil, la bête a peur.
Je rentrai donc dans la maison sans rien dire de ce qui s'était passé ; seulement, je ne quittai point ma mère.
C'était en plein hiver, je n'avais donc pas à faire le portefeuille.
Le lendemain, je me levai à huit heures ; je prétextai je ne sais quelle obligation, j'embrassai ma mère, je mis l'épée de mon père sous mon manteau, et je sortis.
Tallancourt s'était chargé de trouver une seconde épée.
J'étais à l'hôtel de Nantes à neuf heures moins dix minutes.
Nous y trouvâmes les deux témoins de mon adversaire.
Je n'avais pas déjeuné. Thibaut, qui nous accompagnait, m'avait recommandé de ne point manger, afin qu'en cas de besoin une saignée fût possible.
Nous attendîmes.
Neuf heures et demie, dix heures et onze heures sonnèrent.
Betz et Tallancourt étaient fort impatients ; le retard de mon adversaire leur faisait manquer leur bureau.
J'avoue que, pour mon compte, j'étais enchanté. J'espérais que l'affaire finirait par des excuses, et j'aimais autant cela.
A onze heures, les parrains de mon adversaire s'ennuyèrent. Ils proposèrent aux miens de venir avec eux chez leur filleul ; il demeurait rue Coquillière, je crois.
Quant à moi, on me renvoya au bureau. Je devais, en cas de gronderie, avouer franchement à Oudard ce qui s'était passé, et lui expliquer la cause de notre retard.
Oudard avait été mandé par madame la duchesse d'Orléans, de sorte qu'il n'y eut rien à avouer.
Une demi-heure après, Betz et Tallancourt revinrent : ils avaient trouvé mon adversaire dans son lit.
Sur l'observation qu'ils lui avaient faite que ce n'était point là qu'ils devaient le trouver, M. Charles B*** avait répondu qu'ayant été patiner toute la journée de la veille sur le canal, il s'était senti, vers les sept heures du matin, pris d'une telle courbature, qu'il n'avait pas eu la force de se lever.
L'excuse avait paru si mauvaise aux deux témoins de mon adversaire, qu'ils lui avaient signifié de ne plus compter sur eux, si l'affaire avait des suites.
Sur quoi, ils s'étaient retirés.
Mais Betz et Tallancourt, beaucoup plus entêtés que je ne l'eusse voulu au fond du coeur, étaient restés, eux, et avaient insisté près de M. Charles B***, pour savoir sur quoi ils devaient compter pour le lendemain.
M. Charles B*** leur promit d'être le lendemain à neuf heures, avec deux nouveaux témoins, à la barrière Rochechouart. On se battrait dans une des carrières de Montmartre.
Ainsi, ce n'était qu'une partie remise.
Je remerciai beaucoup mes deux témoins. Je leur dis qu'ils avaient parfaitement fait, et j'attendis.
La journée s'écoula fort calme. J'arrivai même à oublier, soit en causant, soit en travaillant, que je dusse me battre le lendemain. Cependant, de temps en temps, un léger serrement de coeur amenait un spasme, et le spasme un bâillement.
Je rentrai de bonne heure comme la veille, et je restai près de ma mère. C'était le lendemain le jour des Rois, et on nous avait apporté une galette à la fève.
Ma mère fut reine. Je l'embrassai, et me souhaitai de l'embrasser trente ans encore, à la même heure, le même jour, et de la même façon.
Je savais bien ce que je faisais en faisant ce souhait.
Je dormis parfaitement pendant les quatre ou cinq premières heures de la nuit ; assez mal pendant les deux ou trois autres. Je quittai ma mère, comme la veille, à huit heures et demie. Cette fois, je n'avais pas d'épée à prendre ; Tallancourt les avait gardées toutes deux.
A neuf heures moins dix minutes, nous étions à la barrière Rochechouart ; à neuf heures sonnantes, un fiacre nous amena notre homme et ses deux nouveaux témoins. On descendit, on se salua, on traversa silencieusement le boulevard extérieur, et l'on gagna les rampes de la montagne.
Un des témoins de mon adversaire qui est devenu depuis mon camarade, comme la plupart de ceux qui, sans me connaître, ont commencé par être mes ennemis, s'approcha de moi, et, me prenant pour un simple témoin, engagea la conversation avec moi. On marcha une demi-heure à peu près sans trouver une place convenable. Il faisait froid, et il avait neigé toute la nuit. il neigeait encore ; il en résultait que presque toutes les carrières étaient habitées.
Comme il n'est pas naturel de voir se promener par un pareil temps, et à dix heures du matin, six personnes à travers champs, les gens qui habitaient les carrières se doutaient de la cause de notre promenade, et nous suivaient.
Nous avions déjà une suite assez nombreuse ; il était probable que, plus nous voyagerions ainsi, plus notre suite s'augmenterait ; il était donc urgent de s'arrêter au premier endroit qui paraîtrait, je ne dirai pas convenable, mais possible.
Cette promenade m'eût paru fort longue, je l'avoue, si je n'eusse pas causé, pendant tout ce temps, avec le témoin de mon adversaire.
Enfin, on trouva une espèce de plateau de dix pas de large sur vingt pas de long ; c'était tout ce qu'il fallait. On s'arrêta. Tallancourt tira les épées de dessous son manteau et les donna à examiner aux témoins.
Celle qu'il avait apportée était de deux pouces plus longue que l'autre. Tallancourt n'avait pas eu le choix ; il avait pris la première venue ; il proposa de tirer au sort à qui aurait la plus longue.
Je terminai le débat en déclarant que je prendrais la plus courte.
La plus courte était celle de mon père, et je préférais de beaucoup perdre deux pouces de fer plutôt que de voir se tourner vers ma poitrine cette épée qui avait été la sienne.
Ce fut alors seulement que le témoin de mon adversaire qui avait causé avec moi pendant tout le chemin sut que c'était moi qui me battais.
Le terrain choisi, les épées distribuées, il n'y avait pas de temps à perdre ; il faisait un froid horrible, et notre galerie de spectateurs s'accroissait de seconde en seconde.
Je jetai bas mon habit, et je me mis en garde.
Mais, alors, mon adversaire m'invita, outre mon habit, à mettre bas encore mon gilet et ma chemise.
La demande me parut exorbitante ; mais, comme il insistait, je piquai mon épée dans la neige, et je jetai mon gilet et ma chemise sur mon habit.
Puis, comme je ne voulais pas même garder mes bretelles, et que, comme ce pauvre Géricault, j'avais perdu la boucle de mon pantalon, je fis un noeud aux deux pattes pour me sangler les flancs.
Tous ces préparatifs prirent une minute ou deux pendant lesquelles mon épée resta fichée dans la neige.
Puis je repris mon épée, et me remis en garde d'assez mauvaise humeur.
Toutes ces injonctions m'avaient été faites très crânement de la part de mon adversaire. En outre, comme l'épée était l'arme choisie par lui, je m'attendais à avoir affaire à un homme d'une certaine force.
Je m'engageai donc avec précaution.
Mais, à mon grand étonnement, je vis un homme mal en garde, et découvert en tierce.
Il est vrai que cette mauvaise garde pouvait n'être qu'une feinte pour que je m'abandonnasse de mon côté, et qu'il profitât de mon imprudence.
Je fis un pas en arrière, et, abaissant mon épée :
- Allons, monsieur, lui dis-je, couvrez-vous donc !
- Mais, me répondit mon adversaire, s'il me convient de ne pas me couvrir, moi ?
- Alors, c'est autre chose... seulement, vous avez là un singulier goût.
Je retombai en garde. J'attaquai l'épée en quarte, et, sans me fendre, pour tâter mon homme, j'allongeai un simple dégagement en tierce.
Il fit un bon en arrière, rencontra un cep de vigne, et tomba à la renverse.
- Oh ! oh ! me dit Tallancourt, est-ce que vous l'avez tué comme cela, du premier coup, par hasard ?
- Non, répondis-je, je ne crois pas. Je ne me suis pas même fendu, et c'est à peine si je l'ai touché.
Pendant ce temps, les témoins opposés avaient couru à M. B***, qui se relevait.
La pointe de mon épée avait pénétré dans l'épaule, et, comme sa station dans la neige en avait glacé le fer, la sensation avait été telle, que mon adversaire, si légèrement qu'il fût blessé, était tombé à la renverse.
Par bonheur, je ne m'étais pas fendu ; sans quoi, je l'embrochais de part en part.
Le pauvre garçon n'avait jamais tenu une épée.
D'après cet aveu qu'il fit, et en conséquence de la blessure qu'il avait reçue, il fut convenu que le combat s'arrêterait là.
Je remis mon épée au fourreau ; je repassai ma chemise, mon gilet et ma redingote ; je me redrapai dans mon quiroga, et je redescendis les buttes Montmartre, bien plus léger de coeur que je ne les avais montées.
Telle fut la cause, telles furent les sensations, telle fut l'issue de mon premier duel.
Que sont devenus les deux hommes qui m'y assistèrent ?
J'ai perdu Betz de vue. Il avait obtenu une place de receveur particulier en province ; quelque chose comme un bruit vague m'a dit, depuis, qu'il était mort.
Quant à Tallancourt, pauvre garçon ! je l'ai vu mourir bien tristement, bien malheureusement, bien douloureusement.
Le duc d'Orléans l'avait pris en amitié ; c'était une de ces machines vigoureuses, comme le prince les aimait, pas trop intelligentes ; d'ailleurs, Tallancourt avait une grande qualité : parfaitement intelligent, il savait cacher son intelligence.
Le duc d'Orléans, devenu roi, avait appelé Tallancourt près de lui, et ne pouvait plus s'en passer. Si sa fortune n'était pas faite – on ne faisait pas ainsi sa fortune près du roi –, au moins sa position était-elle assurée.
Tallancourt, qui n'avait pas quitté le duc d'Orléans pendant les 27, 28 et 29 juillet, savait bon nombre de choses secrètes sur la révolution de 1830.
Quand le roi était à Neuilly, à tout propos il envoyait Tallancourt à Paris, et l'hercule, mal à l'aise sur son fauteuil, devant son bureau, dans son cabinet, faisait la route à pied pour respirer le grand air, et distendre un peu ses larges poumons.
Un jour, du fossé de la grande route, dont il suivait le bord, un énorme chien enragé s'élança sur lui. Tallancourt, par un mouvement naturel, réunit ses deux mains pour garantir son visage, et, avec un bonheur inouï, ses deux mains saisirent le chien par le cou.
Pris dans ces deux puissantes tenailles, le chien eut beau se débattre, les tenailles se serrèrent de plus en plus ; au bout de cinq minutes, le molosse était étouffé sans avoir fait une égratignure au géant.
Mais ces cinq minutes de lutte, ces cinq minutes de danger mortel avaient frappé le cerveau de Tallancourt d'une commotion terrible.
Cinq ou six mois après, un ramollissement du cerveau se déclara.
Pendant un an, je vis le pauvre Tallancourt s'affaiblissant à vue d'oeil, moralement et physiquement, perdant ses forces et son intelligence, le geste et la voix.
Puis, enfin, mort peu à peu, après dix-huit mois de souffrances, il acheva de mourir.

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1998-2010
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