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Chapitre XCVII


Les réputations usurpées. – M. Lemercier et ses oeuvres. – La levrette blanche de Racan. – Le Fiesque de M. Ancelot. – Les peintres romantiques. – Scheffer. – Delacroix. – Sigalon. – Schnetz. – Coigniet. – Boulanger. – Géricault. – « La Méduse » dans l'atelier de l'artiste. – Obsèques de lord Byron en Angleterre. – Une prise de corps contre Sheridan.

Pendant que l'on transportait le corps de lord Byron de Missolonghi en Angleterre, le mouvement littéraire de la France allait son train et M. Liadière et M. Lemercier, s'accrochant de leur mieux à Shakespeare et à Rowe, faisaient jouer chacun une Jane Shore : M. Liadière à l'Odéon, et M. Lemercier au Théâtre-Français : M. Lemercier, le 1er avril, et M. Liadière, le 2.
La pièce de M. Liadière réussit à peu près.
Celle de M. Lemercier tomba, malgré Talma, qui y jouait deux rôles : celui de Glocester, et celui d'un mendiant.
Talma avait été merveilleux dans cet ouvrage plus que médiocre.
Il hasardait une grande chose à cette époque : lui, Talma, l'homme de la forme, de l'élégance, de la poésie, de l'âme et de la diction, il jouait Glocester, c'est-à-dire un bossu et un manchot.
La façon dont il fit passer son épaule droite plus haute que la gauche, et son bras paralysé, fut un miracle d'adresse. La scène d'accusation fut un miracle de talent.
Mais rien ne pouvait soutenir une pareille misère. – Il est cependant bien temps que l'on remette à leur place toutes ces réputations usurpées, toutes ces gloires de coterie, tous ces académiciens de cabale et d'escobarderie.
L'auteur d'Agamemnon et de Pinto ?
Eh bien, oui ! l'auteur d'Agamemnon et de Pinto ne méritait pas le quart de la réputation qu'on lui a faite. Agamemnon est une pièce froide, médiocre, pauvre de poésie, pauvre de rime, pauvre de style, qui ne va pas à la cheville de l'Orestie d'Eschyle. Pinto est un drame de l'école de Beaumarchais, la pire école de drame que je connaisse, et l'oeuvre serait morte de sa belle mort, au bout de huit ou dix représentations, si la censure impériale n'avait pas fait la bêtise de vouloir l'étrangler... La persécution fit à Pinto une espèce de renommée ; mais qu'on essaye de jouer tout cela aujourd'hui, et l'on verra la valeur réelle de cette copie d'Eschyle, de Sénèque, et de cette prétendue création originale.
Et, cependant, ce sont là les deux chefs-d'oeuvre de leur auteur.
Mais les autres tragédies, les autres drames, les autres poèmes qui sont tombés, écrasés sous les sifflets, sous les rires, sous les huées, essayez de les lire !
Essayez de lire Méléagre ; essayez de lire Lovelace ; essayez de lire Le Lévite d'Ephraïm ; puis, quand vous aurez jeté de côté ces trois premiers ouvrages de l'auteur, quand vous vous serez reposé longuement, quand vous aurez repris haleine à votre aise, remettez-vous à la besogne, et essayez de lire Ophis, Plaute ou la Comédie latine, Baudouin, Christophe Colomb, Charlemagne, Saint Louis, La Démence de Charles VI, Frédégonde et Brunehaut... puis, quoi encore ? Attendez... On se perd sur le champ de bataille où ceux qui tombent, tombent non pas même blessés, mais raides morts ; puis Camille, puis Le Masque de poix, puis Cahin-Caha, puis La Panhypocrisiade : après la médiocrité, la folie ; après le galimatias simple, le galimatias double.
Et encore, si, tout meurtri de ces échecs, tout disloqué de ses chutes, M. Lemercier s'était tenu tranquille dans son fauteuil du palais Mazarin, comme font ses collègues, M. Droz, M. Brifaut, M. Lebrun, essayant, celui- ci de faire oublier qu'il a écrit un petit volume sur le Bonheur ; celui-là, qu'il a commis une tragédie de Ninus II ; le troisième, qu'il a raté le Cid d'Andalousie, et estropié la Marie Stuart de Schiller, il n'y aurait rien à dire, et on le laisserait dormir aussi tranquillement dans son tombeau que les spectateurs eussent dormi à la représentation de ses oeuvres, si les sifflets n'eussent pas été inventés. Mais point ! M. Lemercier criait au sacrilège, au mauvais goût, au scandale, en voyant se produire le mouvement littéraire de 1829 ; M. Lemercier signait des pétitions au roi pour qu'on empêchât la représentation d'Henri III et de Marion Delorme ; M. Lemercier se mettait en travers de la porte de l'Académie, quand Lamartine et Hugo voulaient y entrer ; M. Lemercier poussait l'archevêque de Paris contre l'un, inventait M. Flourens pour écarter l'autre ; retrouvait ses jambes pour courir quêter des voix contre eux, sa main droite pour pousser les verrous. Dieu merci ! j'ai peu connu ce méchant petit homme, et n'ai jamais rien eu, pour mon compte, à démêler avec lui, n'ayant jamais rien eu à démêler avec l'Académie ; mais, comme il faut que quelqu'un commence à donner l'exemple des justices rendues, je réclame la priorité.
Le jour où M. Flourens fut nommé à l'exclusion d'Hugo, je traversais le foyer du Théâtre-Français. On jouait je ne sais quelle pièce nouvelle. M. Lemercier continuait là, contre l'auteur de Notre-Dame de Paris ; de Marion Delorme et des Orientales, l'opposition qu'il avait silencieusement faite dans la journée à l'Académie.
J'écoutai un instant sa diatribe.
Puis, secouant la tête :
- Monsieur Lemercier, lui dis-je, vous avez refusé votre voix à Victor Hugo ; mais il y a une chose que vous serez obligé de lui donner, un jour ou l'autre, c'est votre place. Prenez garde qu'en échange du mal que vous dites ici de lui, il ne soit obligé de dire du bien de vous à l'Académie.
Et l'événement arriva comme je l'avais prédit. Ce n'était pas un éloge facile à faire que celui de Lemercier ; Hugo s'en tira en parlant de l'époque au lieu de parler de l'homme, en parlant de l'empereur au lieu de parler du poète.
- Avez-vous lu mon discours ? me demanda Hugo, le lendemain du jour où il l'avait prononcé.
- Oui.
- Eh bien, qu'en dites-vous ?
- Je dis que vous avez bien plus l'air de succéder à Bonaparte membre de l'Institut, qu'à M. Lemercier, membre de l'Académie.
- Parbleu ! j'aurais bien voulu vous voir à ma place ! Comment vous en seriez-vous tiré ?
- Comme Racan, en disant que ma grande levrette blanche avait mangé mon discours.
On sait que Racan se présenta un jour à l'Académie avec les bribes d'un discours qu'il comptait lire.
- Messieurs, dit-il, j'avais un discours fort beau, et qui n'eût pas manqué de réunir tous les suffrages ; mais, ce matin, ma grande levrette blanche l'a mangé... Je vous en apporte les restes ; tâchez de vous y reconnaître, si vous pouvez !
De même que la Jane Shore de Lemercier avait été faite en vue de Talma, de même la Jane Shore de M. Liadière avait été faite en vue de mademoiselle George.
Ce fut, du reste, le premier essai que mademoiselle George fit du drame shakespearien : elle préludait à Christine et à Lucrèce Borgia.
C'était l'époque des imitations ; personne ne se sentait la force d'inventer. On allait chercher du nouveau de l'autre côté de la frontière ; on entrait au théâtre appuyé sur Rowe ou sur Schiller ; si on réussissait, on mettait tranquillement l'auteur allemand ou l'auteur anglais à la porte ; si l'on tombait, on tombait sur lui – c'était plus doux.
Après la Jane Shore de M. Liadière, l'Odéon donna le Fiesque de M. Ancelot.
Mais M. Ancelot était un puriste. Il n'avait point pensé que le Fiesque de Schiller pût être représenté avec tous les personnages de la pièce allemande : aussi avait-il proprement et classiquement supprimé le More.
Comprenez-vous Fiesque sans le More ! sans le More, la cheville ouvrière du drame ! sans le More, pour lequel Schiller a fait son Fiesque, à lui !
Quand donc y aura-t-il une loi qui permettra de traduire, mais qui défendra de mutiler ?
Les Italiens n'ont pas une loi sur les traducteurs ; mais ils ont un proverbe aussi court qu'expressif, aussi concis que vrai : Traduttore, traditore.
Au reste, l'envahissement romantique, timide encore au théâtre et dans la littérature, se présentait hardiment au combat dans les autres branches de l'art.
En histoire, M. Thiers publiait sa Révolution française, et Botta son Histoire d'Italie ; M. de Barante mettait au jour son excellente Chronique des ducs de Bourgogne, ouvrage plein de science et de coloris, qui, cette fois, par hasard, ouvrit à juste titre les portes de l'Académie à son auteur.
Mais c'était surtout en peinture que la lutte était remarquable.
A David mort, et à Girodet, qui venait de mourir, succédaient Scheffer, Delacroix, Sigalon, Schnetz, Coigniet, Boulanger et Géricault.
Toute cette pléiade d'artistes jeunes et hardis illuminait le Salon de 1824.
Scheffer avec sa Mort de Gaston de Foix, un de ses premiers tableaux, un peu miroitant de couleur, mais où se détache d'une façon si remarquable la figure du guerrier agenouillé à la tête de Gaston ; Scheffer, le peintre poète, le meilleur traducteur de Goethe que je connaisse ; Scheffer, qui a fait revivre tout un monde de personnages allemands, depuis Mignon jusqu'au roi de Thulé, depuis Faust jusqu'à Marguerite ; Scheffer, qui, après Dante, a écrit avec le pinceau cette grande et belle page de Françoise de Rimini, devant laquelle ont échoué tous les poètes dramatiques ; Scheffer, qui avait trouvé du temps pour être de toutes les conspirations, avec Dermoncourt, avec Caron, avec La Fayette, et pour donner à la France un des premiers peintres qu'elle ait eus.
Delacroix avec son Massacre de Scio, autour duquel se groupaient, pour discuter, les peintres de tous les partis ; Delacroix, qui, en peinture, comme Hugo en littérature, ne devait avoir que des fanatiques aveugles ou des détracteurs obstinés. Delacroix, qui était déjà connu par son Dante traversant le Styx, et qui devait toute sa vie conserver ce privilège, rare pour un artiste, de réveiller, à chaque oeuvre nouvelle, les haines et les admirations ; Delacroix, l'homme d'esprit, de science et d'imagination, qui n'a qu'un travers, celui de vouloir obstinément être le collègue de M. Picot et de M. Abel de Pujol, et qui, par bonheur, nous l'espérons, ne le sera pas.
Sigalon, rude et puissante nature méridionale, qui apparaissait avec sa Locuste faisant sur un esclave l'essai de ses poisons. Ce tableau, recommandé à M. Laffitte, avait été acheté par le banquier protecteur, sans qu'il le vît probablement. Car, une fois dans son salon, le tableau effraya les courtiers de la Banque et les loups-cerviers de la Bourse. Tout le monde se réunit pour demander au futur ministre comment il avait pu faire l'acquisition d'une pareille horreur, et pourquoi il n'avait pas plutôt acheté un des petits chefs-d'oeuvre de madame Haudebourg-Lescaut ou de mademoiselle d'Hervilly ; si bien que M. Laffitte fit venir Sigalon, et le pria de reprendre sa Locuste, qui risquait de faire avorter les dames du haut commerce, le priant de lui donner toute autre chose à la place.
Sigalon reprit sa Locuste, mais j'ignore ce qu'il donna en échange.
Hélas ! Sigalon était encore de ceux qui sont marqués d'avance pour une mort prématurée. Envoyé à Rome afin d'y copier Le Jugement dernier de Michel-Ange, il n'eut que le temps de léguer à la France cette page immense, d'étendre ses bras vers la patrie, et de mourir.
Schnetz, de son côté, exposait trois tableaux au Salon de 1824 : deux grandes toiles qui pouvaient aussi bien être de tout le monde que de lui, et un de ces tableaux de genre où il est inimitable.
Ce tableau de genre était un Sixte-Quint enfant, auquel une bohémienne prédit qu'il sera pape. On sait avec quelle vérité Schnetz réunit, dans un cadre de six pieds de haut sur quatre de large, une vieille sorcière, un pâtre et une jeune fille romaine : le Sixte-Quint était un chef-d'oeuvre.
Le Massacre des Innocents, de Coigniet, placé en face la porte, saisissait en entrant. Une femme accroupie, échevelée par une longue course, la terreur dans les yeux, la pâleur sur le visage, se cachait ou plutôt cachait son enfant dans l'angle d'une muraille en ruine, tandis qu'au loin s'exécutait le carnage. C'était une belle oeuvre, dont, après vingt-cinq ans, je revois encore tous les détails, bien pensée, bien exécutée, bien peinte.
Boulanger avait emprunté le sujet de son tableau à l'illustre poète qui venait de mourir. Mazeppa, surpris, était lié sur un cheval fougueux qui devait l'emporter déchiré, mourant, évanoui, dans ces nouvelles contrées où une royauté l'attendait à son réveil ! La lutte que tentait, en raidissant tous ses membres, ce corps jeune et vigoureux contre les bourreaux qui l'attachaient sur le cheval sauvage, offrait un merveilleux contraste, non seulement d'anatomie – ce qui serait bien quelque chose déjà – mais encore de douleur physique et morale, que faisait ressortir la puissante impassibilité des exécuteurs.
Enfin, on parlait de Géricault, absent, presque autant que de tous ceux qui étaient présents.
C'est qu'en effet, l'école nouvelle, qui attendait un chef, sentait que ce chef était en lui ; et, cependant, Géricault n'avait encore guère fait que des études. Il venait d'achever Le Hussard et Le Cuirassier – que le Musée a racheté dernièrement à la succession du roi Louis-Philippe – et il était en train de finir sa Méduse.
Pauvre Géricault ! lui aussi, sa Méduse achevée, il devait mourir, et mourir douloureusement.
Huit jours avant sa mort, je le vis.
Comment avais-je connu Géricault ?
Comme j'ai connu Béranger et Manuel.
Dans mes dîners hebdomadaires chez M. Arnault, j'avais bien souvent rencontré le colonel Bro, bon et brave soldat, à qui tout souvenir de l'armée était cher, et qui m'avait pris en amitié, par cela seulement que j'étais le fils d'un général de la Révolution.
Il va sans dire que Bro faisait de l'opposition au gouvernement bourbonien.
Bro avait une maison rue des Martyrs, n° 23, et, dans cette maison, logeaient, selon leurs fortunes diverses, Manuel, le député expulsé de la Chambre, Béranger, le poète, et Géricault.
Un jour qu'on avait parlé de Géricault, qui s'en allait mourant, Bro me dit :
- Venez donc voir son tableau de La Méduse, et le voir lui-même, afin que, s'il meurt, vous ayez vu au moins un des plus grands peintres qui aient jamais existé.
Je n'eus garde de refuser, comme on comprend bien. Rendez-vous fut pris pour le lendemain.
De quoi mourait Géricault ?
Ecoutez, et voyez combien, parfois, l'homme a un signe fatal gravé à côté de son nom.
Géricault possédait quelque fortune, une douzaine de mille livres de rente ; Géricault aimait les chevaux, qu'il peignait si bien. Un jour, au moment de monter à cheval, il s'aperçoit que la boucle de ceinture de son pantalon manque : il lie les deux pattes, et part au galop ; son cheval le jette à terre : il tombe sur le noeud, et le noeud froisse deux vertèbres de l'épine dorsale. Une maladie dont Géricault était en train de se traiter en ce moment vient faire de cette contusion une plaie, et Géricault, l'espérance de tout un siècle, meurt d'une carie des vertèbres – c'est-à-dire d'une des maladies les plus longues et les plus douloureuses qu'il y ait !
Quand nous entrâmes chez lui, il était occupé à dessiner sa main gauche avec sa main droite.
- Que diable faites-vous donc là, Géricault ? lui demanda le colonel.
- Vous le voyez, mon cher, dit le mourant ; je m'utilise. Jamais ma main droite ne trouvera une étude d'anatomie pareille à celle que lui offre ma main gauche, et l'égoïste en profite.
En effet, Géricault était arrivé à un tel degré de maigreur, qu'à travers la peau, on voyait les os et les muscles de sa main, comme on les voit sur ces plâtres d'écorchés que l'on donne pour modèle aux élèves.
- Eh bien, mon cher ami, lui demanda Bro, comment avez-vous supporté l'opération d'hier ?
- Très bien... C'était très curieux. Imaginez-vous que ces bourreaux-là m'ont charcuté pendant dix minutes.
- Vous avez dû souffrir horriblement ?
- Pas trop... je pensais à autre chose.
- A quoi pensiez-vous ?
- A un tableau.
- Comment cela ?
- C'est bien simple. J'avais fait tourner la tête de mon lit en face de la glace, de sorte que, pendant qu'ils travaillaient sur mes reins, je les regardais faire en me soulevant sur mes coudes. Ah ! si j'en reviens je vous réponds que je ferai un fier pendant à l'étude d'anatomie d'André Vésale ! seulement, mon étude d'anatomie, à moi, sera faite sur un homme vivant.
C'était la même scène que devait, deux ans plus tard, donner Talma, dans son bain, à Adolphe et à moi.
Bro demanda au malade la permission de me montrer sa Méduse.
- Faites, dit Géricault, vous êtes chez vous.
Et il continua de dessiner sa main.
Je restai longtemps en face de ce merveilleux tableau, quoique je fusse bien loin, à cette époque, ignorant en art comme je l'étais, de l'estimer à sa juste valeur.
En sortant, je marchai sur l'envers d'une toile ; je ramassai cette toile, et, la regardant à l'endroit, j'aperçus une merveilleuse tête d'ange déchu.
Je la donnai à Bro.
- Voyez donc, lui dis-je, voici ce que je trouve sous mon pied ?
Bro revint au malade.
- Ah çà ! êtes-vous fou, mon cher, lui dit-il, de laisser traîner de pareilles choses ?
- Savez-vous ce que c'est que cette tête ? demanda Géricault en riant.
- Non.
- Eh bien, mon cher, c'est le fils de votre portier. Il est entré, l'autre jour, dans mon atelier, et j'ai été étonné du parti qu'on pouvait tirer de sa tête. Je l'ai fait asseoir, et, en dix minutes, j'ai fait cette étude d'après lui... La voulez-vous ? Prenez-la.
- Mais, si c'est une étude, vous l'avez faite dans un but ?
- Oui, dans le but d'étudier.
- Elle peut vous être utile un jour ?
- Un jour, mon cher Bro, c'est bien loin, et, d'ici là, il passera beaucoup d'eau sous le pont, et beaucoup de morts par la porte du cimetière Montmartre.
- Eh bien ! eh bien ! fit Bro.
- Prenez-la toujours, mon ami, dit Géricault ; si j'en ai jamais besoin, je la retrouverai chez vous.
Puis il nous fit de la tête un signe d'adieu, et nous sortîmes.
Bro emporta sa tête d'ange.
Huit jours après, Géricault était mort, et de Dreux-d'Orcy, l'ami intime de Géricault, et son exécuteur testamentaire, vendait avec grand-peine, six mille francs à l'administration des beaux-arts, La Méduse, cette toile aujourd'hui l'une des plus précieuses du Musée.
Encore, le gouvernement ne l'achetait-il que pour en faire couper cinq ou six têtes, dont il comptait faire des têtes d'étude pour les élèves.
De Dreux-d'Orcy obtint heureusement que ce sacrilège restât à l'état de projet.
Je m'aperçois que je n'ai parlé ni d'Horace Vernet, ni de M. Ingres, ni de Delaroche. Mais chacun des trois hommes que nous venons de nommer mérite bien qu'on s'occupe de lui séparément.
Chacun d'eux aura donc son tour.
En attendant, un dernier mot sur lord Byron.
Le 5 juillet, le corps du noble lord arrivait de Missolonghi à Londres. Il était dans un cercueil percé de trous nombreux, et trempant dans un tonneau rempli d'esprit-de-vin. En débarquant, le capitaine de La Florida, sur lequel le cadavre avait fait la traversée, voulut faire jeter le liquide à la mer ; mais, une fois mort, lord Byron avait des admirateurs, même en son pays, et ces admirateurs demandèrent au capitaine que l'esprit-de-vin dans lequel avait été conservé lord Byron leur fût livré, moyennant un louis la pinte.
Le marché fut accepté par le capitaine, qui tira ainsi, de chaque pinte de liqueur, le prix que le poète, dit-on, tirait de chacun de ses vers.
Le surlendemain de l'arrivée du corps, on procéda à l'autopsie : les médecins, qui doivent absolument reconnaître quelque chose, reconnurent que lord Byron était mort pour avoir refusé de se laisser saigner.
Lord Byron fut exposé ; mais on ne fut admis à le voir qu'avec des billets de son exécuteur testamentaire, et, cependant, malgré cette précaution, la foule était si grande, qu'il fallut, pour maintenir l'ordre, requérir la force armée.
L'esprit-de-vin avait assez bien conservé la chair, et le poète était encore reconnaissable : ses mains, surtout, étaient demeurées belles et presque vivantes – ses mains, dont il prenait un si grand soin, ce sublime maniaque, qu'il portait des gants même pour nager !
Ses beaux cheveux, dont il était si fier, étaient devenus presque gris, quoiqu'il n'eût que trente-sept ans.
C'est que chaque cheveu du poète qui blanchit peut raconter une douleur.
Il avait été un instant question – c'était la clameur publique qui demandait cela – d'enterrer lord Byron à Westminster ; mais on craignit quelque refus de l'autorité, et la famille déclara que le cadavre, autour duquel se continuaient les bruits de la vie, serait enterré dans la sépulture de ses aïeux, à Newstead-Abbey.
Le 12, dès le point du jour, une foule immense encombrait les rues par lesquelles le convoi devait passer. Le colonel Leigh, beau-frère du mort, était à la tête du deuil. Dans six voitures de suite, venaient les membres les plus fameux de l'opposition : MM. Hobhouse, Douglas, Kinnair, sir Francis Burdett, O'Meara, le chirurgien de l'empereur.
Puis suivaient, dans leurs voitures particulières, le duc de Sussex, frère du roi, le marquis de Lansdown, le comte Grey, lord Holland, etc.
Deux députés grecs fermaient la marche.
A Hampstead-Road, le convoi prit le trot ; il devait passer la nuit à Walwyn, en repartir le lendemain mardi de bonne heure, pour arriver le soir à Higgham-Ferrer, le mercredi à Oackham, le jeudi à Nottingham, et le vendredi à Newstead-Abbey.
Ce programme fut ponctuellement suivi, et, le vendredi 17 août, le corps fut déposé dans la sépulture des ancêtres.
Byron, exilé par sa femme, chassé par sa famille, repoussé par ses contemporains, avait, enfin, le droit de rentrer en triomphe dans sa patrie et sa maison.
Il était mort !
Et, cependant, il eût pu lui arriver ce qui arriva au cadavre de Sheridan, du pauvre Sheridan, qui buvait tant de rhum, d'eau-de-vie et d'absinthe, que lord Byron lui dit, un jour, dans une orgie :
- Sheridan ! Sheridan ! tu boiras tant d'alcool, que tu brûleras jusqu'au gilet de flanelle que tu portes sur ta poitrine.
La prophétie s'était réalisée ; Sheridan avait tant bu, que son gilet de flanelle avait été brûlé.
Sheridan était mort ; mort en laissant chez lui toutes vides, bouteilles et poches.
Cela n’empêchait pas que la meilleure société de Londres ne fût réunie dans ce domicile, où tout était saisi, pour lui rendre les derniers devoirs.
Des amis qui, la veille, ne lui eussent peut-être pas prêté dix guinées, lui faisaient des funérailles royales. On allait soulever le cercueil pour le mettre dans le corbillard, quand un monsieur vêtu tout de noir des pieds à la tête, et qui paraissait fort attristé, entra dans le salon, où se trouvait ce qu'il y avait de mieux dans les trois royaumes, et, s'avançant vers le cercueil, demanda par grâce singulière qu'il lui fût permis de fixer une dernière fois encore ses regards sur les traits de son malheureux ami.
D'abord, on refusa ; mais les instances furent si vives, la voix si émue, les sanglots étouffaient si tristement cette voix, que l'on ne crut rien pouvoir refuser à une pareille douleur. On dévissa le dessus du cercueil, et le corps de Sheridan fut mis à découvert.
Mais, alors, l'expression du visage du monsieur vêtu de noir changea complètement : il tira de sa poche un mandat de prise de corps et saisit le cadavre.
C'était un record.
M. Canning et lord Sydmouth sortirent, alors, avec l'homme au mandat et payèrent la lettre de change.
Elle était de douze mille cinq cents francs.

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