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Chapitre XCI


L'auberge de la Tête-Noire. – Auguste Ballet. – Castaing. – Son procès. – Son attitude à l'audience, et ses paroles aux jurés. – Son exécution.

Le second drame, celui qui se passait à Paris, et qui devait avoir son dénouement sur la place de Grève, le jour même où fut jouée L'Ecole des vieillards, était l'empoisonnement d'Auguste Ballet.
Nous avons parlé de la mort de la pauvre petite Fleuriet, jolie, fraîche et mignonne comme son nom, emportée en vingt-quatre heures sans qu'on ait pu indiquer une cause à sa mort.
Dieu pardonne l'accusation portée, car cette accusation était peut-être une calomnie ; mais, après les faits que nous allons consigner ici, la cause de cette mort, on crut l'avoir découverte.
Le 29 mai, deux jeunes gens arrivèrent par ce qu'on appelait, à cette époque, « les petites voitures », et descendirent à l'auberge de la Tête-Noire à Saint Cloud.
Ils étaient partis sans dire où ils allaient.
Vers neuf heures du soir, ils s'installaient dans une chambre à deux lits.
L'un des deux paya cinq francs d'arrhes.
Toute la journée du vendredi 30, les deux amis se promenèrent ensemble ; ils ne reparurent à l'hôtel que pour dîner, et sortirent aussitôt après leur repas pour faire une nouvelle promenade.
Il était neuf heures du soir lorsqu'ils rentrèrent.
En montant l'escalier, l'un d'eux demanda une demi-bouteille de vin chaud, ajoutant qu'il était inutile de le sucrer, attendu qu'ils avaient apporté du sucre avec eux.
Le vin fut monté à neuf heures et quelques minutes, sucré avec le sucre apporté, et acidulé avec des citrons achetés à Saint-Cloud même.
C'était le même jeune homme qui avait donné les cinq francs d'arrhes pour la chambre, qui avait commandé le dîner, et défendu de monter du sucre, qui sucra le vin chaud, et pressa les citrons dans le bol.
L'un d'eux paraissait être médecin. car, ayant entendu dire qu'un domestique de la maison était malade, il alla, sans goûter au vin préparé, voir ce domestique, et lui tâta le pouls.
Cependant, il ne prescrivit rien, et, après un quart d'heure d'absence à peu près, rentra dans la chambre de son ami.
Celui-ci avait trouvé le vin très mauvais, et n'en avait bu que la valeur d'une cuillerée.
Il avait été arrêté par la saveur amère du breuvage.
Sur ces entrefaites, la servante monta.
- Sans doute, j'ai mis trop de citron dans ce vin, dit le jeune homme en lui tendant le bol ; car il est si amer, que je n'ai pu le boire.
La servante y goûta ; mais presque aussitôt elle cracha ce qu'elle en avait porté à sa bouche, en disant :
- Oh ! oui... en effet, il est bien amer !
Sur quoi, elle se retira.
Les deux amis se couchèrent.
Toute la nuit, le jeune homme qui avait goûté au vin fut agité de tressaillements nerveux si violents, qu'ils ne lui laissèrent pas un instant de repos ; plusieurs fois, il se plaignit à son compagnon de ne pouvoir rester en place. Vers deux heures, il eut des coliques, et, le matin, vers trois heures et demie, le jour étant venu, il déclara qu'il ne croyait pas avoir la force de se lever ; qu'il avait les pieds en feu, et qu'il lui serait impossible de mettre ses bottes.
Quant à l'autre jeune homme, il annonça qu'il sortait pour aller faire un tour dans le parc, recommandant à son ami d'essayer de dormir pendant ce temps-là.
Mais, au lieu d'aller se promener dans le parc, celui que sa visite près du domestique malade pouvait faire passer pour un médecin, prenant une voiture, retournait à Paris, achetait chez M. Robin, rue de la Feuillade, douze grains, et chez M. Chevalier, autre pharmacien, un demi-gros d'acétate de morphine, qu'il se faisait livrer en sa qualité de médecin.
A huit heures, c'est-à-dire après quatre heures d'absence, il rentrait à l'hôtel de la Tête-Noire, et demandait du lait froid pour son ami.
Le malade ne se sentait pas mieux ; il but la tasse de lait préparée par le jeune médecin, et presque aussitôt il fut pris de vomissements qui se succédèrent avec rapidité.
Bientôt des coliques le saisirent. Chose étrange ! malgré cette aggravation de la maladie, le docteur, de nouveau, laissa le malade seul, sans faire aucune ordonnance, sans paraître s'inquiéter d'un état qui inquiétait les étrangers.
Pendant son absence, la maîtresse de l'hôtel et la bonne montèrent près du malade, et lui rendirent quelques soins. Il souffrait beaucoup.
Au bout d'une demi-heure à peu près, le jeune docteur rentra. Il trouva le malade dans un état alarmant. Celui-ci demandait un médecin, insistant pour qu'on en prît un à Saint-Cloud, et s'opposant à ce qu'on allât, comme le voulait son ami, en chercher un à Paris.
Il se sentait si mal, disait-il, qu'il ne pouvait attendre. On courut donc au plus près ; cependant, ce ne fut qu'à onze heures du matin que le médecin qu'on était allé chercher put arriver. Il se nommait M. Pigache.
A ce moment, le malade éprouvait un peu de calme. M. Pigache demanda à voir les évacuations ; on lui dit qu'elles avaient été jetées. Il ordonna des émollients ; mais ces émollients ne furent point appliqués. Il revint une heure après, et prescrivit une potion calmante. Ce fut le jeune médecin lui- même qui l'administra au malade ; mais l'effet en fut prompt et terrible ; cinq minutes après, le malade était en proie à d'effroyables attaques de nerfs. Au milieu de ces convulsions, il perdit sa connaissance, et, à partir de ce moment, ne la recouvra plus.
Vers onze heures du soir, le jeune médecin, tout éploré, dit à un domestique que son ami ne passerait pas la nuit. Le domestique courut chez M. Pigache, qui se décida, malgré le peu qu'il en attendait, à faire au moribond une dernière visite.
Il trouva le malheureux jeune homme couché sur le dos, le cou fortement tendu, la tête découverte, et pouvant à peine respirer ; il n'entendait plus, ne sentait plus ; le pouls était petit, la peau brûlante ; il avait les membres fortement contractés, la bouche fermée ; tout le corps ruisselait d'une sueur froide, et était macéré de taches bleuâtres. M. Pigache jugea qu'il fallait sans retard tirer au malade le plus de sang possible, et il pratiqua une double saignée : saignée par les sangsues, saignée par la lancette.
Il en résulta un peu de mieux.
M. Pigache fit remarquer ce mieux à son jeune confrère, disant que l'état du mourant était désespéré, et que, cependant, le bien provenant de ces deux saignées était si sensible, qu'il n'hésitait pas à en proposer une troisième. Mais, alors, le jeune docteur s'y opposa, sous prétexte que le cas était grave, et que, si, d'une troisième saignée, il résultait un malheur, toute la responsabilité de ce malheur pèserait sur M. Pigache.
Celui-ci exigea péremptoirement que l'on appelât un médecin de Paris.
C'était d'autant plus facile que, dans la journée même, sur une lettre du jeune docteur conçue en ces termes : « M. Ballet se trouvant indisposé à Saint- Cloud, Jean viendra de suite le rejoindre avec le cabriolet et le cheval gris ; lui et la mère Buvet ne parleront à personne de cela ; on dira à ceux qui le demanderont, qu'il est à la campagne, et, cela, par ordre exprès de M. Ballet » ; sur cette lettre, disons-nous, Jean, qui était un domestique nègre, était arrivé avec le cabriolet et le cheval gris.
Malgré cette facilité de communication, le jeune docteur prétendit que l'heure était trop avancée pour qu'on envoyât chercher un médecin à Paris. En conséquence, on attendit jusqu'à trois heures, et, à trois heures, Jean partit, avec deux lettres de M. Pigache pour deux médecins de ses amis.
M. Pigache se retira, et, comme le jeune docteur l'accompagnait :
- Monsieur, lui dit-il, je crois qu'il n'y aurait pas de temps à perdre pour prévenir M. le curé de Saint-Cloud. votre ami est catholique, et je le crois assez mal pour que vous lui fassiez administrer sans retard les secours spirituels.
Le jeune homme reconnut l'urgence de l'avis ; il se rendit lui-même chez le curé, et le ramena avec le sacristain.
Le curé trouva le mourant toujours dans le même état, c'est-à-dire sans connaissance.
- Qu'a donc votre malheureux ami, monsieur ? demanda le prêtre.
- Une fièvre cérébrale, répondit le jeune homme.
Puis, comme le curé s'apprêtait à administrer l'extrême-onction, au même moment le jeune docteur s'agenouilla, et resta dans cette posture, les mains jointes, et priant Dieu avec une telle ferveur, que le sacristain ne put s'empêcher de dire, quand tous deux se retirèrent :
- Voilà un jeune homme bien pieux !
Derrière le curé, le jeune docteur sortit, et resta près de deux heures dehors.
Vers trois heures, un des deux médecins demandés arriva de Paris. C'était le docteur Pelletan fils. – M. Pigache, averti de cette arrivée, vint rejoindre son confrère auprès du lit du malade.
Mais, après un rapide examen, tous deux reconnurent que le malade était sans ressource aucune.
Cependant, on tenta quelques remèdes qui ne firent aucun effet.
Pendant ce temps, le jeune docteur paraissait en proie à la douleur la plus vive : cette douleur se manifestait par des larmes et des sanglots.
Ces démonstrations de désespoir frappèrent d'autant plus M. Pigache, que, dans la conversation, le jeune docteur lui avait dit :
- Ce qui me fait le plus de peine dans tout cela, c'est que je suis légataire de mon malheureux ami.
Il en résulta que M. Pelletan, s'adressant au jeune homme, qui pleurait :
- Avez-vous réfléchi, monsieur, lui dit-il, à tout ce que votre position a de dangereux ?
- Comment cela, monsieur ?
- Sans doute ! vous êtes venu, avec votre ami pour deux jours à Saint- Cloud ; vous êtes médecin ; vous êtes son légataire d'une façon quelconque...
- Oui, monsieur, je suis son légataire universel.
- Eh bien, l'homme qui vous a légué toute sa fortune est au moment de mourir ; les symptômes de sa maladie se sont annoncés de la façon la plus extraordinaire, et, s'il meurt, comme c'est probable, vous allez vous trouver dans une affreuse situation...
- Comment ! s'écria le jeune homme, vous croyez que je serai soupçonné ?
- Je crois du moins, répondit M. Pelletan, que l'on prendra toutes les précautions imaginables pour s'assurer des causes de la mort. Quant à M. Pigache et à moi, en ce qui nous concerne, nous déclarons que l'ouverture doit être faite juridiquement.
- Oh ! monsieur, s'écria le jeune homme, c'est le plus grand service que vous puissiez me rendre ; insistez là-dessus, demandez que l'ouverture soit faite, vous me servirez de père en cette occasion.
- C'est bien, monsieur, répondit le docteur Pelletan le voyant fort agité ; ne vous troublez point ; non seulement la chose sera faite, mais encore elle le sera avec tout le scrupule imaginable, et nous y mettrons toute l'attention dont nous sommes capables.
Entre midi et une heure, c'est-à-dire trente ou quarante minutes après cette conversation, le mourant expira.
Le lecteur a déjà reconnu les deux auteurs principaux de ce drame à la désignation du lieu où il se passe, aux détails de l'agonie de la victime.
Le mort était Claude-Auguste Ballet, avocat, âgé de vingt-cinq ans, fils d'un riche notaire de Paris.
Son ami était Edme-Samuel Castaing, âgé de vingt-sept ans moins quelques jours, docteur en médecine, né à Alençon, demeurant à Paris, rue d'Enfer, n° 31.
Son père, homme honorable sous tous les rapports, était inspecteur général des forêts, chevalier de la Légion d'honneur.
Une heure après la mort d'Auguste Ballet, M. Martignon, son beau-frère, prévenu par une lettre de Castaing qu'Auguste Ballet ne passerait pas la journée, accourut à Saint-Cloud, et, en effet, trouva le malade expiré.
Pendant qu'on procédait dans l'auberge à la recherche de tous les objets pouvant jeter quelque lueur sur la cause de cette mort, Castaing, encore libre, s'absenta pendant près de deux heures.
A quoi employa-t-il cette seconde absence ? on l'ignore. Le besoin de prendre l'air fut le prétexte ; une promenade dans le bois de Boulogne fut le but qu'il indiqua.
Le lendemain, à dix heures, M. Pelletan revint pour faire l'autopsie.
Il avait laissé Castaing en pleine liberté ; mais, ce jour-là, il le retrouva gardé à vue par les gendarmes. Castaing paraissait fort inquiet des résultats qu'amènerait l'autopsie ; du reste, il semblait persuadé que, si le corps ne présentait aucune trace de poison, il serait immédiatement remis en liberté.
L'autopsie eut lieu : on en rédigea un procès-verbal fort circonstancié ; mais nulle part, ni sur la langue, ni dans l'estomac, ni dans les intestins, on ne put constater la présence d'une substance vénéneuse.
En effet, l'acétate de morphine, comme la brucine, comme la strychnine, ne laisse d'autre trace que celle que laisserait une congestion cérébrale, ou une attaque d'apoplexie foudroyante. Voilà pourquoi Castaing, qui savait parfaitement cela, avait répondu au curé, qui lui demandait : « Quelle maladie a donc votre ami ? »
- Il a une fièvre cérébrale.
L'autopsie faite, sans amener aucune preuve matérielle contre le prévenu, M. Pelletan demanda au procureur du roi s'il ne voyait aucun inconvénient à ce que Castaing fût prévenu de ce résultat.
- Non, répondit le procureur du roi ; seulement, communiquez-le-lui d'une façon générale, et sans rien lui faire augurer de bon ou de mauvais pour lui.
M. Pelletan trouva Castaing qui l'attendait sur l'escalier.
- Eh bien, demanda vivement celui-ci, avez-vous terminé, et vient-on me relâcher ?
- J'ignore, répondit M. Pelletan, si l'on doit vous relâcher ou vous retenir ; mais la vérité est que nous n'avons trouvé, sur le corps d'Auguste Ballet, aucune trace de mort violente.
Malgré cette absence momentanée de preuves matérielles, Castaing fut retenu prisonnier. L'instruction commença : elle dura depuis le mois de juin jusqu'à la fin de septembre.
Le 10 novembre, Castaing parut sur le banc des accusés.
L'affaire, avant même d'être mise au jour, avait fait grand bruit ; aussi la salle de la cour d'assises présentait-elle cet aspect que l'on retrouve dans toutes les circonstances solennelles, c'est-à-dire qu'on eût cru, à voir tant de jolies femmes, tant d'hommes élégants, entrer dans une salle de spectacle, un jour de première représentation pompeusement annoncée.
L'accusé fut introduit. Alors, un indicible mouvement d'intérêt agita ces spectateurs, que la curiosité courba et fit onduler comme les épis sous le vent.
C'était un beau jeune homme soigné de sa personne et d'une figure douce, quoique l'on crût voir quelque chose d'étrange dans l'expression de son regard.
Hélas ! l'instruction avait révélé de terribles faits.
La mort d'Auguste Ballet avait fixé l'attention de la justice sur cette malheureuse famille, et l'on avait vu, depuis que Castaing y avait été introduit, disparaître, frappés mortellement et à cinq mois de distance, le père, la mère, l'oncle, laissant aux deux frères Hippolyte et Auguste une très belle fortune ; et, enfin, Hippolyte, qui était mort à son tour entre les bras de Castaing, sans que ni son frère Auguste ni sa soeur madame Martignon pussent pénétrer près de lui.
Toutes ces morts successives avaient concentré la fortune de la famille, en grande partie, sur la tête d'Auguste Ballet.
Le 1er décembre 1822, Auguste Ballet, âgé de vingt-quatre ans, à cette époque, fort et bien portant, fait, sans motif aucun, un testament par lequel il institue Castaing son légataire universel, sans autre restriction que quelques legs de médiocre valeur à deux amis et à trois domestiques.
Auguste Ballet meurt à son tour le 1er juin, sept mois après son frère.
Maintenant, voici ce que l'instruction avait découvert sur les deux points qui sont, en pareil cas, l'objet des investigations de la justice, c'est-à-dire sur la vie intellectuelle et sur la vie physique de Castaing :
Comme vie intellectuelle, Castaing est un grand travailleur dévoré d'ambition, brûlé du désir de devenir riche ; sa mère, si l'on en croit une lettre saisie chez lui, en dit des horreurs ; son père lui reproche sa vie licencieuse, et les chagrins dont il l'abreuve, ainsi que sa mère.
Au milieu de tout cela, il a travaillé avec persévérance ; il a passé ses examens ; il a été reçu docteur.
Ce qu'il a surtout étudié dans la science, c'est l'anatomie, la botanique, la chimie.
La chimie surtout.
Ses cahiers d'étude sont là, pleins d'observations, d'extraits, de ratures. Ils attestent la constance de ses recherches, et l'étude approfondie qu'il a faite des poisons, de leurs différentes espèces, de leurs effets, des traces dénonciatrices que les uns laissent dans différentes parties du corps, tandis que d'autres, aussi mortels et plus perfides, tuent sans laisser aucun vestige perceptible aux yeux de l'anatomiste le plus savant et le plus exercé.
Ces poisons sont tous des poisons végétaux : la brucine, tirée de la fausse angusture ; la strychnine, tirée de la noix de Saint-Ignace ; et la morphine, tirée de l'opium pur, qui lui-même est extrait du pavot des Indes. Or, étrange et terrible complication du hasard ! le 18 septembre 1822, dix-sept jours avant la mort d'Hippolyte Ballet, Castaing achète dix grains d'acétate de morphine.
Douze jours après, Hippolyte, atteint d'une affection pulmonaire grave, mais non encore arrivée à son terme, est saisi d'un accident morbide, et meurt, comme nous l'avons dit, loin de sa soeur, loin de son frère, emporté en cinq jours !
Il meurt dans les bras de Castaing.
Alors, la situation de Castaing change ; Castaing, qui était fort gêné jusque- là, prête trente mille francs à sa mère, et, sous des noms supposés, ou au porteur, place soixante et dix mille francs.
C'est qu'il est question d'une affaire relative au testament d'Hippolyte Ballet, affaire qui ne sera jamais bien éclaircie, même aux débats, et dans laquelle Auguste Ballet serait devenu le complice de Castaing.
De là cette faiblesse d'Auguste pour Castaing ; de là ce testament en sa faveur ; de là cette intimité qui fait que ces deux hommes ne se quittent plus. Toutes choses qui s'expliquent, du moment où l'on substitue, au lien pur et simple d'une amitié ordinaire, la chaîne indestructible d'une mutuelle complicité.
Car – et c'est ici le moment de revenir à la vie physique, que nous avons laissée de côté pour parler de la vie intellectuelle – Castaing n'est pas riche ; Castaing vit d'une modique pension que lui fait sa mère ; à peine si le fruit de ses travaux peut lui rapporter cinq ou six cents francs par an ; il a une maîtresse, très pauvre elle-même, veuve avec trois enfants ; lui-même en a eu d'elle deux autres : c'est donc une famille de six personnes qui est à la charge du jeune médecin, encore sans clientèle. Cette famille, au reste, il l'adore, ses enfants surtout. Des lettres sont là faisant foi de l'ardent amour paternel qui vit dans ce coeur, dévoré, plus encore pour les autres que pour lui-même, de cette soif d'ambition et de richesses qui le conduira à l'échafaud !
Nous avons vu comment cet état de Castaing s'améliore tout à coup, comment il prête trente mille francs à sa mère, et comment il en place soixante et dix mille autres sous des noms supposés, ou au porteur.
Puis, maintenant, nous avons vu comment, le 29 mai, il arrive à Saint-Cloud avec Auguste Ballet, et comment, le 1er juin, Auguste Ballet expire, le laissant son légataire universel.
La veille, pendant une absence à laquelle il a donné une promenade pour prétexte, Castaing a été à Paris : il a acheté chez un premier pharmacien douze grains, et chez un second un demi-gros d'acétate de morphine, c'est-à- dire de ce même poison végétal qui ne laisse aucune trace, et dont il a déjà acheté dix grains, dix-sept jours avant la mort d'Hippolyte Ballet.
Voilà quel était le résumé de l'acte d'accusation contre Castaing, qui se présentait en face du jury sous le poids de quinze charges relativement à l'empoisonnement d'Hippolyte Ballet, de trente-quatre relativement à la vente du testament, et de soixante et seize relativement à l'empoisonnement d'Auguste Ballet. On se rappelle encore les différentes phases que parcourut ce long et terrible procès ; on se rappelle les constantes dénégations de l'accusé, et l'attitude avec laquelle il reçut l'arrêt qui le condamnait à mort, arrêt prononcé à la simple majorité d'une voix, c'est-à-dire de sept voix contre cinq.
L'accusé debout, la tête nue, entendit l'arrêt avec une froide résignation, joignit les mains, et, sans prononcer un seul mot, leva les yeux et les mains vers le ciel.
- Avez-vous quelque chose à dire sur l'application de la peine ? lui demanda le président.
Castaing secoua mélancoliquement sa tête, que venait déjà de toucher, en passant, le souffle de la mort.
- Non, monsieur, dit-il d'une voix douce mais profonde, non, je n'ai rien à dire contre l'application de la peine qui me frappe ; je saurai mourir, quoiqu'il soit bien malheureux de mourir, plongé dans la tombe par des circonstances aussi fatales que celles où je suis. On m'accuse d'avoir lâchement assassiné mes deux amis, et je suis innocent... Oh ! oui, je le répète, je suis innocent ! Mais il y a une Providence, il y a quelque chose de divin en moi, et ce quelque chose ira vous trouver, Auguste, Hippolyte. Oh ! oui, mes amis – et le condamné, par un mouvement plein de puissance, étendit ses deux bras vers le ciel –, oh ! oui, mes amis, oui, je vous retrouverai, et je regarde comme un bonheur d'aller vous rejoindre. Après l'accusation qui a pesé sur moi, rien d'humain ne me touche. Maintenant, je n'implore pas la miséricorde humaine, je n'implore que ce qui est divin ; je monterai courageusement sur l'échafaud : l'idée de vous revoir m'encouragera ! oh ! mes deux amis, elle réjouira mon âme, au moment même où je sentirai... Hélas ! il est plus facile de comprendre ce que je sens que d'exprimer ce que je n'ose prononcer...
Puis, d'une voix plus faible :
- Vous avez voulu ma mort, messieurs ; je suis prêt à mourir, me voici.
Puis, se tournant vers son défenseur, maître Roussel :
- Allons, allons, s'écria-t-il, remettez-vous, Roussel ; tournez-vous de mon côté, et regardez-moi... Vous avez cru à mon innocence, vous, et vous m'avez défendu croyant à mon innocence ; eh bien, oui, je suis innocent ; embrassez pour moi mon père, mes frères, ma mère, ma fille !...
Puis, sans transition aucune, et s'adressant aux spectateurs haletants :
- Et vous, jeunes gens, continua-t-il, vous qui avez assisté à mon jugement ; vous, mes contemporains, assistez aussi à mon exécution ; vous m'y trouverez animé du même courage, et, si l'on a jugé mon sang nécessaire à la société, eh bien, je le sentirai couler sans regret !
Pourquoi ai-je raconté ce procès terrible dans tous ses détails ? Est-ce pour faire tinter un sombre écho du passé parmi les membres de ces deux malheureuses familles qui peuvent vivre encore ? Non ! C'est qu'attiré par ce que l'on avait dit des rapports que la pauvre Fleuriet avait eus avec Castaing, j'étais venu là, moi, demandant un congé d'un jour à M. Oudard, pour assister à cette vivante tragédie ; c'est que j'y assistai ; c'est que j'étais au nombre des jeunes gens que le condamné, dans un moment d'exaltation, de délire peut-être, conviait à son exécution ; c'est que je me dis, en voyant cet homme si plein de jeunesse, si plein de vie, si plein de science, que l'on condamnait à mourir, et qui, d'une voix si poignante et avec un accent si douloureux, disait adieu à son père, à sa mère, à ses frères, à ses enfants, à la société, à la création, à la lumière, c'est que je me dis avec un inexprimable serrement de coeur :
- O mon Dieu ! mon Dieu ! si cet homme était un autre Lesurques, un autre Labarre, un autre Calas... ô mon Dieu ! mon Dieu ! si cet homme n'était pas coupable !
Et, alors, devant ce tribunal qui venait de condamner un homme à mort, je jurai, moi, dans quelque situation que je me trouvasse, de ne jamais regarder comme s'étendant jusqu'à la peine capitale le mandat que pourrait un jour me donner la société de disposer du sort d'un homme vivant comme moi, sentant comme moi, souffrant comme moi.
Non, je n'assistai point à l'exécution ; car, je l'avoue, ce me serait chose impossible à supporter qu'un pareil spectacle ; et, pourtant, de Castaing à Lafourcade, les vingt-huit années écoulées ont été fécondes, malgré cette peine de mort, qui devrait réprimer et qui ne réprime pas ! Hélas ! pendant ces vingt-huit années, combien de grands coupables ont passé sur la route qui conduisait alors de la Conciergerie à la place de Grève, et qui conduit aujourd'hui de la Roquette à la barrière Saint-Jacques !
Le 6 décembre, à sept heures et demie du matin, Castaing fut amené de Bicêtre à la Conciergerie. Un instant après, le greffier entra dans sa prison et lui annonça le rejet de son pourvoi. Derrière le greffier parut l'abbé Montès.
Alors, Castaing se mit à prier, et pria longuement et religieusement. Pendant tout le temps qu'il passa dans le vestibule de la Conciergerie, et qu'on le prépara au supplice, il ne prononça pas un seul mot.
En montant dans la charrette, en jetant un regard sur cette foule immense qui l'attendait, ses joues, devenues pourpres subitement, passèrent peu à peu à une pâleur mortelle. Au pied de l'échafaud seulement, il releva sa tête, qui, durant tout le trajet, était restée penchée sur sa poitrine ; puis, après avoir encore promené son regard sur la foule, comme il avait fait en sortant de la Conciergerie, il se mit à genoux au pied de l'échelle, et, lorsqu'il eut embrassé le crucifix d'abord, ensuite le digne ecclésiastique qui le lui présentait, il monta sur l'échafaud, soutenu par les deux aides de l'exécuteur. Tandis qu'on le liait sur la planche fatale, deux fois, bien visiblement, ses yeux se levèrent au ciel ; puis, à deux heures un quart, le quart sonnant, sa tête tomba.
Castaing venait d'éprouver cette sensation mortelle qu'il n'avait osé définir à l'audience, quand il avait porté sa main à son cou. Castaing – aux pieds de Dieu –, coupable, recevait son pardon ; innocent, se faisait accusateur.
Il avait demandé à voir son père pour recevoir sa bénédiction in extremis ; cette grâce lui fut refusée. Il réclama, alors, cette bénédiction par écrit.
Elle lui fut envoyée ainsi, mais ne lui arriva que passée au vinaigre. On craignait que la bénédiction paternelle ne cachât quelque poison, à l'aide duquel Castaing trouvât moyen de ne pas payer sa dette à l'échafaud.
Tout était fini à deux heures et demie, et ceux qui voulurent avoir la comédie après le drame eurent encore le temps d'aller, de la place de Grève, prendre leur poste à la queue du Théâtre-Français. – Le même jour, 6 décembre 1823, on jouait L'Ecole des vieillards.

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