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Chapitre IX


Le pont de Clausen. – Rapports de Dermoncourt. – Les prisonniers sur parole. – Les pistolets de Lepage. – Trois généraux en chef à la même table.

Maintenant, laissons parler Dermoncourt ; c'est dans ce récit seulement qu'on verra agir mon père, qui s'efface lorsque c'est lui-même qui parle, et surtout lorsqu'il parle de lui.
« L'armée séjourna à Bolzano, pendant quarante-huit heures. Ce qui, dans cette campagne qui ressemblait plutôt à une course qu'à une guerre, était un long séjour. Le général Delmas resta à Bolzano pour observer les troupes de Laudon et la route d'Innsbruck. Le reste de l'armée, le général Dumas en tête, se mit en marche le lendemain pour se porter sur Brixen, et tâcher de rejoindre l'armée du général Kerpen, qui avait pris cette direction.
« La route que nous suivions côtoyait une espèce de cours d'eau moitié ruisseau, moitié torrent, qui prend sa source dans les montagnes Noires, et qui vient, grossi des eaux du Riente, se jeter dans l'Adige au-dessous de Bolzano. Tantôt la route côtoyait la rive droite, tantôt enjambant le ruisseau, elle suivait la rive gauche, puis, au bout de quelques lieues, repassait sur l'autre rive. La retraite des Autrichiens avait été si rapide, qu'ils n'avaient pas même fait sauter les ponts. Nous marchions derrière eux au pas de course, et nous désespérions presque de les rejoindre jamais, lorsque les éclaireurs vinrent nous dire qu'ils avaient barricadé le pont de Clausen, avec des voitures, et qu'ils paraissaient disposés, cette fois, à nous disputer le passage.
« Le général partit à l'instant même avec une cinquantaine de dragons pour examiner les localités : je le suivis.
« En arrivant au pont de Clausen, nous trouvâmes le pont effectivement barré, et de l'infanterie et de la cavalerie derrière. Nous crûmes que, la position examinée, le général allait attendre du renfort. Mais il n'y songeait guère.
« - Allons, allons, dit-il, vingt-cinq hommes à pied, et qu'on me dégage ce pont-là !
« Vingt-cinq dragons jetèrent la bride de leurs chevaux aux mains de leurs camarades, et, au milieu du feu de l'infanterie autrichienne, s'élancèrent vers le pont.
« La besogne n'était pas commode : d'abord, les charrettes étaient lourdes à remuer ; ensuite, les balles tombaient comme grêle.
« - Allons, fainéant ! me dit le général, est-ce que tu ne vas pas donner un coup de main à ces braves gens-là ?
« Je descendis, et j'allai m'atteler aux voitures ; mais, comme le général ne trouvait pas que le pont se déblayât assez vite, il sauta à son tour à bas de cheval et vint nous aider. En un instant, et avec sa force herculéenne, il en eut plus fait à lui seul que nous à vingt-cinq. Quand je dis à vingt-cinq, j'exagère ; les balles autrichiennes avaient fait leurs trous, et nous avions cinq ou six de nos hommes hors de combat, quand, par bonheur, il nous arriva une soixantaine de fantassins au pas de course. Ils se répandirent aux deux côtés du pont et commencèrent à faire à leur tour un feu admirable qui commença à inquiéter les Autrichiens et les empêcha de viser aussi juste. Il en résulta que nous finîmes par pousser les charrettes dans le torrent ; ce qui était d'autant plus facile que le pont n'avait point de parapet.
« A peine le passage fut-il libre, que le général sauta sur son cheval, et, sans regarder s'il était suivi ou non, s'élança dans la rue du village qui s'ouvre sur le pont. J'avais beau lui crier : "Mais, général, nous ne sommes que nous deux !" il n'entendait pas ou plutôt ne voulait pas entendre.
« Tout à coup, nous nous trouvâmes en face d'un peloton de cavalerie sur lequel le général tomba, et, comme tous les hommes étaient en ligne, d'un seul coup de sabre donné de revers, il tua le maréchal des logis, balafra effroyablement le soldat qui se trouvait près de lui, et, de la pointe de son sabre, en blessa encore un troisième. Les Autrichiens, ne pouvant croire que deux hommes avaient l'audace de les charger ainsi, voulurent faire demi- tour. Mais les chevaux fourchèrent, et chevaux et cavaliers tombèrent pêle- mêle. En ce moment, nos dragons arrivèrent avec les fantassins en croupe, et tout le peloton autrichien fut pris.
« Je fis mon compliment au général sur son coup de sabre en lui disant que je n'avais jamais vu son pareil.
« Parce que tu es un blanc-bec, me répondit-il. mais tâche seulement de ne pas te faire tuer, et, avant la fin de la campagne, tu en auras vu bien d'autres.
« Nous avions fait une centaine de prisonniers. Mais, de l'autre côté du village, nous apercevions, gravissant une montagne, un corps assez considérable de cavalerie. A peine le général eut-il vu ce corps, qu'il le montra à ses dragons, et que, laissant les prisonniers à l'infanterie, il se mit à la poursuite des Autrichiens avec ses cinquante hommes.
« Nous étions admirablement montés, le général et moi, de sorte que nous gagnions beaucoup sur nos soldats. De leur côté, les Autrichiens, croyant être poursuivis par l'armée entière, fuyaient à fond de train. Il en résulta qu'au bout d'un certain temps, nous nous trouvâmes encore seuls, le général et moi.
« Enfin, parvenus à la hauteur d'une auberge où la route faisait un coude, je m'arrêtai et je dis :
« - Général, ce que nous faisons là, ou plutôt ce que vous faites là, n'est pas raisonnable : arrêtons-nous et attendons que nous soyons ralliés. D'ailleurs, la disposition du terrain indique un plateau derrière la maison, et peut-être allons-nous y trouver l'ennemi en bataille.
« - Eh bien, garçon, va voir s'il y est, me dit-il ; nos chevaux souffleront pendant ce temps-là.
« Je mis pied à terre, je tournai autour de l'auberge, et je vis, à deux cents pas, trois beaux escadrons en bataille. Je revins faire mon rapport au général, qui, sans dire un mot, mit son cheval au pas, et se dirigea vers les escadrons ennemis. Je remontai à cheval et je le suivis.
« A peine eut-il fait cent pas, qu'il se trouva à la portée de la voix, Le commandant parlait français, et, le reconnaissant :
« - Ah ! c'est toi, diable noir ! lui dit-il. A nous deux !
« Les Autrichiens n'appelaient le général que Schwartz Teufel.
« - Fais cent pas, jean-f..., dit le général, et j'en ferai deux cents.
« Et, sur cette réponse, il mit son cheval au galop.
« Pendant ce temps-là, je criais comme un diable, et tout en suivant le général, que je ne voulais pas quitter :
« - A moi, dragons ! à moi, dragons !
« De sorte que l'ennemi, croyant à tout moment voir déboucher des forces considérables, tourna le dos, le commandant tout le premier.
« Le général allait les poursuivre à lui tout seul, quand j'arrêtai son cheval par la bride, et le forçai d'attendre les nôtres sur le terrain même que l'ennemi venait d'occuper.
« Mais, une fois que nous eûmes été rejoints, il n'y eut plus moyen d'arrêter le général, et nous nous remîmes à la chasse des Autrichiens. Seulement, cette fois, j'obtins, comme la route était fort accidentée, que nous nous ferions éclairer par des tirailleurs.
« Les tirailleurs partirent devant, et, pendant ce temps-là, nous fîmes souffler nos chevaux.
« Au bout d'une heure nous entendîmes une fusillade qui indiquait que nos hommes étaient aux prises avec les Autrichiens. Le général m'envoya voir ce que cela signifiait.
« Dix minutes après, j'étais de retour.
« - Eh bien, me dit le général, que se passe-t-il là-bas ?
« - Général, il y a que l'ennemi tient, mais tout juste assez, m'a dit un de nos soldats qui parle allemand, pour nous entraîner à passer le pont de Clausen. Le pont une fois passé, l'ennemi prétend qu'il prendra sa revanche du pont de Clausen.
« - Ah ! il prétend cela ? dit le général. Eh bien, c'est ce que nous allons voir. En avant les dragons !
« Et, à la tête de nos cinquante ou soixante hommes, nous voilà chargeant de nouveau l'ennemi.
« Nous arrivons au fameux pont : il y avait juste de quoi passer trois chevaux de front et pas le moindre parapet.
« Comme je l'avais dit au général, l'ennemi ne tint que juste ce qu'il fallait pour nous entraîner à sa poursuite : le général passa le pont, convaincu que les Autrichiens n'oseraient revenir sur nous. Nous nous engageâmes, en conséquence, dans la principale rue, à la suite de nos tirailleurs et d'une douzaine de dragons que le général avait envoyés pour les soutenir.
« Nous étions au milieu de la rue, à peu près, quand nous vîmes nos tirailleurs et nos dragons ramenés par tout un escadron de cavalerie. Ce n'était pas une retraite, c'était une déroute.
« La peur est épidémique. Elle gagna les dragons qui étaient avec nous, ou plutôt nos dragons la gagnèrent ; tous suivirent leurs camarades, qui détalaient au grand galop ; une douzaine seulement tint bon avec nous.
« Avec ces douze hommes, nous arrêtâmes la charge ennemie, et, tant bien que mal, nous revînmes en vue du pont ; mais, arrivés là, et comme si leur salut était au-delà de ce pont, nos dragons, les derniers restés, détalèrent à leur tour.
« Dire comment, le général et moi, nous revînmes au pont, serait chose difficile. Je voyais le général lever son sabre, comme un batteur en grange lève son fléau, et, à chaque fois que le sabre s'abaissait, un homme tombait. Mais bientôt j'eus à m'occuper tellement de moi-même, que je fus obligé de perdre de vue le général ; deux ou trois cavaliers autrichiens s'étaient acharnés après moi, et voulaient m'avoir mort ou vif. Je blessai l'un d'un coup de pointe, j'ouvris le front de l'autre ; mais le troisième m'allongea un coup de sabre qui me passa dans l'articulation de l'épaule, et qui me fit faire un tel mouvement en arrière, que mon cheval, assez fin de bouche, se cabra et se renversa sur moi dans un fossé. C'était bien l'affaire de mon Autrichien, qui continuait à me larder de coups de sabre, et qui eût fini par m'embrocher tout à fait, si je n'étais parvenu à tirer, avec ma main gauche, un pistolet de mes fontes. Je lâchai le coup au hasard ; je ne sais si je touchai le cheval ou le cavalier ; mais ce que je sais, c'est que le cheval pivota sur ses pieds de derrière, prit le galop, et, à vingt ou vingt-cinq pas de moi, se débarrassa de son cavalier.
« Dès lors, n'ayant plus à défendre ma peau, je pus me retourner vers le général : il s'était arrêté à la tête du pont de Clausen, et tenait seul contre tout l'escadron ; et, comme, à cause du peu de largeur du pont, les hommes ne pouvaient arriver à lui que sur deux ou trois de front, il en sabrait autant qu'il s'en présentait.
« Je restai émerveillé : j'avais toujours regardé l'histoire d'Horatius Coclès comme une fable, et je voyais pareille chose s'accomplir sous mes yeux.
« Enfin, je fis un effort ; je me dégageai de dessous mon cheval, je parvins à me tirer de mon fossé, et je me mis à crier tant que je pus :
« - Dragons, à votre général !
« Quant à le défendre, pour mon compte, c'était impossible ; j'avais le bras droit presque désarticulé.
« Heureusement, le second aide de camp du général, qui se nommait Lambert, arrivait juste en ce moment-là avec un renfort de troupes fraîches. Il apprit des fuyards ce qui se passait, les rallia, et se précipita avec eux au secours du général, qui fut dégagé à temps.
« Il avait tué sept ou huit hommes, en avait blessé le double ; mais il commençait à être au bout de ses forces.
« Le général avait reçu trois blessures, une au bras, une à la cuisse, l'autre sur la tête.
« Cette dernière avait brisé la calotte de fer du chapeau ; mais comme les deux autres, elle ne faisait qu'inciser légèrement l'épiderme.
« En outre, le général avait reçu sept balles dans son manteau. Son cheval avait été tué sous lui, mais heureusement avait barré le pont avec son cadavre ; et peut-être cette circonstance l'avait-elle sauvé, car les Autrichiens s'étaient mis à piller son portemanteau et ses fontes, ce qui lui avait donné le temps de rattraper un cheval sans maître et de recommencer le combat.
« Grâce au renfort amené par Lambert, le général put reprendre l'offensive et donna une si rude chasse à cette cavalerie, que nous ne la revîmes point de toute la campagne. »
La blessure de Dermoncourt était assez grave, et il fut forcé de garder le lit. Mon père le laissa à Brixen, et s'en alla donner un coup d'épaule à Delmas, qui, ainsi que nous l'avons dit, était resté à Bolzano pour faire face à Laudon.
Laudon, après s'être ravitaillé et s'être un peu refait de notre passage de la Weiss et de sa défaite de Neumarkt, Laudon, renforcé par des paysans du Tyrol, avait recommencé contre Delmas, isolé avec peu de monde à Bolzano, une guerre assez sérieuse.
Delmas, réduit à ses propres moyens, abandonné à neuf lieues du corps d'armée, envoya un message au général Joubert, qui avait rejoint mon père à Brixen le 7 germinal. Ce messager annonçait que Delmas craignait d'être attaqué d'un moment à l'autre, et se croyait trop faible pour résister longtemps.
Joubert montra la dépêche à mon père, à peine descendu de cheval, et qui lui proposa de partir à l'instant même avec sa cavalerie, qu'il croyait suffisante pour dégager Delmas et même pour en finir avec Laudon. Joubert accepta, et mon père partit laissant à Joubert la commission de ravoir ses pistolets à quelque prix que ce fût. Mon père, on se le rappelle, tenait énormément à ses pistolets, qui lui avaient été donnés par ma mère et qui lui avaient sauvé la vie au camp de la Madeleine.
Il fit une si grande diligence, que, le lendemain matin, il était à Bolzano avec toute sa cavalerie.
Cette cavalerie, hommes et chevaux, semblait avoir reçu une partie de l'âme de son chef ; elle avait une telle confiance en lui, depuis qu'elle l'avait vu surtout lutter corps à corps avec l'ennemi, comme il l'avait fait dans les derniers combats, qu'elle l'eût suivi au bout du monde.
Comme mon père et ses hommes étaient entrés de nuit à Bolzano, l'ennemi ignorait son arrivée et croyait n'avoir affaire qu'à Delmas et aux quelques hommes qui l'accompagnaient. Les deux généraux résolurent de profiter de cette ignorance des Autrichiens pour prendre l'offensive dès le lendemain ; aussi, au point du jour, les deux généraux attaquèrent-ils l'ennemi au moment où il croyait attaquer lui-même.
Mon père tenait la grande route avec sa cavalerie ; Delmas, avec son infanterie, prit par les hauteurs, attaqua les positions les unes après les autres, et les emporta toutes tandis que mon père sabrait les fuyards.
La journée fut si chaude, et les Autrichiens se reconnurent si bien battus, qu'ils disparurent des environs de Bolzano, et que mon père put revenir à Brixen.
Il n'avait mis que trois jours à accomplir son expédition.
Il était temps qu'il revînt : les paysans s'étaient révoltés, et avaient égorgé quelques maraudeurs qui avaient eu l'imprudence de sortir des cantonnements. Grâce à cette révolte, Kerpen était revenu, et l'on allait avoir affaire, non seulement aux troupes réglées, mais encore aux Tyroliens, ces terribles chasseurs, dont la balle nous avait déjà enlevé Marceau, et allait bientôt nous enlever Joubert.
On se mit aussitôt en campagne : mon père, à la tête de son infatigable cavalerie, et sur un beau cheval que lui avait donné Joubert ; Joubert, à la tête de ses grenadiers de prédilection.
Il arriva ce qui arrivait toujours : mon père rencontra l'ennemi sur la grande route, se mit à sabrer selon son habitude, et, en sabrant, se laissa emporter.
Cette fois encore, je laisserai parler Dermoncourt.
« La déroute fut grande, le général Dumas sabra et fit sabrer pendant plus de deux lieues. Grand nombre d'Autrichiens et de Tyroliens furent tués. La vue seule du général produisait sur ces hommes l'effet d'un corps d'armée, et rien ne tenait devant le Schwartz Teufel.
« Le général, monté sur un très bon cheval que venait de lui donner le général Joubert, en remplacement de celui qu'il avait perdu huit jours auparavant, se trouva, cette fois encore, à un quart de lieue en avant de son escadron. Il arriva ainsi, toujours sabrant et sans regarder s'il était suivi, à un pont dont l'ennemi avait déjà eu le temps d'enlever les planches, et où il ne restait plus que les poutrelles. Impossible d'aller plus loin ; son cheval ne pouvait ni sauter par-dessus la rivière, ni traverser le pont sur les étroites charpentes. Furieux, le général s'arrêta et se mit à faire le moulinet avec son sabre ; de leur côté, les Tyroliens, sentant qu'ils n'étaient plus poursuivis, firent volte-face et commencèrent sur cet homme isolé une effroyable fusillade. Trois balles atteignirent à la fois le cheval du général, qui tomba et entraîna le cavalier dans sa chute, lui engageant la jambe sous lui. « Les Tyroliens crurent le général tué et se précipitèrent vers le pont en criant :
« - Ah ! voilà le diable noir mort !
« La situation était grave. Du pied qui lui restait libre, le général repoussa le cadavre de son cheval, ce qui lui permit de dégager son autre jambe ; après quoi, se relevant, il se retira sur un petit tertre dominant la route, et où les Autrichiens avaient élevé à la hâte une espèce de retranchement qu'ils avaient abandonné en apercevant le général. Les Autrichiens ont l'habitude, comme on sait, quand ils se sauvent, d'abandonner ou de jeter leurs armes. Le général trouva donc dans cette redoute improvisée une cinquantaine de fusils tout chargés ; dans la circonstance où se trouvait le général, cela valait mieux qu'un trésor, si riche qu'il fût. Il s'abrita derrière un sapin, et, à lui tout seul, commença la fusillade.
« D'abord, il choisit de préférence ceux qui dévalisaient son cheval : bon tireur comme il était, pas un coup n'était perdu ; les hommes s'entassaient les uns sur les autres ; tout ce qui s'aventurait sur ces poutrelles étroites tombait mort.
« La cavalerie du général entendit cette fusillade, et, comme on ne savait pas ce qu'il était devenu, on pensa que tout ce bruit qui se faisait à un quart de lieue de là était encore un tapage de sa façon. Lambert prit une cinquantaine de cavaliers avec vingt-cinq fantassins en croupe, accourut et trouva le général tenant ferme dans son escarpe.
« En un instant, le pont fut emporté ; les Autrichiens et les Tyroliens furent poursuivis jusqu'au village, et une centaine d'entre eux faits prisonniers.
« Lambert m'a assuré qu'il avait vu plus de vingt-cinq Autrichiens tués, tant autour du cheval qu'ils avaient dépouillé que dans l'intervalle du pont au petit retranchement, que pas un seul, au reste, n'avait eu le temps d'atteindre.
« Le général revint à Brixen sur un cheval autrichien que Lambert lui ramena. Il rentra dans ma chambre, où je gardais le lit, et je le vis si pâle et si faible, que je m'écriai :
« - Oh ! mon Dieu, général, êtes-vous blessé ?
« - Non, me dit-il ; mais j'en ai tant tué, tant tué !
« Et il s'évanouit.
« J'appelai. On accourut ; le général n'avait pas même eu le temps de gagner un fauteuil, et était tombé presque sans connaissance sur le carreau.
« Cet accident n'avait rien de dangereux, produit qu'il était seulement par l'extrême fatigue ; en effet, le sabre du général sortait de plus de quatre pouces du fourreau, tant il était ébréché et forcé.
« A l'aide de quelques spiritueux, nous le fîmes revenir à lui. Mais ce qui le remit tout à fait, ce fut une pleine soupière de potage qu'on avait fait pour moi, et qu'il avala. Depuis six heures du matin qu'il se battait, il n'avait rien pris, et il était quatre heures de l'après-midi.
« Au reste, tout au contraire des autres, le général, à moins de surprise, se battait toujours à jeun.
« Le général Joubert entra dans ce moment et se jeta au cou du général.
« - En vérité, mon cher Dumas, lui dit-il, tu me fais frémir toutes les fois que je te vois monter à cheval et partir au galop à la tête de tes dragons. Je me dis toujours : « Il est impossible qu'il en revienne en allant de ce train- là ! » Aujourd'hui, tu as encore fait des merveilles, à ce qu'il paraît ! Voyons, ménage-toi ; que diable deviendrais-je si tu te faisais tuer ! Songe que nous avons encore du chemin à faire avant d'arriver à Villach.
« Le général était si faible, qu'il ne pouvait encore parler ; il se contenta de prendre Joubert par derrière la tête, de lui approcher le visage de son visage, et de l'embrasser comme on embrasse un enfant.
« Le lendemain, le général Joubert demanda pour le général Dumas un sabre d'honneur, attendu qu'il avait mis le sien hors de service à force de frapper sur les Autrichiens. »
Mon père ne s'était pas trompé, la leçon donnée aux deux généraux autrichiens était si rude, qu'ils ne revinrent ni l'un ni l'autre à la charge, de sorte que, huit jours après, le général Delmas, sans être inquiété, put rejoindre le gros de la division à Brixen.
Le lendemain de son arrivée, l'armée se mit en marche sur Lensk. On n'avait pas reçu de nouvelles de Bonaparte, on ignorait la position qu'il occupait. N'importe, on opérait au juger, et l'on pensait, en marchant vers la Styrie, se rapprocher de la grande armée.
La marche s'accomplit sans autres empêchements que ceux qu'opposèrent quelques escadrons de dragons de l'archiduc Jean, qui suivaient le corps d'armée. De temps en temps, Joubert détachait sur ces cavaliers mon père et ses dragons, et alors l'armée avait le spectacle d'une de ces charges qui faisaient frémir Joubert, lequel ne frémissait pas facilement cependant.
Dans une de ces charges, mon père avait fait un officier prisonnier, et, l'ayant reconnu pour un homme de bonne maison, il s'était contenté de sa parole d'honneur, de sorte que l'Autrichien, qui parlait parfaitement français, monté sur un des chevaux de Dermoncourt, caracolait et causait avec l'état- major. Voyant, le lendemain du jour où il avait été pris, son régiment qui suivait notre arrière-garde à cinq cents pas de distance, attendant, sans aucun doute, un moment opportun pour lui tomber dessus, il demanda à mon père la permission d'aller jusqu'auprès de ses anciens camarades afin de leur donner quelque commission pour sa famille. Mon père, qui savait qu'il pouvait se fier à sa parole, lui fit signe qu'il était parfaitement libre ! Aussitôt, l'officier partit au galop, et en un instant, sans que personne des nôtres songeât même à lui demander où il allait, il eut franchi l'espace qui le séparait de ses anciens compagnons.
Après les avoir chargés de ses commissions, il prit congé d'eux et voulut revenir ; mais alors l'officier qui commandait cette avant-garde lui fit observer qu'étant retombé entre les mains des soldats de l'Autriche, il n'était plus prisonnier des Français, et l'invita à rester avec eux et à nous laisser continuer notre route.
Mais l'officier répondit à toutes ces instigations :
- Je suis prisonnier sur parole.
Et, comme ses anciens camarades voulaient le retenir de force, il tira un pistolet de ses fontes et déclara que le premier qui porterait la main sur lui, il lui brûlerait la cervelle.
Et, en même temps, faisant demi-tour, il regagna au galop l'état-major français.
Puis, s'approchant de Dermoncourt :
- Vous avez bien fait, dit-il, d'avoir eu assez de confiance en moi pour laisser vos pistolets dans vos fontes ; car je leur dois d'avoir tenu ma parole d'honneur vis-à-vis de vous.
La marche continua avec la même tranquillité, et les deux généraux ne comprenaient pas trop cette inertie de la part des Autrichiens, lorsqu'ils apprirent les succès de la grande armée, qui marchait sur Vienne, et surent que les têtes de colonnes de l'armée du Rhin étaient arrivées à Lensk.
Une seule fois, l'armée eut le spectacle, non pas d'un combat, mais d'une de ces rencontres à la manière de L'Iliade. Notre extrême arrière-garde, composée d'un brigadier et de quatre hommes, fut rejointe par l'extrême avant-garde de l'ennemi, composée d'un pareil nombre d'hommes et commandée par un capitaine. Aussitôt, il s'engagea une conversation entre les deux commandants. Le capitaine commença, dans notre langue, une conversation que le brigadier français ne trouva point de son goût. Le brigadier se prétendit offensé, et l'invita, puisqu'ils avaient chacun quatre témoins, à vider à l'instant même leur affaire. Le capitaine, qui était Belge, accepta. Les deux patrouilles s'arrêtèrent, et, dans l'intervalle formé entre elles, les champions en vinrent aux mains.
Le hasard avait fait que le brigadier était maître d'armes, et que le capitaine était très fort sur le sabre. Il résulta de cette double supériorité un spectacle des plus curieux. Chaque coup porté était aussitôt paré, chaque parade amenait sa riposte. Enfin, après deux minutes de combat, les champions s'engagèrent de si près, que les sabres se trouvèrent poignée à poignée. Alors le brigadier, qui était très vigoureux, jeta le sien, et prit le capitaine à bras-le-corps, obligé de se défendre de la même manière qu'on l'attaquait, le capitaine à son tour fut forcé d'abandonner son arme et de soutenir la lutte dans les conditions où elle lui était présentée. Là commençait la supériorité du brigadier. Il fit vider les arçons du capitaine ; mais, désarçonné lui-même par la violence du mouvement, il perdit l'équilibre et tomba avec son adversaire ; seulement, il tomba dessus, et le capitaine dessous ; en outre, en tombant, le capitaine, déjà touché légèrement d'un coup de sabre, se démit l'épaule. Il n'y avait pas moyen de faire plus longue résistance. Le capitaine se rendit ; puis aussitôt, fidèle à la parole engagée, il ordonna à sa troupe de ne pas bouger, ce que d'ailleurs elle était assez disposée à faire, les dragons tenant la carabine haute et étant prêts à faire feu. Chacun tira de son côté : les Autrichiens s'en retournèrent sans chef, et les Français revinrent avec leur prisonnier.
C'était justement le capitaine du lieutenant que nous avions pris la veille, de sorte que le lieutenant, déjà familier avec tout notre état-major, put présenter son supérieur à mon père.
Mon père le reçut à merveille, et fit venir aussitôt le chirurgien-major, aux mains duquel il le remit.
Cette bonne réception, et les soins que mon père eut de ces deux officiers, eurent un résultat que l'on verra en son lieu et à sa place.
Cependant, il était déjà question du traité de Leoben, et un armistice avait même été conclu, lorsque arriva à notre état-major un commandant de dragons autrichiens porteur d'un sauf-conduit de l'état-major de l'armée du Rhin.
Ce commandant était justement le même qui avait fait demi-tour à la ferme de Clausen, lorsque, après avoir provoqué mon père, mon père avait marché sur lui.
Les deux prisonniers étaient des officiers sous ses ordres, et il venait leur apporter des effets et de l'argent.
Il remercia fort mon père des soins extrêmes qu'il avait eus de ses deux officiers, et, comme mon père l'avait invité à dîner, une fois à table, la conversation tourna vers cette aventure du plateau où tout un régiment avait battu en retraite devant deux hommes.
Mon père n'avait pas reconnu le commandant.
- Ma foi, dit-il, quant à moi, je n'ai regretté qu'une chose, c'est que le chef de cet escadron qui m'avait défié eût changé d'avis et n'eût pas jugé à propos de m'attendre.
Aux premières paroles dites sur ce sujet, Dermoncourt avait remarqué la gêne du chef d'escadron, et dès lors, le regardant plus attentivement, il l'avait reconnu pour le commandant auquel mon père avait eu affaire.
Il jugea donc à propos de couper court à la conversation en disant :
- Mais, général, vous ne reconnaissez donc pas monsieur ?
- Ma foi, non, dit mon père.
- C'est que ce commandant...
- Eh bien ?...
Dermoncourt fit un signe à l'officier, comme pour lui dire que c'était à lui de continuer la conversation.
L'officier comprit.
- C'est que ce commandant, c'était moi, général, dit-il en riant.
- Vraiment !
- Mais vous n'avez donc pas vu monsieur ? demanda Dermoncourt à mon père.
- Ma foi, non, dit celui-ci ; j'étais monté ce jour-là et furieux de ne pas pouvoir me donner un coup de sabre avec celui qui m'avait provoqué.
- Eh bien, celui qui vous a provoqué, général, dit le commandant, c'est moi. J'étais bien résolu, cependant, mais, lorsque je vous vis marcher sur moi, je me rappelai la façon dont je vous avais vu travailler, et le coeur me manqua. Voilà ce que j'avais besoin de vous dire à vous-même, général, et voilà pourquoi j'ai demandé une permission pour venir apporter l'argent et les effets de mes officiers. Je voulais voir de près un homme pour lequel j'ai une si grande admiration, que j'ose lui dire en face : « Général, j'ai eu peur de vous, et j'ai refusé le combat que je vous avais offert. »
Mon père lui tendit la main.
- Ma foi, s'il en est ainsi, commandant, ne parlons plus de cela ; j'aime mieux maintenant que notre connaissance se soit faite à table qu'ailleurs. A votre santé, commandant.
On but, et la conversation passa à un autre sujet.
Cette conversation eut encore pour objet mon père et son beau fait d'armes de Clausen ; les trois officiers avaient entendu raconter l'affaire du pont ; on avait cru mon père tué ; car, nous l'avons dit, son cheval l'avait été, et cette nouvelle avait fait grande sensation dans l'armée autrichienne.
Mon père, alors, parla des fameux pistolets qu'il regrettait et qu'il avait chargé Joubert de tirer, s'il était possible, des mains des Autrichiens, où malgré cette recommandation, ils étaient restés.
Les trois officiers prirent bonne note de ce regret exprimé par mon père, et chacun résolut de se mettre en quête de ces armes précieuses, le commandant, aussitôt qu'il serait au camp, et les deux autres, aussitôt qu'ils seraient libres.
Grâce à mon père, cette liberté ne se fit point attendre : les deux officiers furent échangés contre des officiers français du même grade et prirent congé de l'état-major avec des protestations de reconnaissance, dont l'un d'eux, au reste, ne tarda point à donner des preuves à mon père.
Huit jours après leur départ, un parlementaire, étant venu au camp français, et ayant demandé à parler à mon père, lui remit les pistolets tant regrettés par lui, et qui avaient été portés au général Kerpen lui-même, lequel sur la demande de l'officier pris et blessé par mon père, les renvoyait avec un billet charmant.
Le surlendemain, mon père reçut de cet officier la lettre suivante :

« Monsieur le général,
J'espère que vous avez reçu, par l'officier parlementaire qui est parti avant- hier d'ici, vos pistolets, que le lieutenant général, baron de Kerpen, vous a envoyés. J'ai reçu mon manteau, ce dont j'ai l'honneur de vous remercier, aussi bien que de toutes les bontés que vous avez eues pour moi. Soyez persuadé, général, que ma reconnaissance est sans égale et que je ne désirerais rien tant que d'avoir l'occasion de vous le prouver. Mes blessures commencent à se guérir, la fièvre m'a quitté. On nous donne les plus grandes espérances de paix. J'espère, d'ici à ce qu'elles se soient réalisées, être en état d'aller vous embrasser. Frossart, qui est tout épris de vous et du général Joubert, me charge de mille choses de sa part pour tous les deux.
J'ai l'honneur d'être, avec les sentiments les plus distingués,
Monsieur le général,
Votre très obéissant serviteur,
                    Hat de Levis, capitaine.

A Lientz, ce 20 avril 1797. »

Ce fut ainsi que mon père rentra en possession de ces fameux pistolets, tant regrettés par lui.
Qu'on me pardonne tous ces détails ! Hélas ! dans le mouvement rapide qui nous entraîne à travers les révolutions, nos moeurs changent, s'effacent, s'oublient, pour faire place à d'autres moeurs aussi mobiles que celles qu'elles remplacent. La révolution française avait imprimé à nos armées un cachet tout particulier ; je le retrouve et j'en garde l'empreinte comme on fait d'une médaille précieuse qui va se perdant sous la rouille, et dont on veut faire connaître le prix à ses contemporains, et le caractère à la postérité.
D'ailleurs, nous jugerions mal tous les hommes de la République, si nous les jugions par ceux qui ont survécu, et que nous avons connus sous l'Empire. L'Empire était une époque de vigoureuse pression, et c'était un rude batteur de monnaie que l'empereur Napoléon. Il fallait que toute monnaie fût frappée à son image, et que tout bronze fût fondu à sa fournaise ; lui-même avait, en quelque sorte, donné l'exemple de la transfiguration. Rien ne ressemble moins au premier consul Bonaparte que l'empereur Napoléon, au vainqueur d'Arcole que le vaincu de Waterloo.
Donc, les hommes qu'il faut mouler quand nous voudrons donner une idée des moeurs républicaines sont ces hommes qui ont échappé au niveau de l'Empire par une mort prématurée : c'est Marceau, c'est Hoche, c'est Desaix, c'est Kléber, c'est mon père.
Nés avec la République, ces hommes sont morts avec elle. Rien n'a changé dans ces hommes-là, pas même la forme des habits sous lesquels battaient leurs coeurs si braves, si loyaux, si républicains.
Mon père, Hoche et Marceau se trouvèrent un jour réunis à la même table : tous trois commandaient en chef ; mon père était le plus vieux, il avait trente et un ans.
Les deux autres en avaient, l'un vingt-quatre, l'autre vingt-six.
Cela leur faisait soixante et onze ans à eux trois.
Quel avenir ! si une balle n'eût pas emporté l'un, et le poison les deux autres.

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