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Chapitre LXXXIII


L'année aux procès. – Procès de Potier avec le directeur de la Porte-Saint- Martin. – Procès et condamnation de Magallon. – Le journaliste anonyme. – Beaumarchais à Saint-Lazare. – Procès de Benjamin Constant. – Procès de M. de Jouy. – Quelques mots sur l'auteur de Sylla. – Trois lettres tirées de l'Ermite de la Chaussée-d'Antin. – Louis XVIII auteur.

Le désir que j'ai de conduire mes lecteurs sans interruption jusqu'au moment où mon sort, ainsi que celui de ma mère, a été fixé par ma mise sur les états comme expéditionnaire à douze cents francs, m'a fait passer par-dessus une foule d'événements bien autrement importants sans doute pour les étrangers que ceux que j'ai racontés, mais qui – l'on me permettra cet égoïsme – à mes yeux, et dans mon appréciation devaient tenir le second rang.
L'année 1823, que l'on pourrait appeler l'année des procès, s'était ouverte, le 7 janvier, par le procès de Potier.
Ceux qui n'ont pas vu Potier ne se figureront jamais l'influence que ce grand comédien, tant admiré par Talma, avait sur le public ; au reste, les dommages et intérêts que lui demandait M. Serres, directeur de la Porte Saint-Martin, pourront donner une idée du prix auquel on l'estimait.
Un beau matin, Potier, fidèle à ses premières amours, comme eût dit M. Etienne, avait eu l'idée de retourner aux Variétés, projet qu'il avait accompli, à ce qu'il paraît, en oubliant, avant de partir, de demander à M. Serres la résiliation de son engagement. – Or, Potier venait de créer avec un tel succès de rire et d'argent le père Sournois des Petites Danaïdes, que M. Serres refusa non seulement de sanctionner cette désertion, mais encore, faisant le compte du dommage qu'à son avis, Potier lui causait par son départ, et lui causerait dans l'avenir, toujours à cause de ce même départ, se décida, après avoir envoyé par huissier sa note à l'illustre comédien, à l'envoyer par duplicata à la première chambre de la cour royale. Ce qu'il y a de curieux, c'est que le directeur du théâtre de la Porte-Saint-Martin ne réclamait absolument rien que ce qui lui était dû au terme de son contrat.
Voici le détail de sa réclamation :

1° Pour chaque jour de retard, le montant de la recette la plus forte qui ait eu lieu au théâtre, pendant tout le temps qui s'est écoulé depuis le 1er mars 1822 jusqu'au 1er avril de la même année, étant de trois mille six cent onze
francs, ci            144 408 fr.

2° Plus, comme restitution d'avances            30 000

3° Plus, pour dédit            20 000

4° Plus, pour dommages et intérêts            60 000

5° Plus, pour cent vingt-deux jours écoulés
depuis la première réclamation            440 542

6° Plus, pour sept ans et dix mois restant à
courir au terme de l'engagement           10 322 840

7° Plus, enfin, pour dommages et intérêts
applicables à cette période de sept ans           200 000

Total           11 217 790 fr.

Si le directeur de la Porte-Saint-Martin avait eu le malheur de gagner son procès, il eût été obligé, pour faire signifier le jugement à Potier, de payer à l'enregistrement une somme de trois à quatre cent mille francs.
La cour condamna Potier à reprendre son service dans la huitaine ; quant aux dommages et intérêts, elle le condamna, par corps, à les payer selon son état estimatif.
Trois jours après, on sut que l'affaire s'était arrangée, moyennant un rabais de onze millions deux cent sept mille cent quatre-vingt-dix francs qu'avait fait le directeur.
Le 8 février, ce fut le tour de Magallon, rédacteur en chef de l'Album. Magallon paraissait devant la septième chambre de police correctionnelle comme accusé d'avoir, sous une rubrique littéraire, caché des articles politiques dont le but était d'exciter à la haine et au mépris du gouvernement.
Le tribunal condamna Magallon à treize mois de prison, et à deux mille francs d'amende.
La condamnation était exorbitante ; aussi fit-elle scandale ; mais ce qui fit bien autrement scandale, ou plutôt ce qui poussa le scandale jusqu'à l'odieux, c'est que, pour ce simple délit littéraire, sous prétexte que la condamnation était de plus d'une année, Magallon fut acheminé vers la maison centrale de Poissy, à pied, les mains liées, et attaché à un forçat galeux condamné pour récidive, lequel, ivre mort, ne cessa de vociférer pendant toute la route : « Vive les galériens ! » En arrivant à Poissy, Magallon fut revêtu de l'habit de l'établissement. Dès le soir même, il dut manger à la gamelle, et apprendre à tresser la paille... On se contente de citer de pareils faits ; seulement, il faut ajouter qu'ils se passaient sous le règne d'un prince qui se prétendait homme de lettres, pour avoir pris un quatrain à Lemierre et une comédie à Merville...
Nous avons raconté comment M. Arnault, dont le Marius à Minturnes avait réussi, malgré la prédiction de Monsieur, paya, selon toute probabilité, ce manque de respect aux décisions de l'altesse royale par quatre ans d'exil, au retour des Bourbons.
Au reste, ce n'était pas le coup d'essai de Louis XVIII à l'endroit de ses confrères les hommes de lettres. Sans compter M. de Chateaubriand, qu'il chassa du ministère comme un laquais – ce qui fit dire au noble pair en recevant sa démission : « C'est étrange, je n'avais cependant pas volé la montre du roi ! » – sans compter Magallon, qu'il envoya à Poissy enchaîné à un forçat galeux ; sans compter M. Arnault, qu'il exila, il avait eu aussi une petite histoire du même genre avec Beaumarchais.
M. Arnault a plus d'une fois raconté devant moi cette curieuse histoire, assez inconnue, de l'emprisonnement de Beaumarchais.
La voici :
Il y a toujours eu une censure – excepté dans les deux ou trois premiers mois qui suivent le jour où les princes montent sur le trône, et les deux ou trois mois qui suivent le jour où ils en sont chassés ; mais, ces trois mois écoulés, la censure, qui a fait le plongeon, reparaît sur l'eau, et finit par trouver quelque ministre, autrefois libéral ou même républicain, pour lui tendre la perche.
A l'époque du Mariage de Figaro, M. Suard était censeur, et, en même temps, journaliste. C'était un de ceux qui s'étaient, avec le plus d'acharnement, opposés à la représentation de l'oeuvre de Beaumarchais, et il était pour beaucoup dans ces cinquante-neuf voyages que fit l'illustre auteur – du Marais à la police – sans pouvoir arriver à obtenir l'autorisation de faire jouer sa pièce.
Enfin, grâce à l'intervention de la reine et du comte d'Artois, La Folle Journée, tirée intacte des griffes de ces messieurs, fut jouée le 27 avril 1784.
M. Suard était rancunier tout à la fois comme un censeur et comme un journaliste ; de sorte que, voyant la censure des ciseaux qui lui échappait, il en appela à la censure de la plume. M. Suard était des familiers du comte de Provence, et M. Suard servait au comte de Provence de paravent, lorsque Son Altesse royale voulait se livrer incognito à quelque petite vengeance littéraire.
M. le comte de Provence détestait Beaumarchais presque autant que le faisait M. Suard lui-même ; il en résultait que, par le canal de M. Suard, le comte de Provence s'en donnait à coeur joie, dans le Journal de Paris, contre ce pauvre Mariage de Figaro, qui continuait le cours de ses succès, malgré les articles signés de M. Suard ou les articles anonymes de Son Altesse royale.
Sur ces entrefaites, Beaumarchais abandonna aux pauvres mères nourrices les droits d'auteur que lui avait rapportés Le Mariage de Figaro, c'est-à-dire une somme qui pouvait monter à trente ou quarante mille francs.
Monsieur, qui ne devait pas avoir d'enfant – un autre chroniqueur moins parlementaire que moi, dirait : qui ne pouvait pas avoir d'enfant et qui, par conséquent, vu sa complète impuissance, n'avait pas une grande sympathie pour les mères nourrices, Monsieur se donna le plaisir, toujours sous le voile de l'anonyme, d'attaquer l'homme, après avoir attaqué la pièce, et d'écrire contre lui, dans le Journal de Paris, une lettre pleine d'amertume et de fiel. Beaumarchais, qui connaissait la meurtrière pour y avoir vu passer le bout de l'escopette de M. Suard, crut encore avoir affaire à lui, et sangla le pédant d'importance. Par malheur, c'était Son Altesse royale qui avait reçu les étrivières sur le dos du censeur. Il en résulta que Monsieur, tout endolori de la riposte, s'en alla conter ses peines à Louis XVI, lui donnant à entendre que Beaumarchais avait parfaitement su qu'il répondait, non pas au censeur royal, mais au frère du roi. Louis XVI, blessé dans la personne de Monsieur, ordonna que le bourgeois qui s'était permis de fustiger une altesse royale sans respect pour son rang fût arrêté et conduit, non pas à la Bastille – prison trop noble pour un polisson comme lui –, mais dans une maison de correction ; et, comme Sa Majesté jouait à la bête au moment où elle prit cette décision, c'est sur un sept de pique que fut donné l'ordre d'arrêter Beaumarchais, et de le conduire à Saint-Lazare.
Ainsi qu'on le voit, Louis XVIII, en faisant conduire Magallon à Poissy, restait fidèle aux traditions de Monsieur.
Entre la remise à huitaine de l'affaire Magallon et le jugement rendu contre lui, Benjamin Constant avait comparu devant la cour royale, à propos de deux lettres : l'une adressée à M. Mangin, procureur général près la cour de Poitiers, l'autre à M. Carrère, sous-préfet de Saumur.
Comme c'était un parti pris de condamner, la cour condamna Benjamin Constant à mille francs d'amende et aux frais.
Le 29 janvier, c'est-à-dire huit jours auparavant, la police correctionnelle avait condamné M. de Jouy à un mois de prison, à cent cinquante francs d'amende et aux frais du procès, pour un article de la Biographie des contemporains dont il s'était reconnu l'auteur.
Cet article était la biographie des frères Foucher.
Cette condamnation fit grand bruit. M. de Jouy était alors à l'apogée de sa réputation. L'Ermite de la Chaussée-d'Antin l'avait fait populaire ; les cent représentations de Sylla l'avaient fait illustre.
J'ai beaucoup connu M. de Jouy : c'était un homme d'une loyauté remarquable, et d'un esprit charmant, la plume à la main. Ancien marin, je crois il avait servi dans l'Inde, où il avait connu Tippo-Sab, sur lequel il fit une tragédie, commandée, ou à peu près, par Napoléon, et qui fut jouée le 27 janvier 1813. L'ouvrage était médiocre, et n'obtint qu'un médiocre succès.
Au retour des Bourbons, la cour eut un instant la velléité de s'attacher les gens de lettres, et notamment M. de Jouy, qui tenait une des premières places parmi eux. La chose était d'autant plus facile que M. de Jouy était un ancien royaliste, soldat de l'armée de Condé, si je ne me trompe ; ce n'était pas même une recrue à faire, c'était un ancien ami à réclamer. Ses articles dans La Gazette, signés « L'Ermite de la Chaussée-d'Antin », avaient un énorme succès. On fait venir M. de Jouy chez M. de Vitrolles, à ce que j'ai entendu dire dans le temps ; on lui demande ce qu'il désire. Ce qu'il désirait, c'était une chose due à ses services, la croix de Saint-Louis – en général, les honnêtes gens ne désirent que les choses auxquelles ils ont droit – ; désirant la croix de Saint-Louis, l'ayant méritée, il la demande. Alors, on veut lui faire des conditions. On veut qu'il ne se contente pas de ne point frapper sur les ridicules de la Restauration ; on veut qu'il frappe sur les gloires de l'Empire. Pour qu'un loyal soldat, pour qu'un honnête homme, pour qu'un poète considérable parmi ses confrères obtienne la croix, il faut qu'il fasse une mauvaise action. Qu'arrive-t-il ? c'est que le poète considérable, c'est que le loyal soldat envoie promener la croix, et met à la porte celui qui venait la lui proposer à de pareilles conditions. C'est bien fait pour le ministre ; c'est mal fait pour la croix, qui n'eût pas honoré M. de Jouy, mais que M. de Jouy eût honorée ! Et voilà M. de Jouy dans l'opposition, voilà M. de Jouy faisant, dans la Biographie, des articles qui lui valent un mois de prison, et qui doublent sa popularité. Quels niais que ces gouvernements qui refusent à un homme la croix qu'il demande, et qui lui accordent la persécution qu'il ne demandait pas, persécution qui lui sera bien plus profitable, comme intérêt et comme gloire, que ce bout de ruban auquel personne n'eût fait attention ! Ce n'était pourtant pas bien méchant ce qu'écrivait M. de Jouy ! Non, au contraire ; ce qui distinguait M. de Jouy, c'était la douceur de sa critique, l'urbanité de son opposition, la politesse de sa colère. On a oublié certainement la manière de ce bon Ermite ; et même la génération qui nous suit ne l'a pas lu. Eh bien, si elle me lit, elle le lira, car je vais ouvrir ses oeuvres, et citer au hasard quelques pages de lui. Cela remonte aux premiers mois de la seconde rentrée des Bourbons, à l'époque où tout le monde se ruait sur les places, à ces jours de grande curée qui faisaient dire, à qui ? je ne sais plus, je crois que c'est à tout le monde :
- Après une révolution, on doit haïr les hommes ; après une restauration, on ne peut plus que les mépriser !
M. B. de L *** est accablé de demandes de places, et il écrit à l'Ermite de la Chaussée-d'Antin pour le prier d'insérer dans son journal les lettres suivantes :

« Monsieur,
Nous n'avons pas de temps à perdre, ni l'un ni l'autre. Je vous expliquerai donc en très peu de mots l'objet de ma lettre.
J'avais autrefois l'honneur d'être attaché à un des princes de la maison de Bourbon ; peut-être ai-je été assez heureux pour donner quelques preuves de dévouement à cette auguste famille, dans un temps où il y avait, sinon du mérite, au moins du danger à laisser éclater son zèle. Mais je tâche de ne point oublier que les Mornay, les Sully, les Crillon, appelaient cela modestement remplir un devoir.
Je ne sais sur quel fondement on me suppose, dans ma province, un crédit dont je ne jouis pas, et auquel je suis redevable des sollicitations sans nombre que je reçois, sans pouvoir être utile à ceux qui me les adressent.
Je n'ai trouvé qu'un moyen d'échapper à cette persécution d'un genre nouveau ; c'est de publier la lettre d'une de mes parentes, et la réponse que j'ai cru devoir y faire. La première est en quelque sorte un résumé de trois ou quatre cents lettres que j'ai reçues pour le même objet. Je répugne d'autant moins à la rendre publique, que je me réserve de n'en pas nommer l'auteur, et qu'après tout, cette lettre ne fait pas moins l'éloge du coeur de celle qui l'a écrite, que la critique de l'esprit qui l'a dictée. »
                    B. de L ***.

Voici la lettre de la parente :

« Que je suis heureuse, mon ami, des événements qui ramènent sur le trône nos illustres princes ! quel bonheur ! Vous n'avez pas l'idée du crédit que les événements et votre séjour à Paris me donnent ici. Le préfet a peur de moi, et sa femme, qui ne me saluait pas, m'a invitée deux fois à dîner.
Mais il ne faut pas perdre de temps, et nous comptons sur vous. Croiriez- vous que mon mari n'a pas encore fait la moindre démarche pour rentrer dans sa place, sous prétexte qu'elle n'existe plus, et que la charge lui a été remboursée en assignats ? C'est l'homme le plus apathique qu'il y ait en France.
Mon beau-frère a pris la croix de Saint-Louis ; il ne lui manquait plus que neuf années pour l'avoir lorsque la Révolution a éclaté. Il ne serait pas juste que l'on refusât de compter au nombre de ses services les vingt ans de troubles et de malheurs qu'il a passés dans ses terres ; il compte sur vous pour lui en faire expédier promptement le brevet.
Je joins à ma lettre un mémoire du marquis, mon fils aîné ; il avait droit à la survivance de son oncle. Il vous sera facile de la lui faire obtenir. Je désirerais que son frère, le chevalier, fût placé dans la marine, mais avec un grade digne de son nom et des anciens services de sa famille. Quant à mon petit-fils Auguste de G ***, il est d'âge à entrer dans les pages, et vous n'aurez, pour cela, qu'un mot à dire.
Nous partirons pour Paris dans les premiers jours du mois prochain. J'amènerai ma fille avec moi ; j'ai le désir de la placer à la cour. C'est une faveur qu'on ne refusera point à vos sollicitations, si vous y mettez un peu de suite et de bonne volonté.
Pensez au pauvre F ***. A la vérité, il a manqué, dans le temps de la Révolution ; mais, depuis un mois, il est tout à fait corrigé ; vous savez qu'il n'a rien, et qu'il est prêt à tout sacrifier pour nos maîtres. Son dévouement le porte à les servir dans une place de préfet, et il est très capable. Vous vous rappelez la jolie chanson qu'il a faite pour moi ?
M. de B ***, fils de l'ancien intendant de la province, ira vous voir ; faites en sorte de lui être utile. C'est un ami de la famille. Si l'on ne rétablit point les intendances, il se contentera d'une place de receveur général ; c'est bien le moins que l'on puisse faire pour un homme dévoué à son prince, et qui a été enfermé six mois pendant la Terreur.
Je ne veux pas oublier de vous recommander M. ***. On lui reproche d'avoir servi tous les partis, parce qu'il a été employé par tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis vingt ans ; mais c'est un brave garçon, vous pouvez m'en croire ; il est le premier qui ait arboré la cocarde blanche ; d'ailleurs, il ne demande qu'à être conservé dans sa place de directeur des postes. Ayez soin de m'écrire sous son couvert.
Je vous adresse ci-joints les papiers de mon beau-père ; il lui est dû, par les états du Languedoc, une somme de quarante-cinq mille francs qui ne lui a jamais été payée. J'espère qu'on ne vous fera pas attendre le remboursement, et que vous ne me refuserez pas de faire usage de ces fonds, si vous éprouvez un moment de gêne, ce qui n'est guère probable dans la position où vous devez être.
Adieu, mon cher cousin, je vous embrasse pour toute la famille, en attendant le plaisir de venir bientôt vous voir à Paris. »
                    J. de P ***.

Réponse.

« Paris, ce 15 juin 1814.
Vous ne sauriez croire, ma chère cousine, avec quel intérêt j'ai lu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et combien j'ai mis de zèle à faire valoir les prétentions si justes et si légitimes de toutes les personnes que vous me recommandez. Vous ne serez pas plus étonnée que je ne l'ai été moi-même des obstacles que l'on m'oppose, et que vous jugeriez insurmontables, si vous connaissiez aussi bien que moi les gens auxquels nous avons affaire.
Quand j'ai parlé de votre fils, qui a toujours eu l'intention de servir pour une place de chef d'escadron dans le régiment que son père à eu autrefois, ne m'a-t-on pas donné, comme objection d'un certain poids, que la paix était faite, et qu'avant de songer à placer le marquis de V ***, il fallait pourvoir au sort de vingt-cinq mille officiers, dont les uns, le croiriez-vous ! se prévalent de leurs campagnes, de leurs blessures, et vont même jusqu'à se faire un titre des batailles où ils se sont trouvés ; tandis que les autres, plus étroitement liés aux malheurs de la famille royale, rentrent en France sans autre fortune que les bontés et les prévenances du roi. J'ai demandé alors, avec un peu d'humeur, ce que l'on ferait pour votre fils et une foule de braves royalistes qui ont tant gémi sur les malheurs de l'Etat, et dont les voeux n'ont pas cessé de rappeler en secret la famille royale au trône de ses ancêtres. On m'a répondu qu'ils se réjouiraient de voir la fin de tous nos maux, et l'accomplissement de leurs voeux.
C'est un homme bien singulier que votre mari. Je conçois, ma chère cousine, tout ce que vous devez avoir à souffrir de son incroyable apathie. A soixante-cinq ou soixante-six ans tout au plus, réduit à une fortune de quarante mille livres de rente, il se confine au fond d'un château, et croit pouvoir renoncer à la carrière de l'ambition, comme si un père ne se devait pas à ses enfants, comme si un gentilhomme ne devait pas mourir debout !
Je suis fâché que votre beau-frère ait pris la croix de Saint-Louis avant de l'avoir eue ; car il pourrait arriver que le roi ne se dessaisît pas facilement du droit de conférer lui-même cette décoration, et qu'il n'approuvât point la justice que certaines personnes s'empressent de se rendre. Vous sentez qu'il y a moins d'inconvénients à ne pas avoir la croix de Saint-Louis que de se trouver dans l'obligation de la quitter.
Je n'ai pas négligé de faire valoir les droits de votre fils le chevalier, et je ne désespère pas de le faire recevoir à l'examen des gardes de la marine royale. Nous ferons ensuite tout notre possible pour le faire passer sur le corps de cent officiers, beaucoup trop fiers de leur valeur, de leur vieille renommée, et du dévouement dont ils prétendent avoir fait preuve à Quiberon.
Votre petit-fils Auguste est inscrit pour les pages ; je ne puis vous dire au juste, ma chère cousine, quand il sera admis à l'hôtel, attendu que votre demande vient à la suite de celles de trois mille sept cent soixante et quinze autres, formées par des fils de gentilshommes ou d'officiers morts sur le champ de bataille, sans la moindre distinction des services rendus à l'Etat ou aux princes.
Vous avez eu une très bonne idée de vouloir placer votre fille à la cour, et la chose ne sera pas difficile lorsque vous aurez trouvé pour elle un mari que son rang et sa fortune pourront y appeler. Jusque-là, je ne vois pas trop ce qu'elle viendrait y faire, et quel rôle convenable elle pourrait y jouer, toute majeure qu'elle est : les filles d'honneur ne sont point rétablies.
J'ai présenté, en faveur de F ***, une pétition à laquelle j'ai annexé la jolie chanson qu'il a faite pour vous. Mais l'on devient si exigeant, que de pareils titres ne suffisent plus pour obtenir une place de préfet. Je vous dirai même qu'on ne tient pas grand compte à votre protégé de sa conversion et des sacrifices qu'il est prêt à faire ; ses ennemis s'obstinent à dire que ce n'est point un homme sûr. Moi qui l'ai vu opérer dans le temps, je suis convaincu que, s'il mettait aujourd'hui à servir la bonne cause la moitié du zèle qu'il a mis autrefois à faire triompher la mauvaise, on pourrait l'employer très utilement. Mais aura-t-on assez d'esprit pour faire cette épreuve ? On ne dit pas si les intendances seront rétablies, mais on paraît croire que les recettes générales seront diminuées, ne fût-ce que du nombre de celles qui existaient dans les départements séparés de notre territoire. Cela me fait craindre que M. de B *** ne soit obligé de s'en tenir à la fortune énorme que son père a faite dans les anciennes fermes, et qu'il a trouvé le moyen de mettre à l'abri dans les orages révolutionnaires : il faut avoir un peu de philosophie.
Soyez bien tranquille sur le sort de M. ***, je le connais : il a du liant dans le caractère et dans les principes ; depuis vingt ans, il s'est glissé entre tous les partis, sans avoir été froissé par aucun. C'est un homme d'une merveilleuse adresse, et qu'on ne servira jamais si bien qu'il sera servi par lui-même ; il n'est plus directeur des postes, et vient d'obtenir une place plus lucrative dans une autre administration. Vous intéresserez-vous toujours autant à lui ?
Je vous renvoie, chère cousine, les papiers de votre beau-père, relatifs à la créance sur les états du Languedoc. La liquidation ne m'en paraît pas très prochaine, quelque juste que soit votre réclamation. On a décidé que la solde arriérée des troupes, la dette publique, les pensions militaires et une foule d'autres objets de cette nature seraient prises en considération. Cette mesure est évidemment le fruit de quelque intrigue. Vous pourriez charger F*** de faire un pamphlet sur les besoins les plus urgents de l'Etat, et l'engager à placer cette créance en première ligne. Vous ne vous faites point une idée combien le gouvernement est influencé par cette foule de petites brochures que la mauvaise foi, la coterie et la faim produisent, chaque jour, avec une si louable émulation.
Du train dont vont les choses, vous voyez, ma chère cousine, qu'il faut vous armer de patience. Je vous dirai même que le voyage que vous vous proposez de faire à Paris n'avancera pas vos affaires. De compte fait, il y a sur les relevés de la police, au moment où je vous écris, cent vingt-trois mille provinciaux de tout rang, de tout sexe, de tout âge, qui sont ici en réclamation, armés de titres presque aussi incontestables que les vôtres, et qui auront sur vous, pour obtenir un refus, l'avantage de l'antériorité de leur demande. Au reste, comme je vous connais de la philosophie et le goût des bonnes lettres, je vous prie de relire un chapitre du Spectateur anglais sur les justes prétentions de ceux qui demandent un emploi : c'est le trente- deuxième du septième volume dans l'édition in-12° ; les mêmes événements retrouvent les mêmes hommes.
Recevez, ma chère cousine, avec l'expression de mes regrets l'assurance de mes sentiments les plus respectueux. »
                    B. de L***.

En 1830, après la révolution de juillet, Auguste Barbier fit sur le même sujet une pièce de vers intitulée La Curée. Qu'on relise ce terrible ïambe, et que l'on compare : on aura à la fois sous les yeux, dans M. de Jouy, un modèle de cet atticisme qui appartenait à l'ancienne école, et, dans Barbier, un exemple de cette brutale et fougueuse improvisation qui est un des caractères principaux de sa muse.
Au reste, vers le temps où nous sommes arrivés, Louis XVIII, tout en faisant poursuivre les gens de lettres avec un acharnement dont nous venons de citer quelques exemples, réclamait sa place au milieu d'eux. Mal conseillé par ses flatteurs, l'auteur couronné publiait une brochure ayant pour titre Voyage de Paris à Bruxelles.
Je ne sais si l'on pourrait se procurer aujourd'hui un seul exemplaire de la brochure royale, dans laquelle on trouvait, non seulement des fautes de français dans le genre de celle-ci : « J'étais déjà un peu gros, à cette époque, pour monter et descendre de cabriolet », mais encore, ce qui est bien pis, des fautes de reconnaissance et de coeur.
Une pauvre veuve risque sa tête à recevoir les fugitifs, et consacre son dernier louis à leur donner à dîner ; Monsieur raconte ce dévouement comme une chose due, et termine le chapitre en disant : « Le dîner était exécrable ! »
- C'est du français de cuisine, disait le colonel Morisel à M. Arnault.
- C'est tout simple, répondait l'auteur de Germanicus, puisque l'ouvrage est d'un restaurateur.
Le Miroir, chargé de rendre compte du Voyage de Paris à Bruxelles, se contenta de dire :
« Si l'ouvrage est de l'auguste personnage auquel on l'attribue, il est au dessus de la critique ; s'il n'est pas de lui, il est au-dessous. »
Nous reviendrons sur le colonel Morisel, une des originalités de l'époque. On ne pouvait pas faire à l'auteur des Messéniennes, des Vêpres siciliennes, des Comédiens et du Paria, un procès du genre de ceux qu'on avait faits à M. de Jouy et à Magallon ; on ne pouvait pas l'enfermer à Sainte-Pélagie ou l'envoyer à Poissy, attaché main à main et côte à côte avec un forçat galeux ; mais on pouvait le destituer, et c'est ce que l'on fit.
Le 15 avril, on lisait dans les journaux libéraux :

« On annonce que M. Ancelot, auteur de Louis IX et du Maire du Palais, vient de recevoir des lettres de noblesse, et que M. Casimir Delavigne, auteur des Vêpres siciliennes, du Paria et des Messéniennes, vient de perdre sa place à la bibliothèque du ministère de la Justice. »

C'était vrai : M. Ancelot était fait baron, et M. Casimir Delavigne jeté sur le pavé !
Ce fut à cette époque que, sur la recommandation de Vatout, qui venait de publier l'Histoire de la fille d'un roi, le duc d'Orléans nomma Casimir Delavigne bibliothécaire adjoint au Palais-Royal, où, six ans après, je me trouvai son collègue.
C'était un excellent homme que Vatout, un peu vaniteux ; mais sa vanité même était un éperon avec lequel les autres lui faisaient faire le bien qu'il n'avait pas l'idée de faire de lui-même.
Une de ses vanités était d'être le fils naturel de je ne sais quel prince de la maison d'Orléans, vanité bien innocente qui ne faisait de tort à personne, et dont personne ne lui faisait un crime, puisqu'il employait l'influence qu'il avait prise au Palais-Royal à rendre service à ses amis, et quelquefois même à ses ennemis.
... Au moment où je vais clore ce chapitre, on me raconte une bonne histoire de la censure d'aujourd'hui, 6 juin 1851 ; je crois devoir lui consacrer le chapitre suivant. Cette brave censure en fait tant de pareilles, qu'il faut enregistrer ses faits et gestes sans ordre chronologique, mais où l'on peut et quand on peut, sinon on court risque d'en oublier, et, en vérité, ce serait dommage !...
Ah ! mon cher Victor Hugo, vous qui êtes en train de demander devant le jury, où vous défendez votre fils, l'abolition de la peine de mort en toute matière, faites une exception en faveur de la censure, et priez qu'à la première révolution, on la tue deux fois, puisque ça n'a jamais été assez d'une !
Je me crois obligé d'affirmer sur l'honneur, que ce que je vais dire est l'exacte vérité.

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