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Chapitre LXXIII


Je trouve un logement. – Hiraux fils. – Les journaux et les journalistes en 1821. – L'économie d'un dîner me permet d'aller au spectacle à la Porte- Saint-Martin. – Mon entrée au parterre. – Effet de cheveux. – On me met à la porte. – Comment je suis obligé de payer trois places pour en avoir une. – Un monsieur poli qui lit un Elzévir.

Comme on le voit, à chaque voyage que je faisais vers Paris, mon budget allait grossissant. Il y avait quatre mois, j'y étais entré avec ma part de trente-cinq francs dans la société Paillet et compagnie ; il y avait huit jours, c'était avec cinquante francs, dans ma poche que j'avais touché la barrière ; enfin, cette fois, c'était avec cent quatre-vingt-cinq francs que je descendais à la porte de l'hôtel des Vieux-Augustins.
Le même jour, je me mis à la recherche d'un logement.
Après avoir monté et descendu un bon nombre d'escaliers, je m'arrêtai à une petite chambre au quatrième.
Cette chambre, qui avait le luxe d'une alcôve, appartenait à cette immense agglomération de maisons qu'on appelle le pâté des Italiens, et faisait partie de la maison n° 1.
Elle était tapissée d'un papier jaune à douze sous le rouleau, et donnait sur la cour.
Elle me fut laissée pour la somme de cent vingt francs par an.
Elle me convenait sous tous les rapports ; je ne marchandai donc pas. Je signifiai au concierge que je la prenais, et je lui annonçai l'arrivée de mes meubles pour le lendemain au soir.
Le concierge me demanda le denier à Dieu.
Complètement étranger aux habitudes parisiennes, j'ignorais ce que c'était que le denier à Dieu. Je crus que c'était un acompte sur le loyer. Je tirai majestueusement un napoléon de ma poche, et je le laissai tomber dans la main du concierge, qui salua jusqu'à terre.
Il est évident qu'à ses yeux je devais passer pour un prince qui voyageait incognito. Donner vingt francs de denier à Dieu sur une chambre de cent vingt !... cela ne s'était jamais vu.
Vingt francs ! c'était le sixième du loyer !... Aussi, sa femme réclama-t-elle à l'instant l'honneur de faire mon ménage.
Cet honneur lui fut accordé moyennant cinq francs par mois, – toujours avec la même majesté.
Je courus, de là, chez le général Verdier pour lui faire ma visite de digestion, et lui annoncer la grande nouvelle. J'étais parti si vite de Paris, le mardi d'auparavant, que je n'avais pas eu le temps de monter ses quatre étages.
Cette fois, je les montai, mais inutilement : le général avait profité du dimanche, et s'était donné congé.
Je fis comme lui : je flânai sur les boulevards – le seul endroit où je ne courusse pas risque de me perdre – et j'arrivai, flânant toujours, au café de la Porte-Saint-Honoré.
Tout à coup, à travers les vitres, j'aperçus une personne de connaissance : c'était Hiraux, le fils du brave père Hiraux, qui, si malheureusement, avait tenté de faire de moi un musicien.
J'entrai dans le café. Hiraux venait d'en faire l'acquisition : il en était le propriétaire, j'étais chez lui !...
Quoiqu'il fût un peu plus âgé que moi, nous avions été très bons camarades dans notre enfance. Il me retint à dîner. En attendant le dîner, il mit à ma disposition tous les journaux de l'établissement.
Une partie de ces journaux a disparu aujourd'hui.
Les principaux de l'époque étaient :
Le Journal des Débats, toujours resté sous le patronage des frères Bertin, et qui relevait du gouvernement. Il représentait l'esprit de Louis XVIII et de M. de Villèle ; c'est-à-dire un royalisme modéré et fusionnaire, une politique d'expectative et de louvoiement, ce système, enfin, auquel, au milieu des complots des carbonari et des intrigues des ultras, Louis XVIII dut de mourir à peu près tranquille, sinon sur le trône, au moins à côté.
Le vieux Constitutionnel – celui de Saint-Albin, de Jay, de Tissot, d'Evariste Dumoulin – ; le vieux Constitutionnel, supprimé un beau matin, pour un article mis à l'index par la censure, article qui, on ne sait comment, avait été publié sans la trace des griffes et des dents de MM. les censeurs. Alors – avec une rapidité de résolution qui indiquait le grand dévouement que Le Constitutionnel de toutes les époques a toujours professé pour ses intérêts –, alors, il avait acheté, moyennant une croûte de pain, le Journal du Commerce, qui possédait quatre cents abonnés ; et, sous le titre de Journal du Commerce, avait reparu le lendemain ; bien entendu que, sous ce masque transparent, on avait reconnu le bon vieillard, lequel, au moment où j'arrivais à Paris, venait de reprendre ou allait reprendre son ancien titre, si cher aux bourgeois de Paris ! Le Constitutionnel représentait, dans sa plus grande timidité, l'opinion libérale, et n'avait réellement de foudres et d'éclairs que contre les jésuites, auxquels il avait voué cette haine cruelle et superbe qui l'anime aujourd'hui contre les démagogues.
Le Drapeau blanc, rédigé par Martainville, homme d'infiniment d'esprit, mais homme haï et haïssant. Chargé de la défense du pont de Pecq, comme commandant de la garde nationale de Saint-Germain, on lui reprochait d'avoir, en 1814, livré ce pont aux Prussiens ; et lui, au reproche, répondait non seulement par un aveu, mais encore par une bravade : ne pouvant nier, il se vantait. Mais, comme toute trahison tourmente, au fond, celui qui l'a commise, celle-là, quoi qu'il en dît, lui rongeait le coeur. – M. Arnault avait trouvé à son nom une étymologie qui avait fait fureur : il l'appelait Martin de père et Vil de mère. Brave du reste, et prêtant facilement le collet, il s'était, à propos de Germanicus, battu avec Telleville Arnault. La balle du fils du poète avait effleuré la cuisse du critique en y laissant une simple contusion.
- Bah ! disait le père Arnault, il ne l'a seulement pas sentie ; elle lui a produit l'effet d'un coup de bâton.
La Foudre. – Celui-là, c'était le journal avoué du pavillon Marsan, véritable expression de cette opinion ultra-royaliste qui, pour toutes les réactions à venir, faisait fond sur M. le comte d'Artois, et qui attendait avec impatience cette décomposition de matière, laquelle, au train dont elle allait, ne pouvait tarder d'être complète chez Louis XVIII.
Les rédacteurs de La Foudre étaient Bérard, les deux frères Dartois – en même temps vaudevillistes –, Théaulon, Ferdinand Langlé, Brisset et de Rancé.
En face de La Foudre, et sur la limite la plus opposée de l'opinion libérale, était Le Miroir, hussard de la presse, charmant escarmoucheur à plein de verve et d'humour ; rédigé par tous les hommes qui passaient pour avoir de l'esprit d'opposition dans ce temps-là, et qui, hâtons-nous de le dire, en avaient réellement. Ces hommes, c'étaient MM. de Jouy, Arnault, Jal, Coste, Castel, Moreau, etc. Aussi, le pauvre Miroir était-il l'objet des poursuites acharnées du gouvernement, aux yeux duquel il renvoyait à tout moment quelque rayon brisé du soleil de l'Empire. Supprimé comme Miroir, il reparut sous le nom de La Pandore ; supprimé comme Pandore, il devint L'opinion ; supprimé, enfin, comme Opinion, il ressuscita sous le titre de La Réunion, mais ce fut la dernière de ses métamorphoses : Protée était à bout, et mourut enchaîné.
N'oublions pas Le Courrier français, sentinelle de l'opinion avancée, et presque républicaine déjà, à une époque ou personne encore n'osait prononcer le mot de république. C'était au Courrier français, journal rédigé par Châtelain, l'un des patriotes les plus honnêtes et les plus éclairés de cette époque, que travaillait, comme je l'ai dit, M. de Leuven.
Mais alors, disons-le, je ne demandais guère à tous ces journaux des nouvelles politiques ; je n'y lisais que les nouvelles littéraires. Décidé, puisque je trouvais un dîner qui ne me coûtait rien, à transformer le prix de ce dîner en un billet de spectacle, je cherchai sur tous ces journaux les affiches du jour, et, guidé par Hiraux dans le choix de la littérature dont je comptais nourrir ma soirée, je me décidai pour la Porte-Saint-Martin. On jouait Le Vampire.
C'était la troisième ou quatrième représentation, seulement, de la reprise de cette pièce.
Hiraux m'invita à me presser ; la pièce avait un grand succès, et attirait la foule.
Elle était jouée par les deux acteurs en vogue de la Porte-Saint-Martin : Philippe et madame Dorval.
Je suivis le conseil d'Hiraux ; mais, quelque diligence que je fisse, il y a loin du café de la Porte-Saint-Honoré au théâtre de la Porte-Saint-Martin, je trouvai les environs encombrés.
J'étais nouveau à Paris. J'ignorais toutes les habitudes du théâtre.
Je longeai une queue immense enfermée dans des barrières, n'osant pas même demander où l'on prenait les entrées.
Sans doute un des amateurs qui étaient à la queue s'aperçut de mon embarras, car, s'adressant à moi :
- Monsieur ! me dit-il, monsieur !
Je me retournai, doutant que ce fût à moi qu'on parlât.
- Oui... vous, monsieur, continua l'amateur, vous qui avez les cheveux frisés... voulez-vous une place ?
- Comment ! si je veux une place ?
- Sans doute. Si vous vous mettez à la queue, là-bas, vous n'entrerez jamais. On renverra plus de cinq cents personnes, ce soir.
C'était de l'hébreu pour moi, que ce langage. Je comprenais seulement que l'on renverrait cinq cents personnes, et que je serais du nombre des personnes renvoyées.
- Voyons, décidément, voulez-vous ma place ? continuait l'amateur.
- Vous avez donc une place, vous ?
- Il me semble que vous le voyez !
Je ne voyais rien du tout.
- Prise d'avance, alors ? demandai-je.
- Prise depuis midi.
- Et bonne ?...
- Comment cela, bonne ?
C'était l'amateur, qui ne comprenait plus.
- Oui, repris-je, je serai bien placé ?
- Vous serez placé où vous voudrez.
- Comment, je serai placé où je voudrai ?
- Sans doute.
- Et combien votre place ?
- Vingt sous.
Je réfléchis, à part moi, que vingt sous pour aller où je voudrais, cela n'était pas cher.
Je tirai vingt sous de ma poche et les donnai à mon amateur, lequel aussitôt, avec une agilité qui prouvait combien cet exercice lui était habituel, grimpa le long des barreaux de la barrière, l'enjamba, et se trouva près de moi.
- Eh bien, lui demandai-je, votre place ?
- Prenez-la... seulement, prenez-la vite, car, si on pousse, vous ne l'aurez plus.
Il se fit, à l'instant même, ce raisonnement dans mon esprit : « Ces messieurs, qui sont dans cette barrière, ont sans doute pris et payé leurs places d'avance, et c'est pour les reconnaître qu'on les a parqués ainsi. »
- Ah ! bon, je comprends, répondis-je.
Et j'enjambai la barrière à mon tour, en sens inverse : de sorte que, tout au contraire de mon marchand de places, qui du dedans avait passé au-dehors, je passai, moi, du dehors au-dedans.
Au bout d'un instant, un mouvement de progression se fit sentir. On venait d'ouvrir les bureaux.
Je me laissai aller au courant.
Dix minutes après, je me trouvais devant la grille.
- Eh bien, monsieur, me dit mon voisin, ne prenez-vous point votre billet ?
- Comment, mon billet ?
- Sans doute, votre billet ! me dit un de ceux qui venaient derrière moi. Si vous ne prenez pas votre billet, laissez-nous prendre les nôtres au moins.
Et une légère bourrade indiqua le désir qu'avaient ceux qui me suivaient de prendre leur tour.
- Mais, leur dis-je, j'ai acheté ma place, ce me semble...
- Votre place ?...
- Oui, puisque j'ai donné vingt sous ! vous avez bien vu !... sûrement que j'ai donné vingt sous à cet homme qui m'a vendu sa place !
- Ah ! sa place à la queue ! s'écrièrent mes voisins ; mais sa place à la queue n'est pas sa place dans la salle.
- Il m'a dit qu'avec sa place, j'irais où je voudrais.
- Sans doute, vous irez où vous voudrez ; prenez une avant-scène, vous en avez le droit, et vous irez où vous voudrez. Seulement, les avant-scènes, c'est à l'autre bureau.
- Allons ! allons ! nous dépêchons-nous ? firent les voisins.
- Messieurs, dégagez le couloir, s'il vous plaît, cria une voix.
- Eh ! c'est monsieur, qui ne veut pas prendre son billet, et qui nous empêche de prendre les nôtres, crièrent en choeur mes voisins.
- Allons ! allons ! décidez-vous.
Les murmures augmentaient, et, au milieu des murmures, je commençais à comprendre ce que l'on m'avait, du reste, à peu près expliqué ; c'est que j'avais acheté ma place à la queue, et non ma place dans la salle.
En tout cas, comme on commençait à me bousculer d'une façon menaçante, je tirai de ma poche un écu de six francs, et demandai un parterre. On me rendit quatre francs dix sous, et un carton qui avait été blanc.
Il était temps ! Je fus emporté immédiatement par un flot de la foule.
Je présentai au contrôle mon carton qui avait été blanc ; on me l'échangea contre un carton qui avait été rouge. Je suivis un corridor à gauche ; je trouvai à ma gauche une porte au-dessus de laquelle était écrit le mot parterre, et j'entrai.
Ce fut là que je reconnus la vérité de ce que m'avait dit l'amateur qui m'avait vendu sa place vingt sous. Quoique j'eusse quinze ou vingt personnes à peine avant moi, à la queue, le parterre était presque plein.
Un noyau des plus compacts s'était surtout formé sous le lustre.
Je compris cela, puisque, à mon avis, là devaient être les meilleures places.
Je résolus aussitôt de me mêler à ce groupe, qui me paraissait ne s'être tant pressé que pour se placer si bien.
Je montai sur les banquettes, comme j'avais vu faire à plusieurs, et, marchant en équilibre sur leur dos arrondi, je me mis en mesure de gagner le centre.
Je devais être, ou plutôt, il faut en convenir, j'étais fort ridicule. J'avais les cheveux très longs, et, comme ils sont crépus, ils formaient autour de ma tête une assez grotesque auréole.
En outre, à une époque où l'on portait les redingotes coupées au-dessus du genou, je portais, moi, une redingote qui me tombait jusqu'à la cheville. Une révolution s'était accomplie à Paris, qui n'avait pas eu le temps de se faire à Villers-Cotterêts. J'étais à la dernière mode de Villers-Cotterêts, mais j'étais à l'avant-dernière mode de Paris. Or, comme rien n'est, en général, plus opposé à la dernière mode que l'avant dernière mode – ainsi que j'ai déjà eu la modestie de le dire –, j'étais fort ridicule.
Sans doute, je parus tel à ceux vers lesquels je m'avançais, car ils m'accueillirent avec des éclats de rire, qui me semblèrent d'assez mauvais goût.
J'ai toujours été très poli ; mais, à cette époque, à côté de la politesse que je tenais de mon éducation maternelle, veillait, inquiète et soupçonneuse, une vivacité qui me venait probablement de mon père. Cette vivacité faisait de mes nerfs une espèce d'instrument très facile à irriter.
Je me mis le chapeau à la main, mouvement qui démasqua la complète originalité de ma coiffure, et redoubla l'hilarité générale du groupe dans les rangs duquel j'ambitionnais une place.
- Pardon, messieurs, demandai-je le plus poliment du monde, mais je voudrais savoir ce qui vous fait rire, afin de pouvoir rire avec vous ? on dit la pièce que nous allons voir jouer fort triste, et je ne serais pas fâché de m'égayer un peu avant de pleurer.
Mon discours fut écouté dans le plus religieux silence ; puis, au milieu de ce silence, une voix s'éleva tout à coup.
- Oh ! c'te tête ! dit la voix.
Il paraît que l'apostrophe était des plus comiques, car à peine eut-elle été lâchée, que les éclats de rire redoublèrent ; il est vrai qu'à peine le redoublement d'éclats de rire s'était-il fait entendre, j'envoyai un vigoureux soufflet au railleur.
- Monsieur, lui dis-je en même temps, je m'appelle Alexandre Dumas. Je demeure, pour demain encore, rue et hôtel des Vieux-Augustins, et, pour après-demain et jours suivants, place des Italiens, n° 1.
Il paraît que je parlais une langue tout à fait inconnue à ces messieurs ; car, au lieu de me répondre, vingt poings s'élevèrent menaçants, et toutes les voix crièrent :
- A la porte ! à la porte !
- Comment ! à la porte ? m'écriai-je. Ah ! ce serait joli, par exemple ! moi qui ai payé deux fois ma place, une fois à la queue, et l'autre fois au bureau !
- A la porte ! à la porte ! redoublèrent les voix avec augmentation de fureur.
- Messieurs, j'ai eu l'honneur de vous dire où je demeurais.
- A la porte ! à la porte ! crièrent les voix avec une irrésistible puissance.
Tout le monde était monté sur les banquettes, tout le monde s'inclinait de la galerie, tout le monde se lançait à demi hors des loges. Je formais le centre d'un immense entonnoir.
- A la porte ! à la porte ! criaient ceux-là mêmes qui ne savaient pas ce dont il s'agissait, mais qui calculaient qu'une personne de moins ferait une place de plus.
Je me débattais de mon mieux, au fond de mon entonnoir, lorsqu'un monsieur assez bien vêtu fendit la foule, qui, au reste, s'ouvrait respectueusement devant lui, et m'invita à sortir.
- Pourquoi sortir ? demandai-je assez étonné.
- Parce que vous troublez le spectacle.
- Comment ! je trouble le spectacle ?... Le spectacle n'est pas commencé.
- Alors, vous troublez les spectateurs.
- Mais, monsieur !...
- Suivez-moi.
Je pensai à l'histoire que mon père, à mon âge, à peu près, avait eue avec un mousquetaire à la Montansier, et, quoique je susse la connétablie dissoute, je pensai avoir affaire à quelque chose de pareil.
Je suivis donc sans aucune résistance, et au milieu des applaudissements de la salle, qui témoignait sa satisfaction de la justice que l'on faisait de moi. Mon guide me mena dans le corridor, du corridor au contrôle, et du contrôle dans la rue.
Arrivé dans la rue :
- Là, dit-il, ne recommencez plus.
Et il rentra dans la salle.
Je trouvai que j'en avais été quitte à bon marché, puisque mon père avait conservé son garde attaché pendant huit jours à sa personne, tandis que, moi, je l'avais gardé, attaché à la mienne, pendant cinq minutes tout au plus.
Je demeurai un instant sur le boulevard, le temps de faire cette judicieuse réflexion, et, voyant que mon guide était rentré, je voulus rentrer à mon tour.
- Votre billet ? me dit-on au contrôle.
- Mon billet ? Vous me l'avez pris tout à l'heure, et la preuve, c'est qu'il était blanc, et que vous m'avez donné à la place un billet rouge.
- Et qu'en avez-vous fait, de votre billet rouge ?
- Je l'ai donné à une femme qui me l'a demandé.
- De sorte que vous n'avez ni billet ni contremarque ?
- Mais non, je n'ai ni billet ni contremarque.
- Alors, vous ne pouvez pas entrer.
- Hein ! je ne puis pas entrer, après avoir payé mon billet deux fois ?
- Deux fois ?
- Oui, deux fois.
- Où cela ?
- Une fois à la queue, et une fois au bureau.
- Farceur ! me dit le contrôleur.
- Vous dites ?
- Je dis que vous ne pouvez entrer, voilà ce que je dis.
- Mais, moi, je veux entrer cependant.
- Alors, prenez un billet au bureau.
- Ce sera le deuxième.
- Eh ! qu'est-ce que cela me fait, à moi ?
- Comment ! ce que cela vous fait ?
- Si vous avez vendu votre billet à la porte, cela ne me regarde pas.
- Eh ! dites donc, me prenez-vous pour un marchand de contremarques ?
- Je vous prends pour un tapageur que l'on vient de reconduire parce que vous faisiez du tapage, et, si vous continuez d'en faire, ce n'est point dans la rue que l'on vous conduira, cette fois, c'est à la salle de police.
La menace était très nettement accentuée. Je commençais à comprendre que, sans m'en douter, je m'étais mis en contravention avec la loi – ou avec la coutume, ce qui est bien pis que de se mettre en contravention avec la loi.
- Ah ! ah ! fis-je.
- C'est comme cela, me dit le contrôleur.
- Alors, c'est bien, vous êtes le plus fort.
Et je sortis.
Une fois à la porte, je trouvai qu'il était stupide d'être venu pour voir le spectacle, d'avoir, dans ce but, acheté une place à la queue et une place au bureau, pour avoir vu un rideau représentant une tenture de velours vert, voilà tout, et de m'en aller sans voir autre chose.
J'ajoutai que, puisque j'avais fait déjà la dépense de deux places, je pouvais bien faire la dépense d'une troisième, et, comme on continuait d'entrer et qu'une double queue ceignait le théâtre, telle qu'une ceinture dont la porte eût formé l'agrafe, je me plaçai à l'extrémité de celle de ces deux queues qui me parut la moins longue.
C'était la queue opposée à la première que j'avais prise ; elle était moins nombreuse parce que c'était celle des orchestres, des premières galeries, des avant-scènes, et des premières et secondes loges.
Ce fut l'observation que me fit la buraliste quand je demandai un billet de parterre.
Je levai les yeux, et je vis, en effet, sur la planche blanchie, la désignation des places que l'on pouvait prendre au bureau où je me trouvais.
Les places les moins chères étaient les orchestres et les secondes loges. Orchestres et secondes loges étaient cotés deux francs cinquante centimes.
Je tirai deux francs cinquante centimes de ma poche, et je demandai un orchestre.
L'orchestre me fut octroyé. C'était, de compte fait, cinq francs que me coûtait mon spectacle.
Mais, bah ! tant pis ! mon dîner ne m'avait rien coûté, et j'entrais le lendemain, au secrétariat du duc d'Orléans ; je pouvais bien me permettre cette petite débauche.
Je reparus triomphant au contrôle, tenant mon orchestre à la main. Le contrôleur me fit un gracieux sourire.
- A droite, monsieur, me dit-il.
Je remarquai que c'était tout le contraire de la première fois.
La première fois, j'avais pris la queue à droite, et j'étais entré à gauche ; la seconde fois, j'avais pris la queue à gauche, et l'on me faisait entrer à droite.
J'en augurai que, puisque je faisais tout le contraire la seconde fois, tout le contraire devait m'arriver de ce qui m'était arrivé la première.
En conséquence, au lieu d'être mal accueilli, je devais être bien reçu.
Je ne me trompais pas : je trouvai à l'orchestre une compagnie toute différente de celle que j'avais trouvée au parterre, et, comme l'ouvreuse m'avait indiqué, vers le milieu de la banquette, une place libre, je me mis en devoir de gagner cette place.
Chacun se leva poliment pour me laisser passer. J'atteignis ma place, et je m'assis à côté d'un monsieur en pantalon gris, en gilet chamois, en cravate noire.
C'était un homme de quarante à quarante-deux ans.
Son chapeau était sur la stalle que je devais occuper. Il s'interrompit de lire dans un charmant petit livre – que je sus depuis être un Elzévir –, enleva son chapeau en s'excusant, me salua, et se remit à lire.
- Peste ! me dis-je à part moi, voici un monsieur qui me paraît mieux élevé que ceux auxquels j'ai eu affaire tout à l'heure.
Et, me promettant d'entretenir avec lui des relations de bon voisinage, je m'assis dans la stalle vide.

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1998-2010
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