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Chapitre LXXI


Je retrouve Adolphe. – La pastorale dramatique. – Premières démarches. – Le duc de Bellune. – Le général Sébastiani. – Ses secrétaires et ses tabatières. – Au quatrième, la petite porte à gauche. – Le général, peintre de batailles.

Je descendis, à cinq heures du matin, rue du Bouloi, n° 9.
Cette fois, je ne fis pas la même faute que j'avais faite en sortant du Théâtre- Français. Je m'orientai, et, à certains repères, je crus reconnaître le voisinage de la rue des Vieux-Augustins. Je me renseignai près du conducteur, qui me confirma dans ma conviction, me donna mon petit paquet, que je disputai victorieusement à deux ou trois commissionnaires et j'arrivai vers les cinq heures et demie, à l'hôtel des Vieux-Augustins.
Là, j'étais chez moi.
Le garçon me reconnut pour le voyageur aux lièvres et aux perdreaux, et, en l'absence de l'hôte, encore couché, il me conduisit à la chambre que j'avais occupée à l'autre voyage.
Mon premier besoin était le sommeil. Grâce aux émotions du départ grâce aux rêves éveillés que j'avais faits dans la diligence, j'arrivais éreinté.
Je recommandai au garçon de me réveiller à neuf heures, si, à neuf heures, je n'avais pas donné signe d'existence. Je connaissais mon Adolphe maintenant, et je savais que je n'avais pas besoin de me presser pour le rencontrer chez lui.
Mais, lorsque, à neuf heures, l'hôte en personne entra dans ma chambre, il me trouva tout levé, le sommeil ne voulait pas de moi.
C'était un dimanche matin. Sous les Bourbons, Paris était fort triste le dimanche. Des ordonnances très sévères commandaient la fermeture des magasins, et c'était non seulement un crime de lèse-religion, mais encore un crime de lèse-majesté, que de contrevenir à ces ordonnances.
Je risquais donc presque autant d'être arrêté à Paris, à neuf heures du matin, que j'avais risqué de l'être passé minuit.
Je fus content de moi. Grâce à mon instinct de chasseur, je trouvai la rue du Mont-Blanc ; puis la rue Pigalle ; puis, enfin, dans la rue Pigalle, le numéro 14.
M. de Leuven se promenait, comme d'habitude, dans le jardin. C'était au commencement de mai ; il s'amusait à donner à manger un morceau de sucre à une rose.
Il se retourna.
- Ah ! c'est vous, me dit-il ; pourquoi a-t-on été si longtemps sans vous voir ?
- Mais parce que je suis retourné à Villers-Cotterêts.
- Et vous voilà revenu ?
- Vous le voyez. Je viens tenter une dernière fois la fortune... Cette fois, il faut absolument que je vous reste.
- Ah ! quant à cela, vous serez toujours libre de nous rester, mon cher. Nous sommes ici, sauf la communauté des femmes et la présence des poètes, une espèce de république de Platon : une bouche de plus ou de moins dans notre république, il n'y paraît point. Il y a bien encore là-haut quelque mansarde vacante ; ce sera une affaire entre vous et les rats ; mais je vous crois capable de vous défendre. Allez arranger cela avec Adolphe, allez.
M. de Leuven faisait à cette époque, dans le Courrier français, la politique étrangère. Elevé sur les genoux des rois et des reines du Nord, parlant toutes les langues septentrionales, sachant tout ce qu'il est permis à l'homme d'apprendre, cette politique des cours étrangères était presque sa langue maternelle. Aussi, levé à cinq heures tous les jours, il recevait les journaux à six, et, à sept ou huit heures, sa coopération au Courrier français était achevée.
En général, quand son père avait fini sa journée, Adolphe n'avait pas commencé la sienne.
Il était encore au lit, ce que je lui pardonnai quand il m'eut assuré qu'il avait travaillé, jusqu'à deux heures du matin, à un petit drame en deux actes, intitulé La Pauvre Fille. On se rappelle cette charmante élégie de Soumet :

          J'ai fui le pénible sommeil,
          Qu'aucun songe heureux n'accompagne ;
          J'ai devancé sur la montagne
          Les premiers rayons du soleil.
          S'éveillant avec la nature,
          Le jeune oiseau chantait sur l'aubépine en fleur ;
          Sa mère lui portait la douce nourriture;
          Mes yeux se sont mouillés de pleurs.
          Oh ! pourquoi n'ai-je plus de mère ?
          Pourquoi ne suis-je pas semblable au jeune oiseau
          Dont le nid se balance aux branches de l'ormeau,
          Moi, malheureux enfant trouvé sur une pierre,
          Devant l'église du hameau ?

C'était, alors, la grande mode des petits vers. M. Guiraud venait de se faire, avec les Petits Savoyards, une réputation presque égale à celle que M. d'Ennery s'est faite depuis avec la Grâce de Dieu. Toute la différence est que le Savoyard de M. Guiraud ne demandait qu'un sou, et que le Savoyard de M. d'Ennery en demandait cinq.
Les premières Odes d'Hugo paraissaient ; les Méditations de Lamartine étaient éditées ; mais c'était là une nourriture bien robuste et bien substantielle pour les estomacs de 1823, nourris avec les restes de Parny, de Bertin et de Millevoye.
Adolphe faisait sa Pauvre Fille avec Ferdinand Langlé, et, cinq ou six jours encore, ils seraient prêts pour la lecture.
- Quand donc en serai-je là, mon Dieu ? pensai-je à part moi.
En attendant, j'interrogeai Adolphe sur la composition du ministère.
Pourquoi sur la composition du ministère, et qu'avais-je à faire avec les ministres ?
Parbleu ! je voulais savoir ce qu'était le duc de Bellune.
Comme les ministères sont choses fort mortelles, et vite oubliées quand elles sont mortes, on me saura gré de tirer celui-là de sa tombe, et de faire connaître au lecteur ce qu'était le ministère de 1823, lors de mon arrivée à Paris :

Garde des Sceaux – le comte de Peyronnet.
Affaires étrangères – le vicomte de Montmorency.
Intérieur – le comte de Cubières.
Guerre – le maréchal duc de Bellune.
Marine – le marquis de Clermont-Tonnerre.
Finances – le comte de Villèle.
Ministre de la maison du roi – M. de Lauriston.

Le duc de Bellune était toujours ministre de la guerre. C'était tout ce qu'il me fallait.
J'ai dit quel intérêt j'avais à ce que le duc de Bellune fût ministre d'un ministère quelconque : j'avais une lettre du duc de Bellune dans laquelle il remerciait mon père d'un service rendu en Italie. Il se mettait à la disposition de mon père, pour le cas où jamais il pourrait lui être bon à quelque chose. Le cas était venu d'être bon au fils, au lieu d'être bon au père. Mais, comme, à cette époque, l'héritage n'était pas encore aboli, comme on ne parlait pas même de l'abolir, je ne doutais pas qu'ayant hérité en droite ligne de la haine de Napoléon, je n'eusse hérité en droite ligne aussi, de la reconnaissance du duc de Bellune.
Je demandai à de Leuven une plume et de l'encre ; je taillai la plume avec le soin que nécessitait la circonstance, et, de ma plus belle écriture, je minutai une pétition ayant pour but de demander une audience au ministre de la guerre.
Je détaillais tous mes droits à cette faveur ; je les appuyais du nom de mon père, que le maréchal ne pouvait avoir oublié ; j'en appelais à l'ancienne amitié qui les avait unis, tout en passant sous silence le service rendu, dont la lettre du maréchal, alors chef d'escadron ou colonel, faisait foi.
Puis, tranquille sur ma destinée, je revins à la littérature.
Adolphe me fit cette observation pleine de sens que, si sûr que je fusse de la protection du maréchal Victor, je ne ferais pas mal de jeter d'avance ma ligne ailleurs, dans le cas peu probable, mais, enfin, dans le cas possible d'une déception.
Je répondis à Adolphe qu'à défaut du maréchal Victor, il me restait le maréchal Jourdan et le maréchal Sébastiani.
Quant à ceux-là, il était impossible qu'ils ne fissent pas tout pour moi. J'avais trois ou quatre lettres de Jourdan à mon père qui indiquaient une amitié à la Pythias et Damon. Quant au maréchal Sébastiani, je n'avais qu'une lettre de lui ; mais cette lettre prouvait que, brouillé avec Bonaparte au moment de la campagne d'Egypte, c'était mon père, alors admirablement bien avec le général en chef, qui avait obtenu qu'il fit partie de l'expédition. Que diable ! de pareils services ne s'oublient pas !
J'étais, comme on le voit, bien simple, bien provincial et bien naïf, à cette époque-là. J'ai tort de dire à cette époque-là ; hélas ! je le suis encore autant aujourd'hui, peut-être davantage.
Cependant le doute d'Adolphe m'ébranla. Je me décidai à ne pas attendre la réponse du duc de Bellune pour voir mes autres protecteurs, et j'annonçai à Adolphe que j'allais faire l'acquisition d'un Almanach des 25 000 adresses, afin de savoir où ils demeuraient.
- Ne faites pas cette dépense, me dit Adolphe ; je crois qu'il y en a chez mon père ; je vous le prêterai.
La façon dont Adolphe prononça ces mots : « Ne faites pas cette dépense », m'irrita.
Il était clair comme le jour qu'il craignait qu'en achetant le susdit almanach, je ne fisse une dépense inutile.
J'en voulus presque à Adolphe d'avoir une si mauvaise idée des hommes.
Pour lui donner un démenti, dès le lendemain matin, je me présentai chez le maréchal Jourdan.
Je m'annonçai sous le nom d'Alexandre Dumas.
J'eus un succès d'étonnement. Le maréchal se figura sans doute que la nouvelle qu'on lui avait annoncée, quinze ans auparavant, n'était pas vraie, et que mon père était toujours vivant.
Mais, quand il m'eut aperçu, sa physionomie changea complètement ; il se rappelait bien qu'il avait existé autrefois un général Alexandre Dumas avec lequel il avait été en relation, mais il n'avait jamais entendu dire qu'il eût un fils.
Malgré tout ce que je pus faire pour constater mon identité, il me congédia, au bout de dix minutes, assez peu convaincu de mon existence.
Ce brave maréchal était plus fort que saint Thomas : il voyait et ne croyait pas.
C'était un triste début. Je me rappelai la manière dont Adolphe avait dit, en m'invitant à ne pas acheter un Almanach des 25 000 adresses : « Ne faites pas cette dépense. »
Est-ce que, par hasard, ce serait le scepticisme d'Adolphe qui aurait raison ?
Je me faisais ces réflexions décourageantes en me rendant du faubourg Saint-Germain au faubourg Saint-Honoré, c'est-à-dire de chez le maréchal Jourdan chez le maréchal Sébastiani.
Je me nommai, comme j'avais fait chez le maréchal Jourdan ; à mon nom, la porte s'ouvrit. Je crus un instant avoir hérité d'Ali Baba le fameux « Sésame, ouvre-toi ! ».
Le général était dans son cabinet de travail. Je souligne général, attendu que c'est par erreur que, jusqu'ici, j'ai appelé le fameux ministre des affaires étrangères de Louis-Philippe le maréchal – le comte Sébastiani n'était encore que général, lors de la visite que je lui fis.
Le général était donc dans son cabinet : aux quatre angles de ce cabinet, comme aux quatre angles d'un almanach sont les quatre points cardinaux, ou les quatre vents, étaient quatre secrétaires.
Ces quatre secrétaires écrivaient sous sa dictée.
C'était trois de moins que César, mais c'était deux de plus que Napoléon.
Chacun de ces secrétaires avait sur son bureau, outre sa plume, son papier et son canif, une tabatière d'or qu'il présentait tout ouverte au général, chaque fois qu'en se promenant celui-ci s'arrêtait devant lui. Le général y introduisait délicatement l'index et le pouce d'une main que son arrière- cousin Napoléon eût enviée pour la blancheur et la coquetterie, savourait voluptueusement la poudre d'Espagne, et, comme le Malade imaginaire, se remettait à arpenter la chambre, tantôt en long, tantôt en large.
Ma visite fut courte. Quelque considération que j'eusse pour le général, je me sentais peu disposé à devenir porte-tabatière.
Je rentrai à mon hôtel de la rue des Vieux-Augustins, un peu désappointé. Les deux premiers hommes auxquels je m'étais adressé avaient soufflé sur mes rêves d'or et les avaient ternis.
En outre, quoique vingt-quatre heures fussent écoulées, quoique j'eusse donné on ne peut plus exactement mon adresse, je n'avais pas encore reçu de réponse du duc de Bellune.
Je repris mon Almanach des 25 000 adresses, commençant à me féliciter de ne pas avoir consacré cinq francs à son acquisition. Comme on le voit, j'allais vite en désillusion ; ma confiance joyeuse avait disparu ; j'éprouvais ce serrement de coeur qui va toujours croissant, au fur et à mesure que le rêve d'or fait place à la réalité. Je feuilletais donc purement et simplement le livre au hasard, regardant machinalement, lisant sans comprendre, quand, tout à coup, je vis un nom que j'avais entendu prononcer par ma mère, et, chaque fois, avec un si grand éloge, que toute ma confiance me revint.
Ce nom, c'était celui du général Verdier, qui avait servi sous mon père, en Egypte.
- Allons, allons, dis-je, le nombre trois plaît aux dieux ; peut-être que mon troisième protecteur, protecteur inconnu, providentiel, fera plus pour moi que les deux autres ; ce qui, au reste, ne sera pas bien difficile, puisque les autres n'ont rien fait du tout.
Le général Verdier demeurait rue du Faubourg-Montmartre, n° 6.
Dix minutes après, je tenais ce court dialogue avec le concierge de la maison :
- Le général Verdier, s'il vous plaît ?
- Au quatrième, la petite porte à gauche.
Je fis répéter le concierge. je croyais avoir mal entendu.
Le maréchal Jourdan et le général Sébastiani habitaient de magnifiques hôtels, faubourg Saint-Germain et faubourg Saint-Honoré ; on entrait dans ces hôtels par des portes comme celles de Gaza ! Pourquoi donc le général Verdier demeurait-il rue du Faubourg-Montmartre, au quatrième, et pourquoi entrait-on chez lui par une petite porte ?
Le concierge répéta, j'avais parfaitement entendu.
- Pardieu ! dis-je en grimpant l'escalier, voilà qui ne ressemble ni aux laquais du maréchal Jourdan, ni aux suisses du général Sébastiani ! Le général Verdier, au quatrième, la petite porte à gauche, voilà un homme qui doit se souvenir de mon père !
J'arrivai au quatrième ; je trouvai une petite porte ; à cette porte, pendait un modeste cordonnet vert.
Je sonnai avec un battement de coeur dont je n'étais pas le maître. Cette troisième épreuve allait décider de mon opinion sur les hommes.
Des pas s'approchèrent, la porte s'ouvrit.
Celui qui ouvrait la porte était un homme d'une soixantaine d'années, coiffé d'une casquette bordée d'astrakan, vêtu d'une veste verte à brandebourgs et d'un pantalon à pied de molleton blanc.
Il tenait à la main une palette chargée de couleurs, et, sous le pouce, qui passait à travers cette palette, maintenait un pinceau.
Je regardai les autres portes.
- Pardon, monsieur, lui dis-je ; mais je crois m'être trompé...
- Que désirez-vous, monsieur ? demanda l'homme à la palette.
- Présenter mes hommages au général Verdier.
- En ce cas, entrez ; c'est ici.
J'entrai, et, après avoir traversé un petit carré servant d'antichambre, je me trouvai dans un atelier.
- Vous permettez, monsieur ? dit le peintre en se remettant à un tableau de bataille dans la confection duquel je l'avais interrompu.
- Sans doute ; seulement, auriez-vous la bonté, monsieur, de m'indiquer où je trouverai le général ?
Le peintre se retourna.
- Le général ! quel général ?
- Le général Verdier.
- Pardieu ! c'est moi.
- Vous ?
J'arrêtai mon regard sur lui avec un air de surprise si marqué qu'il se mit à rire.
- Cela vous étonne de me voir manier si mal le pinceau, dit-il, après avoir entendu dire peut-être que je maniais assez bien le sabre ? Que voulez- vous ! j'ai la main tracassière, et il faut toujours que je l'occupe à quelque chose... Maintenant, voyons, comme, évidemment, d'après la question que vous venez de me faire, vous n'avez rien à dire au peintre, que voulez-vous au général ?
- Je suis le fils de votre ancien compagnon d'armes en Egypte, le général Dumas.
Il se retourna vivement de mon côté, me regarda fixement ; puis, après un moment de silence :
- C'est sacredieu, vrai ! dit-il, et vous êtes tout son portrait.
En même temps, deux larmes lui vinrent aux yeux, et, jetant son pinceau, il me tendit une main que j'eus plus envie de baiser que de serrer.
- Ah ! vous vous le rappelez donc, vous ?
- Si je me le rappelle ! je le crois bien : le plus brave et le plus bel homme de l'armée ! C'est lui qui était moulé, mon cher ; quel modèle pour un peintre !
- Oui, c'est vrai, je me le rappelle parfaitement.
- Et qui vous amène à Paris, mon pauvre garçon ? Car, si j'ai bonne mémoire, vous demeuriez avec madame votre mère, dans je ne sais quel village.
- C'est vrai, général ; mais ma mère vieillit, et nous sommes pauvres.
- Deux chansons dont je sais l'air, dit-il.
- Alors, continuai-je, je suis venu à Paris, dans l'espoir d'obtenir une petite place pour la nourrir à mon tour, comme elle m'a nourri jusqu'à présent...
- C'est bien fait ! Mais, mon pauvre enfant, une place, si petite qu'elle soit, n'est pas chose facile à obtenir par le temps qui court, surtout pour le fils d'un général républicain. Ah ! si tu étais le fils d'un émigré ou d'un chouan ; si seulement ton pauvre père avait servi dans l'armée russe ou autrichienne, je ne dis pas. Tu aurais des chances.
- Diable ! général, vous m'effrayez ! Et moi qui avais compté sur votre protection.
- Hein ? fit-il.
Je répétai ma phrase mot pour mot, quoique avec un peu moins d'assurance.
- Ma protection !
Il sourit tristement et secoua la tête.
- Mon pauvre garçon, dit-il, si tu veux prendre des leçons de peinture, ma protection ira jusqu'à t'en donner, et encore, tu ne seras jamais un grand artiste, si tu ne surpasses pas ton maître. Ma protection ! car il n'y a peut être que toi au monde qui puisses aujourd'hui me la demander. Flatteur, va !
- Pardon, général, je ne comprends pas bien.
- Mais est-ce que ces gredins-là ne m'ont pas mis à la retraite, à propos de je ne sais quelle conspiration avec Dermoncourt ! De sorte que, vois-tu, je fais des tableaux ; et, si tu veux en faire, voici une palette, des pinceaux et une toile de trente-six.
- Merci, général, je n'ai jamais été plus loin que les yeux ; vous voyez que l'apprentissage serait trop long, et ma mère ni moi ne pouvons attendre.
- Dame ! que veux-tu, mon pauvre ami ! tu connais le proverbe : « La plus belle fille du monde... » Ah ! pardon, pardon ; et puis je me trompe, j'ai encore la moitié de ma bourse, je n'y pensais pas ; il est vrai qu'elle n'en vaut guère la peine.
Il ouvrit le tiroir d'un petit bureau dans lequel il y avait, je me le rappelle, deux pièces d'or et une quarantaine de francs en argent.
- Tiens, dit-il, c'est le reste de mon trimestre.
- Je vous remercie, général ; je suis à peu près aussi riche que vous. C'était moi qui avais à mon tour les larmes aux yeux.
- Je vous remercie ; mais vous me guiderez au moins sur les démarches qui me restent à faire.
- Tu as donc déjà fait des démarches ?
- Oui, je me suis mis en course ce matin.
- Ah ! ah ! Et tu as vu ?
- J'ai vu le général Jourdan et le général Sébastiani.
- Peuh !... Eh bien ?
- Eh bien, général, peuh !...
- Et puis après ?
- Et puis après, j'ai écrit hier au ministre de la guerre.
- A Bellune ?
- Oui.
- Et t'a-t-il répondu ?
- Pas encore ; mais il me répondra, je l'espère.
Le général, tout en glaçant une figure de Cosaque, fit une grimace qui pouvait se traduire par ces mots : « Si tu ne comptes que là-dessus... »
- J'ai encore, ajoutai-je en répondant à sa pensée, j'ai encore une recommandation pour le général Foy, député de mon département.
- Eh bien, mon cher enfant, comme je crois que, si tu as du temps à perdre, tu n'as point d'argent à dépenser, je te conseille de ne pas attendre la réponse du ministre. C'est demain mardi : il y a Chambre ; mais présente-toi de bon matin chez le général Foy ; tu le trouveras au travail, car c'est un piocheur comme moi, celui-là ; seulement, il fait de meilleure besogne. Sois tranquille, il te recevra bien.
- Vous croyez ?
- J'en suis sûr.
- Je l'espérais, car j'ai une lettre.
- Oui, il te recevra bien, pour ta lettre je n'en doute pas ; mais surtout il te recevra bien pour ton père, quoiqu'il ne l'ait pas connu personnellement. Maintenant, veux-tu dîner avec moi ? Nous causerons Egypte. Il y faisait chaud !
- Volontiers, général. A quelle heure dînez-vous ?
- A six heures... Maintenant, va faire un tour sur les boulevards, tandis que j'achèverai mon Cosaque, et reviens à six heures.
Je pris congé du général Verdier, et je descendis ses quatre étages, je dois le dire, avec un coeur plus léger que je ne les avais montés.

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