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Chapitre LXVII


Je reviens chez ma mère. – Le mou de veau. – Pyrame et Cartouche. – Intelligence du renard, plus développée que celle du chien. – Mort de Cartouche. – Différents traits de gloutonnerie de Pyrame.

Le lendemain, je fis mon petit paquet, et je partis.
Je n'étais pas sans inquiétude, je ne dirai pas sur la manière dont ma mère allait me recevoir – pauvre mère ! son premier mouvement en me revoyant était toujours la joie –, mais sur la douleur qu'allait lui causer mon renvoi de chez M. Lefèvre.
Aussi, au fur et à mesure que je me rapprochais de Villers-Cotterêts, mon pas se ralentissait-il. D'habitude, je mettais deux heures à faire les trois lieues et demie qui séparent Villers-Cotterêts de Crépy, attendu que je faisais la dernière lieue en courant ; cette fois, ce fut tout le contraire : la dernière lieue fut la plus longue à franchir.
Je revenais en chassant, comme c'était mon habitude encore. Aussi à peine mon chien, à trois cents pas de distance, eut-il flairé la maison, qu'il s'arrêta un instant, leva le nez, et partit comme un trait. Cinq secondes après qu'il eut disparu dans l'allée, je vis paraître ma mère sur le seuil de la porte.
Le courrier qui me précédait lui avait annoncé mon arrivée.
C'était son sourire habituel ; toute la tendresse de son coeur s'était épanouie à mon approche, et fleurissait sur son visage.
Je me jetai dans ses bras.
O amour de mère ! amour éternellement bon, éternellement dévoué, éternellement fidèle, véritable diamant perdu au milieu de toutes ces pierres fausses dont la jeunesse fait la parure de son bonheur, limpide et pure escarboucle qui brille dans la joie comme dans la douleur, la nuit comme le jour !
Les premiers moments ne furent donc qu'à la joie de nous revoir ; puis, enfin, ma mère me demanda comment il se faisait qu'au lieu de revenir le samedi pour passer le dimanche avec elle et partir le lundi je revinsse le jeudi.
Je n'osai lui raconter la mésaventure qui m'était arrivée.
Je lui dis que, les affaires n'étant pas très nombreuses à l'étude, j'avais obtenu un congé de quelques jours, que je venais passer auprès d’elle.
- Mais, me fit observer ma mère, je te vois avec ta veste et ton pantalon de chasse.
- Oui ; eh bien ?
- Comment se fait-il que tu n'aies rien dans ta carnassière ?
Ce n'était pas mon habitude, en effet, de rentrer la carnassière vide.
- J'étais si pressé de te voir, bonne mère, qu'au lieu de chasser, j'ai suivi la grande route, c'est-à-dire le plus court chemin.
Je mentais.
Si j'eusse avoué la vérité, j'eusse dit : « Hélas ! bonne mère, j'étais tellement préoccupé de savoir quel effet produirait sur toi la nouvelle qu'il me reste à t'annoncer, que, dans ma préoccupation, j'ai oublié la chasse, cette passion pour laquelle autrefois j'oubliais tout ! »
Mais, en lui disant cela, il fallait dire la nouvelle, et c'était ce que je voulais retarder autant que possible.
Un incident vint me tirer d'embarras, en faisant diversion aux idées qui préoccupaient ma mère en ce moment.
J'entendis hurler mon chien.
Je courus à la porte.
La maison voisine de la nôtre était celle d'un boucher nommé Mauprivez.
A la devanture de l'étal de ce boucher régnait une longue traverse de bois émaillée, de distance en distance, de crocs de fer auxquels on suspendait divers échantillons de viande.
En sautant après un mou de veau, Pyrame s'était pris comme fait une carpe à un hameçon, et était resté suspendu.
Voilà pourquoi Pyrame hurlait, et, on le voit, ce n'était pas sans cause.
Je le saisis à bras-le-corps, je le dépendis, et il se sauva dans l'écurie, la gueule tout ensanglantée.
Si jamais j'écris l'histoire des chiens qui m'ont appartenu Pyrame tiendra une digne place en face de Milord.
Qu'on me permette donc de laisser en suspens l'intérêt qui se rattache naturellement à mon retour, pour m'occuper un peu de Pyrame, lequel, malgré son nom prédestiné aux mésaventures amoureuses, n'a jamais eu, à ma connaissance, que des mésaventures gastronomiques.
Pyrame était un grand chien marron, de haute race française, qu'on m'avait donné tout petit avec un renardeau du même âge que lui, et que le garde qui me l'avait donné – c'était le pauvre Choron de la Maison-Neuve – avait fait nourrir par la même mère.
Souvent, je m'étais amusé à voir se développer les différents instincts de ces deux animaux, placés dans la cour en face l'un de l'autre, dans deux niches parallèles.
Pendant les trois ou quatre premiers mois, une familiarité presque fraternelle avait régné entre Cartouche et Pyrame ; je n'ai pas besoin de dire que Cartouche, c'était le renard, et que Pyrame, c'était le chien.
Je n'ai pas besoin de dire non plus que le nom de Cartouche avait été donné au renard par allusion à ses instincts de vol et de déprédation.
Ce fut Cartouche qui, quoique le plus faible en apparence, commença de déclarer la guerre à Pyrame ; cette déclaration de guerre eut lieu à propos de quelques os qui se trouvaient dans la délimitation du territoire de Cartouche, et dont Pyrame tenta subrepticement de s'emparer.
La première fois que Pyrame tenta cette piraterie, Cartouche grogna ; la seconde fois, il montra les dents ; la troisième fois, il mordit.
Cartouche était d'autant plus excusable qu'il restait éternellement à la chaîne, tandis que Pyrame avait ses heures de liberté. Cartouche, restreint à une promenade très circonscrite, ne pouvait donc, au-delà de la longueur de sa chaîne, rendre à Pyrame les mauvais procédés dont Pyrame, abusant de sa liberté, se rendait coupable à son égard.
A propos de cette captivité, je fus à même d'apprécier la supériorité de l'intelligence du renard sur celle du chien. Tous deux étaient gourmands à la troisième puissance, avec cette différence que Pyrame était plus glouton, et Cartouche plus friand.
Quand chacun d'eux tendait sa chaîne dans toute sa longueur, il pouvait atteindre à la distance de quatre pieds, à peu près, de l'ouverture de leur niche. Mettez dix pouces pour la longueur de la tête de Pyrame, quatre pouces pour le museau pointu de Cartouche, et vous aurez ce résultat, qu'en tendant sa chaîne, Pyrame pouvait atteindre un os à quatre pieds six pouces de sa niche, et Cartouche exécuter la même opération à quatre pieds quatre pouces de la sienne.
Eh bien, si je mettais cet os à six pieds, c'est-à-dire hors de la portée de l'un et de l'autre, Pyrame se contentait de tendre sa chaîne de toute la force de ses robustes épaules ; mais, ne pouvant la rompre, il demeurait les yeux sanglants et fixes, la gueule ouverte et baveuse, essayant de temps en temps, par des cris plaintifs, de conjurer la distance, ou, par des secousses désespérées, de briser sa chaîne.
Si on ne lui eût pas ôté l'os, ou si on ne le lui eût pas donné il fût devenu hydrophobe ; mais il n'eût jamais, par un moyen ingénieux, amené à lui cette proie qu'il ne pouvait atteindre.
Quant à Cartouche, c'était autre chose. Les premiers essais étaient les mêmes, et par conséquent aussi infructueux que ceux de Pyrame. Mais ensuite il réfléchissait, passait une de ses pattes sur son museau ; puis, tout à coup, comme illuminé par une idée subite, il se retournait, ajoutant la longueur de son corps à la longueur de sa chaîne, attirait l'os dans le cercle de sa royauté, à l'aide d'une de ses pattes de derrière, se retournait, prenait l'os, et rentrait dans sa cabane, d'où il ne le rejetait que net et poli comme de l'ivoire.
Pyrame vit dix fois Cartouche opérer cette manoeuvre ; Pyrame poussait des rugissements de jalousie en écoutant les dents de son camarade crier sur l'os que celui-ci était en train de ronger ; mais jamais, je le répète, Pyrame n'eut l'intelligence d'en faire autant que lui, et de se servir de sa patte de derrière, comme d'un croc, pour attirer la pâture placée hors de sa portée.
Dans mille autres cas, l'intelligence de Cartouche était supérieure, comme dans celui-ci à l'intelligence de Pyrame, quoique son éducabilité demeurât toujours inférieure. Mais on sait une chose, c'est que, chez les animaux, comme chez les hommes, l'éducabilité, non seulement n'est pas toujours, mais même n'est presque jamais en harmonie avec l'intelligence. On me demandera d'où venait cette injustice de tenir continuellement Cartouche à l'attache, tandis que Pyrame avait ses heures de liberté ? C'est que Pyrame n'était gourmand que par besoin, tandis que Cartouche était destructeur par instinct. Un jour, il rompit sa chaîne, passa de notre cour dans la basse-cour du voisin Mauprivez. En moins de dix minutes, il avait étranglé dix-sept poules et deux coqs.
Dix-neuf fois homicide ! il fut impossible de faire valoir en sa faveur des circonstances atténuantes : il fut condamné à mort, et exécuté.
Pyrame resta donc seul maître de la place, ce qui, à la honte de son coeur, parut lui faire un sensible plaisir.
Son appétit même sembla augmenter dans la solitude.
Cet appétit, à la maison, était un défaut. Mais, en chasse, c'était un vice. Presque toujours, la première pièce que je lui tuais devant le nez, si c'était une pièce de menu gibier, perdrix, perdreau ou caille, était une pièce perdue. Sa large gueule s'ouvrait, et, grâce à un mouvement rapide d'aspiration, la pièce de gibier disparaissait dans le gosier de Pyrame. Bien rarement arrivais-je assez à temps pour apercevoir, en lui rouvrant la gueule, les dernières plumes de la queue de l'animal disparaissant au fond de son gosier.
Alors, un coup de cravache vigoureusement appliqué sur les reins du coupable le corrigeait pour le reste de la chasse, et il était rare qu'il retombât dans la même faute. Mais, entre une chasse et l'autre, il avait presque toujours eu le temps d'oublier la correction précédente, et c'était une nouvelle dépense de lanières à faire.
Deux autres fois, cependant, les gloutonneries de Pyrame avaient mal tourné pour lui.
Un jour, nous chassions, de Leuven et moi, dans les marais de Pondron. C'était sur un emplacement où l'on avait fait une double récolte dans l'année. La première récolte avait été celle d'un petit taillis d'aunes. Le propriétaire du terrain, après avoir coupé son taillis, l'avait ébranché, scié et mis en corde.
Puis il s'était occupé de la seconde récolte, qui était celle du foin.
Cette récolte, on était en train de la faire.
Seulement, comme c'était l'heure du déjeuner, les faucheurs avaient déposé leurs faux, les uns ci, les autres là, et déjeunaient auprès d'une petite rivière dans laquelle ils trempaient leur pain dur.
L'un d'eux avait déposé la sienne contre un de ces tas de bois carrés, hauts de deux pieds et demi à peu près, disposés par stère ou demi-stère.
Une bécassine me part ; je la tire et la tue, et elle tombe derrière le tas de bois contre lequel est déposée la faux.
C'était la première pièce que je tuais de la journée, par conséquent celle que Pyrame avait l'habitude de gaspiller.
Aussi, avec une intelligence parfaite, à peine voit-il la bécassine, arrêtée dans son vol, tomber verticalement derrière le tas de bois, qu'il s'élance par- dessus ce tas de bois, pour tomber aussitôt qu'elle, et ne pas perdre de temps.
Comme je savais d'avance que c'était une pièce de gibier perdue, je ne me pressais pas trop d'aller entrevoir, dans les profondeurs du gosier de Pyrame, les plumes de la queue de ma bécassine, lorsque, à mon grand étonnement, je ne vois pas plus reparaître Pyrame que s'il fût tombé dans un gouffre invisible, creusé derrière le tas de bois.
Mon fusil rechargé, je me décidai à approfondir ce mystère.
Pyrame était retombé de l'autre côté du tas de bois, le cou sur la pointe de la faux ; cette pointe, entrée à la droite du pharynx, par la partie antérieure du cou, sortait de quatre pouces par la partie supérieure.
Le malheureux Pyrame n'osait bouger, et perdait tout son sang ; la bécassine, intacte, était à six pouces de son nez.
Nous le soulevâmes, Adolphe et moi, de manière à produire le moins de déchirement possible ; nous le portâmes à la rivière, nous le lavâmes à grande eau ; puis je lui fis une compresse avec mon mouchoir, plié en seize, compresse que nous assujettîmes, autour de son cou, avec le foulard d'Adolphe. Ensuite, voyant passer un paysan d'Haramont, conduisant un âne porteur de deux paniers, nous mîmes Pyrame dans un de ces paniers, et nous le fîmes transporter à Haramont, où, le lendemain, je le fis prendre dans une petite voiture.
Pyrame fut huit jours entre la vie et la mort. Pendant un mois, il porta sa tête de côté, comme le prince Tuffiakine. Enfin, six semaines après, il avait repris l'élasticité de ses mouvements, et paraissait avoir complètement oublié cette terrible catastrophe.
Seulement, toutes les fois qu'il apercevait une faux, il faisait un immense détour pour ne pas se trouver en contact avec le dangereux instrument.
Un autre jour, il revint à la maison, le corps troué comme une écumoire. En se promenant seul dans la forêt, il avait pris sa belle, et il avait sauté à la gorge d'un chevreuil ; le chevreuil avait crié ; un garde, qui était à deux cents pas peut-être, était accouru ; mais, avant que le garde eût franchi cette distance de deux cents pas, le chevreuil était à moitié dévoré.
Cependant, en voyant approcher le garde, en entendant ses jurements, Pyrame comprit qu'il allait se passer quelque chose de grave entre lui et cet homme vêtu de bleu. Il prit ses deux jambes de devant à son cou, les deux autres à son derrière, et partit à grande vitesse. Mais, comme dit Vendredi, de robinsonesque mémoire : « Petit plomb à moi courir plus vite que toi ! » Le petit plomb du garde courut plus vite que Pyrame, et Pyrame revint à la maison criblé de huit. On sait l'événement qui lui était arrivé dix minutes après mon retour.
A huit jours de là, il rentra tenant à la gueule un mou de veau.
Un couteau lui tremblait dans le corps.
Derrière lui, un des fils Mauprivez parut.
- Ah çà ! dit-il, ce n'est donc pas assez que votre gueux de Pyrame emporte notre boutique pièce à pièce, il faut qu'il emporte aussi mon couteau ?
Voyant que Pyrame emportait un mou de veau, le fils Mauprivez lui avait lancé le couteau que les bouchers passent d'ordinaire à leur ceinture ; mais, comme le couteau était entré de trois ou quatre pouces dans la cuisse de Pyrame, Pyrame avait emporté la viande et le couteau.
Mauprivez rattrapa son instrument ; mais, quant au mou de veau, il était déjà dévoré.
Juste au moment où, par tous ces méfaits successifs, Pyrame avait encouru, non seulement notre réprobation particulière, mais encore la réprobation générale, une occasion avantageuse s'offrit de m'en défaire.
Comme cette occasion revêtit pour moi toutes les formes du miracle, qu'on me permette de ne pas anticiper sur les événements, et de raconter le miracle à son jour et à son heure. Occupons-nous, pour le moment, de ce retour inattendu de l'enfant prodigue à la maison maternelle, retour dont Pyrame et Cartouche nous ont épisodiquement écartés.

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