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Chapitre LXV


Je quitte Villers-Cotterêts pour être deuxième ou troisième clerc à Crépy. – Maître Lefèvre. – Son caractère. – Mes voyages à Villers-Cotterêts. – Le Pèlerinage à Ermenonville. – Athénaïs. – Nouveaux envois à Adolphe. – Désir immodéré de faire un voyage à Paris. – Comment ce désir s'accomplit. – Voyage. – Hôtel des Vieux-Augustins. – Adolphe. – Sylla. – Talma.

Pendant mon absence on était venu m'offrir une place de deuxième ou troisième clerc, je ne sais plus bien, chez M. Lefèvre, notaire à Crépy.
Cette place était bien avantageuse : on était nourri et logé.
Ainsi, ma nourriture était devenue une telle charge pour ma pauvre mère, qu'elle consentait, pour la seconde fois, à se séparer de moi afin d'économiser cette nourriture. On me fit mon petit paquet – pas beaucoup plus gros que celui d'un Savoyard qui quitte les montagnes – et je partis.
Il y avait trois lieues et demie de Villers-Cotterêts à Crépy. Je fis le chemin à pied, et j'arrivai un beau soir chez M. Lefèvre.
M. Lefèvre était, à cette époque, un assez bel homme, de trente-quatre à trente-cinq ans, très brun de cheveux, très pâle de visage, très usé de corps. On reconnaissait en lui l'homme qui a longtemps vécu à Paris, et qui a pris beaucoup de ses plaisirs permis, mais encore plus de ses plaisirs défendus.
Quoique confiné dans une petite ville de province, M. Lefèvre était ce que l'on pourrait appeler un notaire de la haute école ; grandes façons avec les clients, grandes manières avec nous, gestes élégants et dominateurs avec tout le monde. M. Lefèvre semblait dire à tous ceux que leurs affaires amenaient chez lui : « Appréciez l'honneur que je vous fais, à vous et à votre ville, en descendant à être notaire dans un chef-lieu de canton, quand j'aurais pu être notaire à Paris. »
Il y avait surtout chez M. Lefèvre une chose qui me ravissait d'admiration : c'est qu'il faisait huit ou dix voyages par an dans la capitale, comme on disait à Crépy, et que jamais il ne s'abaissait à prendre la diligence ; quand l'envie de la locomotion lui prenait, il appelait le jardinier.
- Pierre, disait-il, je pars demain, ou ce soir, pour Paris. qu'à telle heure les chevaux de poste soient au cabriolet !
Pierre partait ; à l'heure dite, les chevaux arrivaient, éveillant tout le quartier avec leurs grelots ; le postillon, qui n'avait pas encore abdiqué la queue poudrée et la veste bleue à revers rouges et à boutons d'argent, se mettait lourdement en selle avec ses grosses bottes ; M. Lefèvre, enveloppé d'un grand manteau, s'étendait nonchalamment dans la voiture, prenait une prise de tabac dans une boîte d'or, laissait tomber de ses lèvres ce mot : « Allez ! » et, sur ce mot, le fouet claquait, les grelots tintaient, et, pour trois ou quatre jours, la voiture disparaissait l'angle de la rue.
Jamais M. Lefèvre ne disait ni le jour ni l'heure de son retour ; il revenait à l'improviste, et aimait à surprendre son monde.
C'était, du reste, un assez brave homme que M. Lefèvre ; froid, exigeant, mais juste ; refusant rarement les congés qu'on lui demandait, mais ne pardonnant pas, comme on le verra, les congés qu'on prenait sans les lui demander.
La mère de mon beau-frère habitait Crépy ; c'était pour moi une entrée tout ouverte dans le monde de cette petite ville. Hélas ! hélas ! quelle différence avec ce triple monde de Villers-Cotterêts dont j'ai parlé, et surtout avec notre charmant petit monde à nous !
Toute cette bonne famille Millet, chez laquelle nous étions venus chercher un asile pendant la première invasion, avait disparu ; la mère, les deux frères, les deux soeurs, tout cela avait quitté Crépy, et habitait Paris.
J'y ai revu la mère et la soeur aînée ; elles étaient dans la misère.
Je m'ennuyais fort au sein de l'ancienne capitale du Valois ! si fort, qu'il m'arrivait bien souvent, le samedi soir, de prendre mon fusil, et de m'en aller, en chassant, coucher à Villers-Cotterêts, chez ma mère ; puis, le lundi matin, à six heures, je reprenais mon fusil, et, toujours chassant, je rentrais chez maître Lefèvre pour l'ouverture de l'étude.
Cela dura trois mois ainsi. J'avais une jolie chambre prenant jour sur un jardin plein de fleurs ; le soleil du soir donnant dans cette chambre ; du papier, de l'encre et des plumes à foison sur ma table ; bonne nourriture, assez bon visage, et cependant je sentais qu'il me serait impossible de vivre ainsi.
Dans une de mes excursions dominicales, je tournai vers Ermenonville. – Ermenonville est situé à six lieues de Crépy, à peu près ; mais qu'étaient-ce que six lieues pour des jambes comme les miennes !
Je visitai la terre historique de M. de Girardin, le Désert, l'île des Peupliers, le tombeau de l'inconnu. Le côté poétique du pèlerinage ranima un peu ma pauvre muse engourdie, papillon blême et mal vivant, sortant de sa chrysalide en janvier, au lieu d'en sortir en mai.
Je me mis au travail. J'écrivis moitié prose, moitié vers, et sous l'inspiration d'une charmante jeune fille de la société, nommée Athénaïs – laquelle n'en sut jamais rien – un mauvais pastiche des Lettres à Emilie, par Demoustier, et des Voyages du chevalier Bertin.
L'oeuvre finie, je l'envoyai à Adolphe. Puisque je ne pouvais pas arriver par le théâtre, peut-être arriverais-je par la librairie.
Cela était baptisé du titre essentiellement nouveau de Pèlerinage à Ermenonville.
Adolphe, tout naturellement, n'en put tirer aucun parti ; il le perdit, ne le retrouva jamais, et fit bien.
Il me serait impossible de m'en rappeler un mot.
Au reste, Adolphe ne réussissait pas mieux que moi. Toutes ses espérances, à lui aussi, tombaient les unes après les autres, et il m'écrivait que nous n'arriverions jamais qu'ensemble.
Mais, pour arriver, il fallait partir ; et comment partir de Crépy pour Paris, avec l'état de mes finances, qui ne s'élevait jamais – dans mes beaux jours de recettes maternelles – au-delà de huit ou dix francs ?
Il y avait donc impossibilité matérielle.
Mais les mystères de la Providence sont infinis.
Un samedi du mois de novembre, M. Lefèvre nous annonça, à sa manière habituelle – en ordonnant à Pierre de faire venir les chevaux pour le lendemain sept heures du matin –, un de ses voyages mensuels à Paris.
Presque en même temps qu'il donnait cet ordre, à la fin du dîner, comme d'habitude encore, la cuisinière entra et annonça qu'un de mes amis me demandait.
Je sortis. C'était Paillet, mon ancien maître clerc ; comme moi, il avait quitté maître Mennesson.
Il habitait momentanément sa ferme de Vez, où il avait un logement au haut d'une tour près de laquelle la tour de madame Marlborough, si célèbre qu'elle soit, est bien peu de chose.
C'est, en effet, une tour merveilleuse, que cette tour de Vez, reste inébranlable de quelque château fort du XIIe siècle ; vieux nid de vautour, habité aujourd'hui par les corbeaux.
Paillet était venu à cheval, pour savoir le prix des grains, je crois. Il était bien, de temps en temps, premier clerc en province ou second clerc à Paris ; mais son état réel, son véritable état, était d'être propriétaire.
Nous allâmes faire un tour du côté des remparts.
J'étais en train de lui conter toutes mes douleurs, auxquelles ce cher ami, qui m'aimait de tout son coeur, compatissait de son mieux, quand tout à coup je me frappai le front.
- Ah ! mon cher, m'écriai-je, une idée !...
- Laquelle ?
- Allons passer trois jours à Paris.
- Et ton étude ?
- M. Lefèvre part lui-même demain pour Paris ; il reste habituellement deux ou trois jours dehors ; dans deux ou trois jours, nous serons revenus.
Paillet fouilla dans ses poches, et en tira vingt-huit francs.
- Voilà, dit-il, tout ce que je possède ; et toi ?
- Moi, j'ai sept francs.
- Vingt-huit et sept, trente-cinq ! Comment diable veux-tu que nous allions à Paris avec cela ? Nous avons déjà pour trente francs de voiture, rien qu'à aller et revenir.
- Attends donc, j'ai un moyen...
- Lequel ?
- Tu as ton cheval ?
- Oui.
- Nous mettons nos habits dans un portemanteau, nous prenons nos vestes de chasse et nos fusils et nous nous en allons en chassant. En route, nous mangeons le gibier, et nous ne dépensons rien.
- Comment cela ?
- C'est bien simple : d'ici à Dammartin, n'est-ce pas, nous tuons un lièvre, deux perdrix et une caille ?
- J'espère que nous tuerons mieux que cela.
- Moi aussi, je l'espère bien, mais je cote au plus bas. Nous arrivons à Dammartin, nous faisons rôtir le derrière de notre lièvre, nous mettons le devant en civet, nous buvons, nous mangeons.
- Et après ?
- Après ?... Nous payons notre vin, notre pain et notre assaisonnement avec les deux perdrix, et nous donnons la caille pour boire au garçon... Il ne faut donc s'inquiéter que de ton cheval. Eh bien, avec trois francs par jour, on en verra le jeu.
- Mais pour qui diable nous prendra-t-on ?
- Pardieu ! pour des écoliers en vacances.
- Mais nous n'avons qu'un fusil !
- C'est ce qu'il nous faut. Un seul de nous deux chasse, l'autre le suit à cheval ; de cette façon, il y a seize lieues d'ici à Paris, cela ne nous en fait que huit à chacun.
- Et les gardes champêtres ?
- Ah ! le bel empêchement ! Celui de nous deux qui est à cheval les aperçoit de loin ; il en prévient celui qui chasse. Le cavalier descend de son cheval, le chasseur y monte, pique des deux, et, avec un temps de galop, sort du terroir. Quant au cavalier, le garde champêtre vient à lui, et le trouve cheminant, les mains dans ses poches. « Que faites-vous là, monsieur ? - Moi ?... Vous le voyez bien. - N'importe, dites... - Je me promène. - Tout à l'heure, vous étiez à cheval. - Oui. - Et maintenant vous êtes à pied. - Oui... Est-ce défendu, après qu'on s'est promené à cheval, de se promener à pied ? - Non, mais vous n'étiez pas seul. - C'est possible. - Votre compagnon chassait. - Croyez-vous ? - Parbleu ! le voilà là-bas à cheval avec son fusil. - Mon cher monsieur, s'il est là-bas à cheval avec son fusil, courez après lui, et tâchez de l'arrêter. - Mais je ne peux pas courir après lui et l'arrêter, puisqu'il est à cheval, et que je suis à pied. - En ce cas, vous ferez mieux, mon ami, d'aller jusqu'au premier village et de boire une bouteille de vin à notre santé. » Sur ce, toi ou moi, nous allongeons au brave homme une pièce de vingt sous, que nous passons dans les profits et pertes ; le garde champêtre nous tire sa révérence, s'en va boire à notre santé, et nous continuons notre chemin.
- Tiens ! tiens ! tiens ! dit Paillet, ce n'est pas mal imaginé cela... On m'a dit que tu faisais des pièces ?
Je poussai un soupir.
- C'est justement pour aller demander à de Leuven des nouvelles des pièces que j'ai faites, que je veux aller à Paris... Eh bien, une fois à Paris...
- Oh ! interrompit Paillet, une fois à Paris, j'ai un petit hôtel, rue des Vieux-Augustins, où je descends d'habitude, et où l'on me connaît une fois à Paris, je ne suis donc pas inquiet.
- Alors, est-ce dit ?
- Ma foi, oui !... ce sera drôle.
- Partons-nous pour Paris ?
- Nous partons.
- Eh bien, alors, mieux que cela ; au lieu de partir demain, partons ce soir ! Nous irons coucher à Ermenonville, et, demain soir, en partant de bon matin d'Ermenonville, nous pouvons être à Paris.
Partons ce soir.
Nous rentrâmes : Paillet, à l'hôtel, pour faire seller son cheval. moi, chez maître Lefèvre, pour prendre mon fusil, et m'habiller en chasseur.
Une chemise, une redingote, un pantalon et une paire de bottes, furent envoyés par l'intermédiaire du troisième clerc à Paillet, qui en bourra un portemanteau. après quoi, j'allai, mon fusil sur l'épaule, attendre Paillet à l'extrémité de la ville.
Paillet parut bientôt.
Il était trop tard pour chasser ; nous ne songeâmes tous deux qu'à gagner du pays. Je sautai en croupe.
Deux heures après, nous étions à Ermenonville.
C'était la deuxième ou troisième fois que je venais à l'hôtel de la Croix ; avant que je puis me le rappeler, je n'étais pas une excellente pratique ; mais, enfin, je n'y avais pas de mauvais antécédents, au contraire.
Nous fûmes bien reçus.
Une omelette, une bouteille de vin et du pain à discrétion constituèrent notre souper.
Le lendemain, notre compte, cheval compris, se montait à six francs ; restaient vingt-neuf.
Nous nous regardâmes, Paillet et moi, d'un air qui voulait dire : « Hein ! comme cela s'en va, l'argent ! » Et, après deux ou trois mouvements de tête des plus philosophiques, nous nous remîmes en route, piquant droit sur Dammartin, où nous devions déjeuner.
Mais le déjeuner ne nous inquiétait pas ; il était dans le canon de notre fusil, et nous saurions bien l'en faire sortir.
C'était une terre très giboyeuse et parfaitement gardée que celle d'Ermenonville ; aussi, à peine eûmes-nous fait un quart de lieue, qu'en six coups de fusil, j'avais tué deux lièvres et trois perdrix.
Je dois l'avouer en toute humilité, ces deux lièvres et ces trois perdrix appartenaient à M. de Girardin-Brégy.
Aussi, comme mon chien apportait la troisième perdrix, Paillet donna-t-il le signal convenu.
Le garde champêtre apparaissait à l'horizon, se découpant à vigueur sur le ciel blanchâtre et cotonneux, tel qu'un de ces bergers ou de ces campagnards aux grosses guêtres que Decamps ou Jadin mettent dans leurs paysages, comme un point de comparaison avec quelque orme isolé et tordu.
La manoeuvre était indiquée d'avance. En un instant, je fus à cheval, piquant des deux, et emportant avec moi les pièces de conviction.
Le dialogue entre Paillet et le garde champêtre fut long et animé ; mais il se termina comme je l'avais prévu. Paillet tira majestueusement une pièce de vingt sous de la bourse commune, et le total des dépenses fut porté à sept francs.
Là était la perte ; mais, comme profit, nous avions deux lièvres et trois perdrix.
Paillet me rejoignit ; je restai à cheval, et il se mit en chasse à son tour.
Nous alternâmes ainsi. A dix heures du matin, nous étions à Dammartin, avec trois lièvres et huit perdrix.
Sur deux gardes champêtres qui nous avaient abordés de nouveau, l'un avait majestueusement refusé les vingt sous, l'autre les avait bassement acceptés.
Nos fonds étaient donc réduits à vingt-sept francs.
Mais nous avions fait plus de la moitié du chemin ; mais nous avions trois lièvres et huit perdrix !
Comme je l'avais prévu, nous en fûmes quittes pour un lièvre et trois perdrix, et encore fûmes-nous généreux. Nous eussions pu nous faire rendre notre monnaie en alouettes.
A onze heures, nous nous remettions en route, et nous marchions en droite ligne sur Paris, où nous entrâmes à dix heures et demie du soir : moi à pied, et Paillet à cheval, avec quatre lièvres, douze perdrix et deux cailles.
Nous avions, au cours de la Halle, pour trente francs de gibier.
En arrivant à l'hôtel des Vieux-Augustins, Paillet se fit reconnaître, et posa ses conditions.
Il s'agissait, dit-il à notre hôte, d'un pari considérable que nous avions fait avec des Anglais.
Nous avions parié d'aller à Paris, et d'en revenir, sans dépenser un sou.
En conséquence, nous voulions, pour gagner le pari, traiter avec notre hôte de notre chargement de gibier.
Moyennant nos quatre lièvres, nos douze perdrix et nos deux cailles, notre hôte s'engageait à nous nourrir et à nous coucher deux jours et deux nuits, nous notre cheval et notre chien.
En outre, au départ, il devait nous munir d'un pâté et d'une bouteille de vin.
A ces conditions, notre hôte déclara qu'il faisait une bonne affaire, et nous offrit un certificat par lequel il attesterait que, chez lui du moins, nous n'avions pas dépensé un sou. Nous le remerciâmes en lui disant que nos Anglais nous croiraient sur parole.
Nous nous orientâmes, Paillet et moi, et nous allâmes prendre un bain.
Avec toute l'économie possible, il nous fallut prélever sur notre reliquat une somme de trois francs cinquante ; nous nous trouvâmes donc réduits à vingt trois francs cinquante centimes.
Nous avions dépensé un peu moins du tiers de notre avoir ; mais nous étions arrivés, et nous avions la table et le lit assurés pour quarante-huit heures.
Malgré la fatigue de la journée, je dormis mal : j'étais à Paris.
J'enviais mon chien, qui, couché sur ma descente de lit, tranquille d'imagination, éreinté de corps, et insoucieux de l'endroit où il se trouvait, ne fit qu'un somme.
Le lendemain, je m'éveillai à sept heures.
En un tour de main, je fus prêt.
De Leuven demeurait rue Pigalle, n° 14. C'était à une lieue à peu près de la rue des Vieux-Augustins ; mais, bah ! qu'importait ?
J'avais bien fait dix ou douze lieues la veille, sans compter les tours et détours, je pouvais bien en faire une le lendemain.
Je me mis en route. Paillet avait ses affaires ; moi, j'avais les miennes. Nous ne nous trouverions probablement qu'à dîner, et même peut-être seulement le soir.
Je sortis de la rue des Vieux-Augustins, par le côté de la rue Croix-des- Petits-Champs ; je marchai droit devant moi. Je vis un passage où s'engouffraient beaucoup de gens, et d'où sortaient beaucoup d'autres. Je descendis sept ou huit marches : je me crus perdu. Je voulus remonter, mais j'eus honte. Je continuai mon chemin, je tombai dans la rue des Valois.
Je venais, du premier coup, de faire connaissance avec le plus hideux passage de Paris, le passage de la rue Neuve-des-Bons-Enfants.
Je traversai un autre passage qui se trouvait devant moi, et je me trouvai dans le Palais-Royal. J'en fis le tour ; la moitié des boutiques étaient encore fermées.
Je m'arrêtai devant le Théâtre-Français, et je vis sur l'affiche :

Demain lundi
Sylla
Tragédie en cinq actes, en vers, de M. de Jouy.

Je jurai bien que, d'une façon ou de l'autre, dussé-je porter atteinte à la bourse commune, je verrais Sylla.
D'autant plus qu'on lisait en grosses lettres sur ladite affiche :

M. Talma remplira le rôle de Sylla.

Cependant, comme mieux valait y aller par l'entremise d'Adolphe je m'informai immédiatement du gisement de la rue Pigalle, et je me mis en route.
Après bien des tours et des détours, j'arrivai à mon but vers neuf heures du matin.
Adolphe n'était pas encore levé ; mais son père se promenait dans le jardin.
J'allai à lui. Il s'arrêta, me laissant venir, la main étendue vers moi.
- Eh bien, me dit-il, vous voilà donc à Paris ?
- Oui, monsieur de Leuven.
- Pour longtemps ?
- Pour deux jours.
- Que venez-vous faire ?
- Je viens voir deux personnes : Adolphe et Talma.
- Ah çà ! vous êtes donc devenu millionnaire, que vous faites de pareilles folies ?
Je racontai à M. de Leuven la façon dont nous avions fait la route, Paillet et moi.
Il me regarda un instant.
- Vous arriverez, vous, me dit-il, vous avez de la volonté. Allons, courez éveiller Adolphe ; il vous conduira chez Talma, qui vous donnera des billets ; puis vous reviendrez déjeuner ensemble ici.
C'était bien là mon affaire. Je pris des renseignements sur la topographie intérieure de la maison, et je me lançai.
Je n'ouvris que deux portes avant de trouver la porte d'Adolphe : l'une était celle de Gabriel Arnault ; l'autre celle de Louis Arnault. Je m'étais égaré dans l'appartement du premier étage.
Louis me remit dans le bon chemin ; j'arrivai enfin chez Adolphe.
Adolphe dormait à lui seul comme dormaient les Sept Dormants.
Mais, eussé-je eu affaire à Epiménides, je l'eusse éveillé.
Adolphe se frottait les yeux, et ne voulait pas me reconnaître.
- Allons, lui dis-je, c'est moi, c'est bien moi ; réveillez-vous, habillez-vous, et allons chez Talma.
- Chez Talma ! quoi faire ? Auriez-vous, par hasard, une tragédie à lui lire ?
- Non, mais j'ai des billets à lui demander.
- Que joue-t-il donc ?
Je tombai de mon haut. Adolphe, habitant Paris, ignorait ce que jouait Talma !
Mais à quoi pensait-il, le malheureux ?
Ce n'était pas étonnant qu'il n'eût pas encore placé mon Pèlerinage à Ermenonville, et fait jouer nos pièces !
Adolphe se leva et s'habilla. A onze heures, nous sonnions à la maison de la rue de la Tour-des-Dames.
Mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois et Talma y demeuraient porte à porte.
Talma était à sa toilette ; mais Adolphe était un familier de la maison : on l'introduisit.
J'étais de la suite d'Adolphe, comme Hernani de celle de Charles-Quint ; j'entrai tout naturellement derrière Adolphe.
Talma avait la vue très courte ; je ne sais pas s'il me vit ou s'il ne me vit pas.
Il se lavait la poitrine ; il avait la tête à peu près rasée. Ce qui me préoccupa beaucoup, attendu que j'avais dix fois entendu dire que, dans Hamlet, à l'apparition du spectre paternel, on voyait les cheveux de Talma se dresser sur sa tête.
Il faut le dire, l'aspect de Talma, dans ces conditions, était assez peu poétique.
Cependant, quand il se redressa, quand, le torse nu, le bas du corps enveloppé d'une espèce de grand manteau de laine blanche, il prit un des pans de ce manteau qu'il tira sur son épaule et dont il se voila à moitié la poitrine, il y eut dans ce mouvement quelque chose d'impérial qui me fit tressaillir.
De Leuven lui exposa notre demande. Talma prit une espèce de stylet antique, au bout duquel était une plume, et nous signa un billet de deux places.
C'était un billet de sociétaire. Outre le billet de service qu'ils recevaient les jours où ils jouaient, les sociétaires avaient le droit de signer tous les jours deux places.
Alors, Adolphe lui dit qui j'étais.
A cette époque, j'étais le fils du général Alexandre Dumas, c'était tout ; mais, enfin, c'était déjà quelque chose.
D'ailleurs, Talma se rappelait avoir rencontré mon père chez Saint-Georges.
Il me tendit la main.
J'avais grande envie de la lui baiser. Avec mes idées de théâtre, Talma était un dieu pour moi, dieu inconnu, c'est vrai, inconnu comme Jupiter l'était à Sémélé, mais dieu qui m'apparaissait le matin, et qui allait se révéler le soir.
Nos deux mains se touchèrent.
O Talma ! si tu eusses eu vingt ans de moins, ou que j'eusse eu vingt ans de plus !
Tout l'honneur fut pour moi, Talma ! moi, je savais le passé ; toi, tu ne pouvais pas deviner l'avenir.
Si on t'avait dit, Talma, que la main que tu venais de toucher écrirait soixante ou quatre-vingts drames dans chacun desquels – toi qui cherchas des rôles toute ta vie – tu eusses trouvé un rôle dont tu eusses fait une merveille, n'est-ce pas que tu n'eusses point laissé partir ainsi le pauvre jeune homme tout rougissant de t'avoir vu, tout fier de t'avoir touché la main ?
Mais comment eusses-tu vu en moi, Talma, puisque je n'y voyais pas moi même ?

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