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Chapitre VI


Mon père à l'armée d'Italie. – Il est reçu à Milan par Bonaparte et Joséphine. – Embarras de Bonaparte en Italie. – La gale. – On rentre en campagne – Découragement. – Bataille d'Arcole. – L'espion autrichien. – Comment mon père le force à livrer sa dépêche.

Pendant que ces merveilles s'accomplissaient dans la haute Italie, mon père commandait toujours la division de l'armée des Alpes ; comme c'était, ainsi que nous l'avons dit, un poste d'observation, il avait placé les généraux de brigade Dufresne et Pailloc, l'un au pied du mont Cenis, et l'autre à Saint- Pierre-d'Albigny dans la Tarantaise, tandis que lui-même était allé établir son quartier général à la Chambre, petit village composé d'une douzaine de maisons et situé au pied d'une chaîne de rochers fort giboyeux en chamois.
De là sa prédilection pour la Chambre, où, d'ailleurs, il savait retrouver un de ses anciens guides du mont Cenis, chasseur enragé, avec lequel il passait les jours et les nuits dans la montagne.
Un soir, en rentrant après une chasse magnifique qui avait duré trois jours, mon père trouva une lettre qui lui ordonnait de se rendre en Italie et de s'y mettre à la disposition du général Bonaparte. Cet ordre était en date du 22 vendémiaire 14 octobre.
C'était tout ce que désirait mon père, quoiqu'il partageât un peu cette répugnance de tous ses collègues, eux qui se regardaient comme de vieux généraux de trente-deux à trente-quatre ans, de servir sous un général de vingt-six ans ; mais le bruit du canon de tant de batailles avait retenti à ses oreilles depuis un an, qu'il avait été tout prêt à demander du service en Italie, dans quelque grade que ce fût.
Mon père arriva à Milan le 19 octobre 1796.
Il y fut admirablement reçu par Bonaparte, et surtout par Joséphine, qui était venue l'y rejoindre, et qui, en sa qualité de créole, aimait passionnément ce qui lui rappelait ses chères colonies.
Il trouva Bonaparte fort inquiet et surtout fort courroucé contre le Directoire, qui l'abandonnait. Les généraux autrichiens avaient été battus ; mais l'Autriche n'était point battue, elle.
Les troupes que l'empereur avait en Pologne, grâce aux assurances que Catherine lui avait données, avaient pu se mettre en marche vers les Alpes ; on en avait fait autant des troupes en observation sur le Danube et surveillant la Turquie ; toutes les réserves de la monarchie autrichienne étaient, en outre, dirigées sur l'Italie ; une nouvelle et splendide armée se préparait donc dans le Frioul, composée des débris de l'armée de Wurmser, des troupes venues de Pologne et de Turquie, enfin des réserves et des recrues. C'était le maréchal Alvintzy qui était chargé de reprendre le commandement de cette quatrième armée chargée de venger l'honneur de Colli, de Beaulieu et de Wurmser.
Pour combattre cette nouvelle armée, Bonaparte n'avait plus que vingt-cinq mille hommes des troupes qui l'avaient accompagné en Italie ou qui étaient venues l'y rejoindre, tant le canon autrichien, même au milieu de ses défaites, avait creusé de larges vides dans nos rangs. Il était arrivé quelques bataillons de la Vendée, mais fort diminués par les désertions ; Kellermann, qui venait d'envoyer mon père, faisait dire par lui qu'il ne pouvait dégarnir la ligne des Alpes, obligé qu'il était de contenir Lyon et les bords du Rhône, où les compagnies de Jéhu se livraient à toute sorte de brigandages. Bonaparte demandait à cor et à cri la 40e et la 83e brigade avec les six mille hommes qui les composaient, et, s'ils arrivaient, il répondait de tout.
Aussi écrivait-il au Directoire :

« Je suis malade, je puis à peine me soutenir à cheval ; il ne me reste que du courage, ce qui est insuffisant pour le poste que j'occupe. On nous compte, le prestige disparaît ; des troupes, ou l'Italie est perdue. »

Mon père avait trouvé, en effet, Bonaparte fort souffrant ; cette maladie dont il se plaignait, c'était la gale, qu'il avait gagnée à Toulon de la façon la plus héroïque, en servant lui-même un canon avec l'écouvillon d'un artilleur qui venait d'être tué : cette gale, mal soignée, le fatiguait horriblement ; sa maigreur était effrayante ; il semblait un cadavre ambulant, ses yeux seuls vivaient.
Il ne désespérait pas cependant. Il recommanda à mon père la plus grande surveillance et la plus incessante activité, et, lui annonçant sa prochaine rentrée en campagne, il l'envoya prendre devant Mantoue le commandement de la première division.
En effet, onze jours après, la campagne recommençait.
La quatrième tête était repoussée à l'hydre ; le maréchal Alvintzy, conduisant quarante mille hommes, avait jeté des ponts sur la Piave et s'était avancé sur la Brenta.
La campagne fut terrible. Elle dura du 1er au 17 novembre ; Bonaparte, avec vingt mille hommes, en attaquait cinquante mille ; un instant, l'armée se trouva réduite à quinze mille hommes ; un instant, Bonaparte, découragé après les batailles sans résultat de Bassano et de Caldiero, jeta ce cri de détresse au Directoire ; c'était le 14 novembre ; le 13, Bonaparte était arrivé dans Vérone, après dix jours de lutte non seulement contre les Autrichiens, mais encore contre la boue, la pluie et la grêle.

« Tous nos officiers supérieurs, écrit-il, sont hors de combat ; l'armée d'Italie, réduite à une poignée de monde, est épuisée ; les héros de Millesimo, de Lodi, de Castiglione et de Bassano, sont morts pour la patrie ou sont à l'hôpital ; il ne reste plus aux corps que leur réputation et leur orgueil ; Joubert, Lannes, Lamart, Victor, Murat, Charlet, Dupuis, Rampon, Pigeon, Menard, Chabaudon, sont blessés ; nous sommes abandonnés au fond de l'Italie ; ce qui reste de braves voit la mort infaillible au milieu de chances continuelles, et avec des forces inférieures. Peut-être l'heure du brave Augereau et de l'intrépide Masséna est-elle prête à sonner ; alors, alors que deviendront ces braves gens ? Cette pensée me rend réservé ; je n'ose plus affronter la mort, qui serait un sujet de découragement pour qui est l'objet de mes sollicitudes. Si j'avais reçu la 83e, forte de trois mille cinq cents hommes connus à l'armée, j'aurais répondu de tout ; peut-être sous peu de jours ne sera-ce point assez de quarante mille hommes.
« Aujourd'hui, repos aux troupes ; demain, selon les mouvements de l'ennemi, nous agirons. »

C'étaient là les plaintes, c'étaient là surtout les sombres prévisions de l'homme fatigué, mouillé, refroidi : la plus vigoureuse des organisations succombe à ces moments de doute, éprouve ces heures de découragement ; après les grandes fatigues, l'âme subit les influences du corps : le fourreau ternit la lame.
Deux heures après avoir écrit cette lettre, Bonaparte avait adopté un nouveau plan.
Le lendemain avait lieu le combat de Roneo, lequel commençait cette fameuse bataille d'Arcole qui devait durer trois jours.
Le troisième jour, l'armée autrichienne avait perdu cinq mille prisonniers, huit ou dix mille tués ou blessés, et, forte encore de quarante mille hommes, se retirait dans les montagnes, poursuivie par quinze mille Français.
Elle s'arrêta dans la capitale du Tyrol.
Quinze mille Français avaient accompli cette oeuvre gigantesque de lutter contre cinquante mille hommes et de les vaincre.
Seulement, ils avaient repoussé l'armée d'Alvintzy, mais ils n'avaient pu la détruire comme ils avaient fait des trois autres.
Bonaparte, de son côté, recommanda à Serrurier de poursuivre le blocus de Mantoue, en serrant Wurmser comme il avait serré Cauto-d'Irles, et s'en alla reprendre son quartier d'hiver à Milan, centre de ses négociations avec tous ces petits princes d'Italie, que la peur seule faisait nos alliés.
Il y était depuis trois semaines environ, lorsque arriva au blocus un événement qui devait avoir une grande influence sur le dénouement de cette terrible campagne.
Une nuit, – c'était la nuit du 23 au 24 décembre, qui correspondait à celle du 2 au 3 nivôse, – mon père fut réveillé par la visite de trois ou quatre soldats, lesquels lui amenaient un homme qui avait été pris par une de nos sentinelles avancées, au moment où il s'apprêtait à franchir les premières palissades de Mantoue.
Mon père était à Marmirolo.
Le colonel commandant nos avant-postes à Saint-Antoine envoyait cet homme à mon père, en le lui annonçant comme un espion vénitien qu'il croyait chargé de quelque message d'importance.
L'homme, interrogé, répondit à merveille. Il était au service de l'Autriche, faisait partie de la garnison de Mantoue, était sorti de la ville pour une affaire d'amour et s'apprêtait à y rentrer lorsqu'il avait été dénoncé à la sentinelle qui l'avait arrêté, par le bruit que faisaient ses pas sur la neige gelée.
Fouillé jusqu'aux endroits les plus secrets, on ne trouva rien sur lui.
Mais, malgré l'apparente bonhomie des réponses de cet homme et sa tranquillité au milieu des investigations dont il était l'objet, mon père avait cru remarquer certains regards rapides, certains tressaillements dénotant l'homme dont la position n'est point parfaitement nette. D'ailleurs, le mot espion, prononcé devant lui, le rendait difficile sur les raisons données par le prisonnier, sur sa sortie et sur sa rentrée.
Enfin, quand un général en observation devant une ville de l'importance de Mantoue, espère tenir un espion, il ne renonce pas facilement à cet espoir.
Cependant, il n'y avait rien à dire, les poches étaient parfaitement vides et les réponses mathématiquement précises.
Une des lectures favorites de mon père était Polybe et les Commentaires de César ; un volume des Commentaires du vainqueur des Gaules était ouvert sur la table placée près de son lit, et le passage que mon père venait de relire avant de se coucher était justement celui où César raconte que, pour pouvoir faire passer à Labiénus, son lieutenant, des nouvelles sûres, il renfermait sa lettre dans une petite boule d'ivoire de la grosseur d'une bille d'enfant ; que le messager, lorsqu'il passait soit devant des postes ennemis, soit dans quelque endroit où il craignait d'être surpris, tenait cette boule dans sa bouche et l'avalait, s'il était serré de trop près.
Tout ce passage de César lui revint comme un trait de lumière.
- C'est bien, dit mon père, puisque cet homme nie, qu'on l'emmène et qu'on le fusille.
- Comment ! général, s'écria le Vénitien épouvanté, à quel propos me fusiller ?
- Pour t'ouvrir le ventre et y chercher tes dépêches, que tu as avalées, dit mon père avec autant d'aplomb que si la chose lui eût été révélée par quelque démon familier.
L'espion tressaillit.
Les hommes hésitaient.
- Oh ! ce n'est point une plaisanterie, dit mon père aux soldats qui avaient amené le prisonnier, et, s'il vous faut un ordre écrit, je vais vous le donner.
- Non, général, dirent les soldats, et, du moment que c'est sérieux...
- Parfaitement sérieux ; emmenez et fusillez.
Les soldats firent un mouvement pour entraîner l'espion.
- Un instant ! dit celui-ci qui voyait que l'affaire prenait une tournure grave.
- Avoues-tu ?
- Eh bien, oui, j'avoue, dit l'espion après un instant d'hésitation.
- Tu avoues que tu as avalé tes dépêches ?
- Oui, général.
- Et combien y a-t-il de temps de cela ?
- Il y a maintenant deux heures et demie, à peu près, général.
- Dermoncourt, dit mon père à son aide de camp, qui couchait dans une chambre à côté de la sienne, et qui, depuis le commencement de cette scène, la regardait et l'écoutait avec la plus grande attention, ne sachant pas trop où elle allait aboutir.
- Me voilà, général.
- Tu entends ?
- Quoi, général ?
- Que cet homme a avalé ses dépêches ?
- Oui.
- Depuis deux heures et demie ?
- Depuis deux heures et demie.
- Eh bien, va trouver le pharmacien du village, et demande-lui si, au bout de deux heures et demie, c'est un purgatif ou un vomitif qu'il faut donner à un homme à qui l'on veut faire rendre ce qu'il a pris : qu'il te dise celui des deux qui aura le plus prompt résultat.
Au bout de cinq minutes, Dermoncourt rentra, et dit, la main à son chapeau et avec un flegme merveilleux :
- Un purgatif, général.
- Le rapportes-tu ?
- Oui, général.
On présenta le purgatif à l'espion, qui l'avala en faisant la grimace ; puis on le conduisit dans la chambre de Dermoncourt, où deux soldats le gardèrent à vue, tandis que Dermoncourt passait une assez mauvaise nuit, réveillé par les soldats, chaque fois que l'espion portait la main au bouton de sa culotte.
Enfin, vers les trois heures du matin, il accoucha d'une petite boulette de cire grosse comme une aveline ; la boulette de cire fut lavée dans une de ces rigoles d'irrigation qui se trouvent par milliers dans les prairies des environs de Mantoue, imbibée d'une eau que l'espion portait à cet effet dans un petit flacon caché dans la poche de son gilet, et que les soldats n'avaient pas jugé à propos de lui enlever, et présentée à mon père, qui la fit ouvrir par Dermoncourt, lequel, en sa qualité d'aide de camp secrétaire, était chargé de l'ouverture des dépêches.
Il ne restait plus qu'une crainte : c'est que la dépêche ne fût en allemand, et personne au quartier général ne parlait allemand.
Pendant ce temps, Dermoncourt, à l'aide d'un canif, faisait l'opération césarienne à la boulette de cire, et en tirait une lettre écrite sur du papier vélin et d'une écriture assez fine pour que, roulée entre les doigts, cette lettre ne prît pas plus d'importance qu'un gros pois.
La joie des deux opérateurs fut grande lorsqu'ils s'aperçurent que la lettre était écrite en français ; on eût dit que l'empereur et son général en chef avaient prévu le cas où cette lettre tomberait entre les mains de mon père.
Voici la teneur de la lettre, que je transcris sur une copie de la main de mon père ; l'original, comme nous le dirons tout à l'heure, fut envoyé à Bonaparte.

« Trente, le 15 décembre 1796.
Je m'empresse de transmettre à Votre Excellence, littéralement et dans la même langue où je les ai reçus, les ordres de Sa Majesté en date du 5 du mois :
"Vous aurez soin d'avertir sans retard le maréchal Wurmser de ne pas continuer ses opérations ; vous lui ferez savoir que j'attends de sa valeur et de son zèle qu'il défendra Mantoue jusqu'à toute extrémité ; que je le connais trop, ainsi que les braves officiers généraux qui sont avec lui, pour craindre qu'ils se rendent prisonniers, surtout s'il s'agissait de transporter la garnison en France au lieu de la renvoyer dans mes Etats ; je désire que, dans le cas où il serait réduit à toute extrémité et sans ressources pour la subsistance, il trouve le moyen, en détruisant, autant que possible, ce qui dans Mantoue serait de préférence utile à l'ennemi et en emmenant la partie des troupes qui sera en état de le suivre, de gagner et de passer le Pô, de se porter à Ferrare ou à Bologne, et de se rendre, en cas de besoin, vers Rome ou en Toscane ; il trouvera de ce côté très peu d'ennemis et de la bonne volonté pour l'approvisionnement de ses troupes, pour lesquelles, au besoin, il ferait usage de la force, ainsi que pour surmonter tout autre obstacle."

                    François.

Un homme sûr, cadet du régiment de Straroldo, remettra cette dépêche importante à Votre Excellence ; j'ajouterai que la situation actuelle et les besoins de l'armée ne permettent pas de tenter de nouvelles opérations avant trois semaines ou un mois sans s'exposer derechef aux dangers de ne pouvoir réussir. Je ne puis trop insister près de Votre Excellence afin qu'elle tienne le plus longtemps possible dans Mantoue, l'ordre de Sa Majesté lui servant, d'ailleurs, de direction générale : dans tous les cas, je prie Votre Excellence de m'envoyer de ses nouvelles par des moyens sûrs, dont je puisse à mon tour me servir pour correspondre avec elle.

                    Alvintzy.

P.-S. – Selon toute probabilité, le mouvement que je ferai aura lieu le 13 ou 14 janvier ; je déboucherai avec trente mille hommes par le plateau de Rivoli, et j'expédierai Provera avec dix mille hommes par l'Adige sur Legnago, avec un convoi considérable. Quand vous entendrez le canon, faites une sortie pour faciliter son mouvement. »

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