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Chapitre LIII


Le quatrain d'Adolphe. – La poule d'eau et le roi Guillaume. – Déjeuner au bois. – La poudre à gratter, les grenouilles et le coq. – Le spectre du docteur. – De Leuven, Hippolyte Leroy et moi, nous sommes exilés du salon. – Suites fatales d'une erreur géographique. – M. Paroisse.

Il y avait longtemps que je n'avais vu quelqu'un de la famille Collard. Madame Cappelle, qui était parfaite pour moi, et qui, dans les ridicules que l'on me reprochait – et que je possédais, je ne m'en cache pas, à un certain degré – faisait la part de la jeunesse ; madame Cappelle, en me présentant de Leuven comme un petit ami à moi, m'invita, pour faire plus ample connaissance, à un déjeuner qui devait avoir lieu le lendemain dans la forêt ; et il fut convenu qu'à la suite du déjeuner, j'irais passer deux ou trois jours au château de Villers-Hellon. On comprend que j'acceptai tout cela.
La fête de Corcy se passa comme toutes nos charmantes fêtes de village avaient l'habitude de se passer : c'est-à-dire avec force danses et force rires.
Je ne me rappelle rien de charmant comme ces retours à dix ou onze heures du soir sous la voûte épaisse et tremblante des grands arbres. Au milieu du silence majestueux de la nuit, on eut dit une vue de l'Elysée antique, avec ses ombres se promenant muettes dans l'obscurité ; car les ombres qui se promenaient dans ces Elysées terrestres parlaient si bas, si bas, qu'on eût juré qu'elles étaient muettes.
J'avais été obligé de retourner à Villers-Cotterêts pour reconduire Adèle, à laquelle il m'avait fallu faire comprendre, à force de diplomatie, la nécessité où j'étais de conserver des relations avec la famille Collard. C'était une si excellente personne, elle avait le coeur si bon, l'esprit si droit, qu'elle comprit cela, et que, le coeur un peu gros de me prêter à un pareil groupe de jeunes filles, belles et aristocratiques à faire mourir des princesses de jalousie, elle me donna un congé de trois jours.
A neuf heures du matin, je partis afin d'être à dix heures au lieu du rendez- vous. Tout le monde avait passé la nuit à Corcy, chez M. Leroy, où j'eusse passé la nuit comme les autres, si je n'eusse pas été impérieusement rappelé à Villers-Cotterêts par la nécessité que j'ai dite. Mais qu'était-ce qu'une pareille course ! J'avais de bonnes jambes, et, aux jambes, des bottes qui pouvaient défier celles de l'ogre du Petit-Poucet.
En moins de trois quarts d'heure, j'aperçus les premières maisons du village avec l'étang au fond de la vallée, tranquille et resplendissant comme un miroir ; au bord de l'étang se promenait Adolphe de Leuven.
Je me doutai bien que personne n'était encore levé à la ferme, et j'allai à Adolphe. Il tenait à la main un crayon et des tablettes, et gesticulait, lui si flegmatique, d'une façon qui m'eût inquiété pour l'état de son esprit, si je n'eusse cru qu'il répétait une leçon d'armes.
En m'apercevant, il s'arrêta et rougit légèrement.
- Que diable faites-vous donc là ? lui demandai-je.
- Mais, répondit-il avec quelque embarras, je faisais des vers.
Je le regardai en face comme un homme qui n'a pas bien compris.
- Des vers !... Vous faites donc des vers ?
- Mais oui, quelquefois, dit-il en souriant.
- Et à qui faisiez-vous des vers ?
- A Louise.
- A Louise Collard ?
- Oui.
- Tiens ! tiens ! tiens !
L'idée qu'on put faire des vers à Louise Collard, si adorable qu'elle fût, ne m'était jamais venue à l'esprit. Pour moi, Louise était toujours la charmante enfant portant des robes courtes et des pantalons festonnés, mais pas autre chose.
- Ah ! vous faisiez des vers à Louise, repris-je, et à quel propos ?
- Vous savez qu'elle va se marier.
- Louise ? Non, je ne savais pas cela. Et à qui ?
- A un Russe... Comprenez-vous, il faut empêcher ce mariage.
- Il faut empêcher ce mariage !
- Oui ; il ne faut pas permettre qu'une si charmante personne quitte la France.
- Tiens, au fait, j'en serais fâché, moi, qu'elle quittât la France ; je l'aime beaucoup ; et vous ?
- Moi ? Je ne la connais que depuis trois jours.
- C'est bien d'empêcher qu'elle ne quitte la France ; mais comment l'empêcherons-nous ?
- Je lui ai fait des vers de mon côté, faites-lui en du vôtre.
- Moi ?
- Oui, vous. vous avez été élevé avec elle, cela lui fera plaisir.
- Mais, moi, je ne sais pas faire de vers. Je n'ai jamais fait que des bouts rimés avec l'abbé Grégoire, et il m'a toujours dit qu'ils n'étaient pas bons.
- Ah ! bah ! quand vous serez amoureux, cela viendra tout seul.
- Non. Je suis amoureux, et cela ne vient pas : montrez-moi donc vos vers.
- Oh ! c'est un simple quatrain.
- Montrez toujours.
Adolphe tira ses tablettes, et me lut ces quatre vers :

          Pourquoi dans la froide Ibérie,
          Louise, ensevelir de si charmants attraits ?
          Les Russes, en quittant notre belle patrie,
          Nous juraient cependant une éternelle paix !

Je demeurai émerveillé. C'étaient de vrais vers, des vers dans le genre de Demoustier. J'avais donc devant moi un poète ; je fus tenté de saluer.
- Comment trouvez-vous mon quatrain ? demanda de Leuven.
- Ma foi, très beau !
- Tant mieux !
- Et vous allez le donner à Louise ?
- Oh ! non, je n'oserais pas. Je l'écrirai sur son album sans lui rien dire, et, en le feuilletant, elle trouvera mes vers.
- Bravo !
- Et vous, que ferez-vous ?
- A propos de quoi ?
- A propos de ce mariage.
- Oh ! moi, comme je ne me sens point capable de faire un quatrain de la force du vôtre, je lui dirai : « Tu vas donc te marier avec un Russe, ma pauvre Louise ? Tu as bien tort, va ! »
- Je ne crois pas, dit Adolphe, que cela fasse l'effet de mon quatrain.
- Je ne crois pas non plus ; mais enfin, que voulez-vous ! chacun se sert de ses armes. Ah ! si le Russe voulait se battre avec moi au fusil, je suis bien sûr qu'il n'épouserait pas Louise.
- Vous êtes donc chasseur ?
- Un peu. Comment voulez-vous qu'on ne soit pas chasseur au milieu d'une pareille forêt ? Eh ! tenez, une poule d'eau !
Et je lui montrai du doigt, en la mettant en joue avec ma canne, une poule d'eau qui nageait dans les roseaux de l'étang.
- Pan !
- C'est une poule d'eau, cela ?
- Mais oui. D'où venez-vous donc, que vous ne connaissez pas une poule d'eau ?
- Je viens de Bruxelles.
- Je vous croyais Parisien.
- Je suis né à Paris, en effet ; mais, en 1815, nous avons quitté Paris, et nous avons été habiter Bruxelles, où nous étions depuis trois ans, quand on nous a forcés d'en sortir, mon père et moi.
- Et qui vous a forcés d'en sortir ?
- Mais Guillaume !
- Qu'est-ce que cela, Guillaume ?
- Qu'est-ce que Guillaume ? C'est le roi des Pays-Bas. Vous ne saviez pas que le roi des Pays-Bas s'appelât Guillaume ?
- Ma foi, non.
- Eh bien, il doit vous sembler moins extraordinaire maintenant que je ne sache pas ce que c'est qu'une poule d'eau.
En effet, comme on le voit, nous avions chacun notre ignorance : seulement, la mienne était moins pardonnable que celle de Leuven.
Il grandit d'une seconde coudée dans mon esprit. Non seulement il était poète, mais encore il avait dans le monde une si grande importance, que le roi Guillaume s'était inquiété de lui et de son père, au point de les mettre tous deux hors de ses Etats.
- Et maintenant, lui demandai-je, vous demeurez à Villers-Hellon ?
- Oui. M. Collard est un ancien ami de mon père.
- Pour combien de temps y demeurez-vous ?
- Pour tout le temps qu'il plaira aux Bourbons de nous laisser en France.
- Ah ça ! mais vous avez donc quelque chose aussi à démêler avec les Bourbons ?
- Nous avons, dit en souriant Adolphe, quelque chose à démêler avec tous les rois.
Cette phrase, jetée assez majestueusement, acheva de m'étourdir. Par bonheur, à ce moment parut sur le seuil de la ferme toute la nuée rose et blanche de nos belles convives. Deux ou trois chars à bancs attendaient pour les conduire au lieu désigné. Les hommes doivent aller à pied. Le rendez vous était distant d'un quart de lieue à peine du village.
Une longue table de trente couverts était dressée sous une voûte de feuilles, à dix pas à peine d'une source claire, fraîche, murmurante, qu'on appelle la fontaine aux Princes.
Toutes ces jeunes filles, toutes ces jeunes mères, tous ces petits enfants semblaient des fleurs des bois s'ouvrant à l'air, plein de brises et d'arômes : les unes pâles, et cherchant l'ombre et la solitude ; les autres aux vives couleurs, demandant du jour, du bruit, du soleil et des admirateurs. Oh ! mes beaux bois, mes vastes ombrages, mes solitudes chéries, je vous ai revus depuis ; mais aucune ombre ne glissait plus sous vos arceaux verts et dans vos sombres allées... Qu'avez-vous fait de tout ce monde charmant, évanoui avec ma jeunesse ? Pourquoi donc d'autres générations ne sont-elles pas venues ; pâles ou roses, vives ou nonchalantes, bruyantes ou silencieuses, remplacer celles-là ? Est-ce que cette efflorescence d'un instant a disparu à jamais ? Est-ce elle qui manque réellement, ou sont-ce mes yeux qui ne voient plus ?
Le soir, on partit pour Villers-Hellon. Tout était si bien distribué dans le délicieux petit château, que chacun avait sa chambre et son lit, et quelquefois nous nous y trouvions trente ou quarante.
J'ai raconté de quelles persécutions nocturnes le pauvre Hiraux avait été victime quand il venait nous visiter aux Fossés. Cette fois, c'était à notre tour de les subir.
Nos chambres avaient été machinées d'avance comme un théâtre de féerie.
Le machiniste en chef était le médecin de la maison, Manceau. Il avait remplacé un vieux médecin de Soissons, nommé M. Paroisse.
Je dirai tout à l'heure à quelle occasion il l'avait remplacé. Les aides machinistes étaient Louise, Cécile et Augustine.
Les victimes, désignées d'avance, étaient Hippolyte Leroy, de Leuven et moi.
Hippolyte Leroy était, à cette époque, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, cousin de M. Leroy de Corcy.
Il sortait des gardes du corps, et était secrétaire de l'inspection de Villers Cotterêts.
Il devint plus tard mon cousin, en épousant Augustine Deviolaine.
Nos trois chambres communiquaient.
Nous montâmes dans nos chambres vers minuit et demi.
De Leuven se coucha le premier. A peine fut-il dans son lit, qu'il commença à se plaindre de démangeaisons insupportables : son lit était saupoudré de cette substance que vendent les charlatans, et qu'on appelle de la poudre à gratter.
Ceux qui ne connaissent point cette poudre peuvent se rappeler la fameuse scène de Robert Macaire, dans laquelle les deux héros de l'ouvrage trouvent une malle, et, dans cette malle, un nombre infini de petits paquets, contenant une substance inconnue, dont la propriété leur est révélée par le contact.
Au bout de cinq minutes, Adolphe de Leuven se grattait, à lui seul, comme Robert Macaire et Bertrand à la fois.
Nous accordâmes à de Leuven la somme de commisération qui lui était raisonnablement due.
Nous lui donnâmes le conseil de s'épiler de son mieux, de s'envelopper dans le rideau de son lit, et de s'endormir sur un canapé.
Puis nous regagnâmes nos lits à nous, bien convaincus que nous allions les trouver, en tout, pareils à celui d'Adolphe.
Mais nous les découvrîmes inutilement : ils nous apparurent purs de toute préparation du même genre.
Nous nous couchâmes. Au bout de cinq minutes, Hippolyte Leroy poussa des cris aigus.
En s'allongeant, il avait senti au bout de ses pieds un bout de ficelle ; il avait tiré cette ficelle, et, en la tirant, avait dénoué un sac plein de grenouilles. Les grenouilles, rendues à la liberté, s'étaient hâtées de se répandre dans le lit, et c'était le contact de la peau animale avec la peau humaine qui avait fait pousser à Hippolyte le cri susmentionné.
Hippolyte jeta ses couvertures en l'air, et sauta à bas du lit.
Les grenouilles sautèrent après lui. On lui avait fait la mesure bonne. Il y en avait bien deux douzaines.
Je me croyais le seul épargné, lorsque, dans une armoire contre laquelle la tête de mon lit était appuyée, il me sembla entendre un grand mouvement. Mes yeux se portèrent sur la serrure.
Il n'y avait pas de clef.
Cependant, cela ne faisait plus aucun doute pour moi, un animal quelconque était enfermé dans cette armoire. Seulement, à quelle espèce appartenait cet animal ?
Je ne demeurai pas longtemps dans le doute : à une heure sonnante, un coq chanta à la tête de mon lit, et renouvela son chant à chaque heure qui nous séparait encore du jour.
Je ne reniai pas le Christ, comme saint Pierre, mais j'avouerai que je sacrai un peu Dieu.
A sept heures, nous dormions – de Leuven, malgré sa poudre à gratter, Hippolyte Leroy, malgré ses grenouilles, et moi, malgré mon coq – lorsque Manceau entra dans notre chambre, et nous réveilla en nous annonçant qu'ayant appris par voie détournée que nous avions passé une assez mauvaise nuit, il venait mettre sa science à notre disposition.
Manceau se dénonçait lui-même.
Nous avions si mal dormi, pendant cette malheureuse nuit, que nous avions voué, par un serment terrible, aux divinités infernales notre persécuteur, quel qu'il fût.
Manceau, comme je l'ai dit, se dénonçait lui-même ; l'expiation devait suivre le crime : le serment prononcé devait s'accomplir.
Sur un signe, de Leuven ferma la porte : je me jetai sur Manceau, Hippolyte le bâillonna ; nous le déshabillâmes complètement, nous l'enveloppâmes dans le drap de lit d'Adolphe, nous le ficelâmes comme un saucisson, nous le descendîmes par un escalier dérobé, et nous allâmes le déposer à l'endroit le plus désert du parc, au beau milieu de la petite rivière, à un endroit où il avait pied, mais où, empêtré comme il l'était, il courait grand risque de le perdre au premier pas qu'il ferait.
Puis nous remontâmes tranquillement nous coucher, et reprîmes notre somme interrompu.
A dix heures, nous descendîmes pour déjeuner.
Notre arrivée était attendue avec impatience.
Tout le monde pouffait de rire en se regardant.
Ces demoiselles s'étaient partagé les rôles : les unes faisaient semblant de se gratter, les autres imitaient à demi-voix le coassement des grenouilles, les autres simulaient le chant du coq.
Nous restâmes impassibles. Seulement, nous demandâmes indifféremment des nouvelles de Manceau.
Personne ne l'avait vu. On se mit à table.
Le poulet était dur, disait Cécile ; on eût dit d'un vieux coq qui aurait chanté toute la nuit.
Augustine réclamait les grenouilles qu'elle avait vues, disait-elle, la veille à la cuisine. Avait-on changé leur destination ?... Les grenouilles étaient-elles perdues ?... Il fallait que les grenouilles se retrouvassent.
Louise demandait à Adolphe s'il n'était pas atteint d'une maladie contagieuse : depuis qu'il lui avait donné le bras pour passer dans la salle à manger, elle se sentait d'effroyables démangeaisons.
- Si Manceau était là, dis-je à Louise, tu pourrais lui demander une ordonnance pour les faire passer.
- Mais, en effet, dit madame Collard, où donc est Manceau ?
Même silence qu'à la première question.
La chose devenait grave, et l'on commençait à s'inquiéter du cher docteur. Cette absence n'était pas naturelle ; son habitude n'était point de s'absenter aux heures des repas.
On fit demander au concierge si Manceau n'était point sorti pour aller visiter quelque malade dans le village.
Le concierge n'avait pas aperçu Manceau.
- Moi, dis-je, je crois qu'il est noyé... Pauvre garçon !
- Et pourquoi cela ? demanda madame Collard.
- Parce que, hier au soir, il nous avait proposé une partie de bain ; mais nous avons si bien dormi, que nous avons manqué au rendez-vous qu'il nous avait donné dans sa chambre. Ne nous voyant pas venir, il aura été au bain tout seul.
- Oh ! mon Dieu ! dit madame Cappelle, le malheureux docteur ! il ne sait pas nager.
Sur ces paroles, ce fut parmi ces dames un choeur de désolation, près duquel celui des Israélites exilés était bien peu de chose.
Il fut convenu qu'aussitôt après le déjeuner, on se mettrait à la recherche de Manceau.
- Bon ! me dit tout bas de Leuven, je profiterai de l'absence de tout le monde pour écrire mes vers sur l'album de Louise.
- Et moi, répondis-je, je ferai sentinelle à la porte pour que vous ne soyez pas dérangé.
Chaque chose s'accomplit comme elle avait été projetée.
Toute cette ruche, qu'on appelait le château, essaima dans le jardin.
Les hommes graves, M. de Leuven le père, M. Collard, M. Méchin, demeurèrent au salon à lire les journaux.
Hippolyte fit une partie de billard avec Maurice.
De Leuven et moi, nous montâmes à la chambre de Louise, attenante à celle de M. Collard, et, tandis que je guettais sur le pallier, il écrivit ses quatre vers sur l'album.
A peine avait-il écrit le dernier, que nous entendîmes de grands cris, et qu'en nous approchant de la fenêtre, nous vîmes revenir tout courant au château Louise et Augustine.
Quant à Cécile, plus brave, elle était restée ferme à sa place, et regardait du côté de la rivière avec plus de curiosité que de frayeur.
- Bravo ! dis-je à Adolphe, voilà Manceau qui fait son effet.
Nous descendîmes vivement.
- Un revenant ! un revenant ! criaient Louise et Augustine ; un revenant dans la rivière !
- Oh ! mon Dieu ! demanda de Leuven, serait-ce déjà l'âme de ce pauvre Manceau qui s'ennuie là-bas ?
Ce n'était pas son âme, mais c'était son corps. A force de lutter contre ses cordes, Manceau avait dégagé un bras, puis deux ; ses deux bras dégagés, il avait ôté le mouchoir qui lui fermait la bouche ; le mouchoir ôté, il avait crié pour qu'on vînt à son aide ; malheureusement, le jardinier était au bout opposé du jardin. Il avait bien essayé de dénouer les cordes qui liaient ses jambes, comme il avait fait des cordes qui liaient ses mains ; mais, pour arriver à cela, il lui fallait mettre sa tête sous l'eau ; et, comme l'avait dit madame Cappelle, le malheureux docteur, ne sachant point nager, s'était abstenu de toute tentative pareille, retenu qu'il était par la crainte de la suffocation. Enfin, ses cris avaient attiré les jeunes filles ; mais, à la vue de cette figure enveloppée d'un drap et faisant des gestes désespérés, la peur s'était emparée d'elles, et, n'ayant aucune idée que Manceau pût se trouver au milieu de la rivière, affublé d'un pareil costume, elles avaient crié au spectre, et s'étaient enfuies. On envoya au malheureux Manceau le jardinier tant réclamé.
Il demandait ses habits à cor et à cris. Il était resté dans la rivière depuis sept heures du matin jusqu'à midi, et, quoique nous fussions à la fin de juillet, ce bain, infiniment trop prolongé, l'avait quelque peu refroidi. On lui bassina son lit, et on le coucha.
A partir de ce moment, Manceau fut l'objet de la pitié générale, et nous, nous fûmes celui de l'exécration universelle.
Car Manceau, Dieu lui fasse miséricorde ! Manceau eut la lâcheté de nous dénoncer.
De Leuven eut beau invoquer ses mains, rouges comme des écrevisses, et offrir de montrer le reste de sa personne, bien autrement rouge que ses mains ; Hippolyte eut beau réunir les grenouilles éparses dans sa chambre, et les apporter au milieu du salon ; j'eus beau aller chercher à la basse-cour le coq avec lequel j'avais dialogué toute la nuit, rien ne toucha nos juges ; nous fumes déclarés bannis de la société, pour tentative d'homicide avec préméditation sur le docteur Manceau.
Aussi nous promîmes-nous, à la première occasion, de le noyer tout à fait.
Exilé de la société des dames, je me réfugiai dans la salle de billard, où je reçus, de Maurice, ma première leçon. On verra que cette leçon me profita, et que, quatre ans après, dans une circonstance solennelle de ma vie, je tirai parti de l'art du doublé et du carambolage, dans lesquels j'avais fait quelques progrès.
La condamnation tint pendant toute la soirée, devenue pluvieuse, et que les jeunes filles passèrent dans la chambre de Louise.
Plusieurs fois, de Leuven essaya de s'introduire dans cette chambre, mais il fut constamment repoussé.
Il s'était fait en lui, depuis quatre heures de l'après-midi, un changement notable ; à la suite d'une conversation qu'il avait eue avec son père, et dans laquelle celui-ci m'avait paru s'être singulièrement moqué de lui, Adolphe était devenu inquiet, presque soucieux, et, quoique repoussé avec obstination de la chambre de Louise – où se tenait, comme je l'ai dit, la réunion –, il s'y représentait toujours avec acharnement.
- Ah ! bon, dis-je en moi-même après avoir réfléchi, il veut avoir des nouvelles de son quatrain, et savoir s'il a réussi.
Et, comme la raison pour que de Leuven insistât me paraissait suffisante, je n'en cherchai point d'autre.
Seulement, je regrettai, à part moi, de n'avoir pas, pour me faire pardonner mes fautes, les moyens que la nature partiale avait mis à la disposition d'Adolphe.
Ce regret me poursuivait dans la chambre d'Hippolyte, où nous nous étions retirés en nous demandant ce que pouvait être devenu de Leuven, disparu depuis une heure, lorsque tout à coup un grand bruit, au milieu duquel nous distinguions les cris Au voleur ! retentit dans le château. Comme nous étions encore tout habillés, nous nous élançâmes hors de notre appartement, et descendîmes vivement l'escalier.
Au bas de l'escalier était M. Collard, en chemise, tenant Adolphe au collet.
Le spectacle était étrange.
M. Collard avait l'air très furieux, et Adolphe fort contrit.
Sur ces entrefaites, M. de Leuven, qui n'était pas encore couché, arriva, calme comme toujours, les mains dans les goussets de son pantalon, et mâchant un cure-dent, selon son habitude.
Ce cure-dent était pour M. de Leuven une distraction obligée.
- Eh bien, qu'y a-t-il donc, Collard, et qu'avez-vous après ce garçon ?
- Ce que j'ai ? ce que j'ai ? s'écriait M. Collard s'exaspérant de plus en plus. J'ai que cela ne peut pas se passer ainsi !
- Bah ! et qu'est-il donc arrivé ?
- Ce qui est arrivé ?... Je vais vous le dire !...
- Pardon, mon père, disait Adolphe, qui tenait à placer quelques mots de justification, pardon, mon père, mais c'est que M. Collard se trompe... Il croit...
- Veux-tu bien te taire, malheureux ! s'écriait M. Collard en frappant du pied.
Puis, se retournant vers le comte de Ribbing :
- Venez, mon cher de Leuven, lui dit-il ; je vais vous dire où j'ai trouvé monsieur votre fils.
- Mais puisque je vous proteste, cher monsieur Collard, que c'était purement et simplement pour...
- Tais-toi ! interrompit M. Collard. Viens avec nous ; tu te justifieras, si tu peux.
- Oh ! dit Adolphe, ce ne sera pas difficile.
- C'est ce que nous verrons !
Et, poussant le jeune homme devant lui, il fit signe au comte de Ribbing d'entrer dans sa chambre, y entra lui-même, et ferma la porte à double tour.
Nous nous retirâmes silencieusement, Hippolyte, moi et les autres spectateurs de cette scène curieuse.
Au bout d'un quart d'heure, Adolphe revint.
Il avait l'oreille si basse, que nous n'osâmes point lui demander de détails. Nous nous couchâmes, ignorant la cause de tout ce bruit.
Mais, quand Hippolyte fut endormi, de Leuven vint me trouver, et me raconta tout.
Voici ce qui était arrivé :
Adolphe, comme je l'ai raconté, avait, le matin, écrit le fameux quatrain sur l'album de Louise.
Le quatrain écrit, nous étions sortis, aussi vivement que possible, de la chambre de la jeune fille.
Vers quatre heures, Adolphe n'avait pas pu y tenir, et, tirant son père à part, il lui avait dit son quatrain.
M. de Ribbing avait gravement écouté jusqu'à la dernière syllabe du quatrième vers ; puis il avait dit :
- Répète-moi donc un peu cela.
Et Adolphe avait répété complaisamment :

          Pourquoi dans la froide Ibérie,
          Louise, ensevelir de si charmants attraits ?
          Les Russes, en quittant notre belle patrie,
          Nous juraient cependant une éternelle paix !

- Il n'y a qu'un malheur, dit alors M. de Ribbing.
- Lequel ? demanda Adolphe.
- Oh ! presque rien... Tu as pris le sud pour le nord, l'Espagne pour la Russie.
- Ah ! s'écria Adolphe désespéré, c'est ma foi vrai !... J'ai mis Ibérie pour Sibérie.
- Je comprends, dit le comte ; cela fait mieux le vers, mais c'est moins exact.
Et, haussant les épaules, il s'éloigna en chantonnant un petit air, et en mâchant son cure-dent.
Adolphe était resté foudroyé. Il avait signé ce malheureux quatrain de toutes les lettres de son nom. Si l'album était ouvert, si le quatrain était lu, Adolphe était déshonoré !
Cette épée de Damoclès, suspendue sur la tête du pauvre poète, l'avait rendu soucieux pendant toute la soirée.
C'était pour arriver jusqu'à l'album de Louise qu'il avait tenté tous les efforts que j'ai racontés.
Mais on a vu que ses efforts avaient été infructueux.
La nuit venue, Adolphe avait pris une résolution désespérée : celle de pénétrer dans la chambre de Louise pendant son sommeil, de s'emparer de l'album, et de détruire la page accusatrice.
Cette résolution, vers onze heures, il l'avait mise à exécution.
La porte ouvertes sans trop grincer, avait donné passage à Adolphe, qui, le plus légèrement possible, sur la pointe du pied, n'ayant d'autre but, d'autre désir, d'autre espérance que d'arriver vers l'album, avait fait invasion dans la chambre virginale de sa jeune amie.
Tout avait bien été jusqu'à l'album. L'album, pris sur la table, serré par Adolphe contre sa poitrine, allait restituer, bon gré mal gré, les quatre vers qui rendaient leur auteur si malheureux, quand tout à coup Adolphe accroche un guéridon, qui tombe, et qui, en tombant, réveille Louise. Louise, réveillée, crie : « Au voleur ! » A ce cri : « Au voleur ! » M. Collard, dont la chambre touche à celle de sa fille, saute, en chemise, à bas de son lit, se heurte sur le palier contre de Leuven, l'empoigne au collet, et, comme nous l'avons vu, le soupçonnant, pauvre innocent Adolphe, d'un tout autre crime, le fait entrer dans sa chambre. Son père entre à son tour, et ferme la porte derrière lui.
Là, tout s'était expliqué, grâce à l'album, qu'Adolphe n'avait eu garde de lâcher. M. Collard s'était convaincu de visu de l'erreur géographique qu'Adolphe avait commise ; il avait compris l'importance de cette erreur, et, rassuré sur l'intention, il l'avait été bientôt sur le fait.
Il en résulta que la réputation de Louise ni celle d'Adolphe ne reçurent aucune tache de cet événement.
Comme, le lendemain, on continuait à nous bouder, Hippolyte et moi, pour l'aventure de Manceau, nous quittâmes Villers-Hellon sans rien dire à personne, et nous primes le chemin de Villers-Cotterêts.
Chose étrange ! depuis ce jour, je ne suis jamais rentré à Villers-Hellon.
Cette bouderie de jeunes filles a duré trente ans.
Une seule fois, j'ai revu Hermine, devenue madame la baronne de Martens, à la répétition de Caligula.
Une seule fois, j'ai revu Louise, devenue madame Garat, à un dîner donné à la Banque.
Une seule fois, j'ai revu Marie Cappelle, un mois avant qu'elle devint madame Lafarge.
Je n'ai jamais revu ni madame Collard ni madame Cappelle.
Toutes deux sont mortes. Oh ! mais, malgré ces trente ans d'absence, quand je ferme les yeux, morts ou vivants, je revois tout cela.
A propos, j'ai promis de raconter l'histoire de ce vieux médecin auquel Manceau avait succédé.
Ce serait faire tort à mes lecteurs que de ne pas leur tenir parole.
M. Paroisse habitait Soissons. Une clientèle fort clairsemée lui permettait de venir une fois par semaine dîner à Villers-Hellon, où il était toujours parfaitement reçu.
Cela durait depuis dix ans.
Un beau jour, M. Collard reçut un assez gros manuscrit, signé du digne docteur.
C'était la note de ses visites.
Il comptait chaque visite vingt francs, ce qui ne laissait pas que de faire une somme.
M. Collard paya, mais pria M. Paroisse de ne revenir désormais à Villers Hellon que quand il y serait appelé.
C'est à la suite de cet événement que Manceau avait été installé à demeure au château comme médecin ordinaire de la famille.
J'ignore ce qu'est devenu Manceau... Je crois que le pauvre diable est mort.
Heureusement, ce n'est pas des suites du bain que nous lui avons fait prendre.

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1998-2010
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