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Chapitre XLVI


Ma mère songe que j'ai quinze ans, et que la marette et la pipée ne peuvent pas me créer un brillant avenir. – J'entre dans l'étude de maître Mennesson, notaire, en qualité de saute-ruisseau. – Mon patron et mes collègues – La fontaine Eau-Claire.

Cependant, toutes ces parties de chasse, qui me procuraient une existence assez agréable, existence qui pouvait indéfiniment se continuer ainsi, en me supposant une vingtaine de mille livres de rente, ne constituaient pas un avenir à un pauvre diable, dont le patrimoine, malgré l'économie maternelle, fondait de jour en jour d'une effrayante façon.
J'avais quinze ans. On jugea qu'il était temps de me faire apprendre un état, et on se décida pour celui de notaire.
A cette époque, où non seulement un voile couvrait mon avenir, mais où je n'avais encore ressenti, vers cet avenir, aucune des aspirations qui m'y entraînèrent depuis, tout état, excepté celui de séminariste, m'était assez indifférent.
Ma mère, un beau matin, sortit donc de la maison, et, traversant la place en diagonale, alla demander à son notaire s'il voulait bien de moi pour son troisième clerc.
Le notaire répondit qu'il ne demandait pas mieux que de me recevoir chez lui, mais qu'il lui semblait, sauf erreur, que j'avais de telles dispositions pour la marette, pour la pipée et pour la chasse, qu'il était douteux que je devinsse jamais un écolier bien assidu de Cujas et de Pothier.
Ma mère poussa un soupir ; c'était peut-être bien aussi son opinion à elle même, mais elle n'en insista pas moins, et le notaire lui répondit :
- Eh bien, ma chère madame Dumas, puisque cela vous fait tant de plaisir, envoyez-le-moi toujours, et l'on verra.
Il fut donc décidé que, le lundi suivant, j'entrerais chez maître Mennesson : les gens polis disaient en qualité de troisième clerc, les autres en qualité de saute-ruisseau. On sait que c'est le mot consacré.
Cela me fit bien quelque peine de renoncer à ma douce indépendance ; mais je faisais un si grand plaisir à ma mère en adhérant à sa décision ; il y avait pour moi, disaient tous ses amis, un si bel avenir dans cette carrière que l'on m'ouvrait ; Lafarge on se rappelle le fils élégant et spirituel de ce chaudronnier chez lequel nous demeurions, Lafarge y faisait un chemin si brillant et si lucratif, que cette idée – que, quand j'aurais une étude qui rapporterait douze ou quinze mille francs par an, je pourrais faire comme lui de la marette et de la pipée sur une grande échelle – me séduisit infiniment.
J'entrai donc chez M. Mennesson.
M. Mennesson était, à cette époque, un homme de trente-cinq ans à peu prés, plutôt petit que grand, trapu, vigoureux ; bien pris de toute sa personne, au point de vue herculéen. Il avait les cheveux roux et courts, les yeux vifs, la bouche railleuse. C'était un homme d'esprit, brusque souvent, entêté toujours, voltairien enragé, et déjà républicain à une époque où personne ne l'était encore.
Le poème de la Pucelle était sa lecture favorite ; il en savait par coeur des chants tout entiers, et les disait volontiers dans ses moments de joyeuse humeur, ou après son dîner.
Il va sans dire qu'il choisissait alors les chants les plus impies et les plus libertins. On m'a dit que, depuis, sans cesser d'être républicain, il était devenu dévot outre mesure, et qu'aujourd'hui, il suivait, un cierge à la main, les processions, sur le passage desquelles, autrefois, il restait la tête couverte.
Dieu lui fasse miséricorde !
Deux personnages venaient avant moi dans la hiérarchie notariale : le premier et le deuxième clerc.
Le premier se nommait Niguet. C'était un garçon de vingt-six à vingt-huit ans, fils de notaire, petit-fils de notaire, neveu de notaire ; un de ces hommes qui viennent au monde avec une écriture en pattes de mouche, une signature illisible, et un parafe gigantesque au bout.
Le second était un garçon de mon âge, à peu près. Il était gras, il était jaune ; il avait le nez pointu. Il étudia dix ans pour être notaire, et finit par être garde forestier.
Je n'ai jamais entendu dire qu'il se fût élevé au-dessus du grade de simple garde, quoiqu'il eût de puissantes protections dans l'administration forestière, et trois ou quatre mille livres de rente, du chef de sa mère.
Il se nommait Ronsin.
L'apprentissage du notariat me fut assez doux. C'était un bon diable, au fond, que M. Mennesson, pourvu qu'on ne dît pas devant lui de bien des prêtres, et qu'on ne fit pas l'éloge des Bourbons.
Dans le cas contraire, son petit oeil gris s'enflammait. Il empoignait un Ancien Testament ou une histoire de France, ouvrait l'Ancien Testament au livre d'Ezéchiel, l'histoire de France au règne de Henri III, et commentait l'un et l'autre à la manière du Citateur de Pigault-Lebrun.
J'ai dit que j'étais entré chez M. Mennesson comme saute-ruisseau ; le titre m'avait d'abord humilié ; mais je vis bientôt que j'étais chargé, au contraire, du côté agréable de la profession de clerc de notaire.
M. Mennesson faisait beaucoup d'actes pour les paysans des villages environnants. Quand les paysans ne pouvaient pas se déranger, c'était moi qui recevais la mission d'aller leur faire signer les actes à domicile. Prévenu la veille de la course que j'avais à faire le lendemain, je prenais mes mesures en conséquence. Si c'était au temps de la chasse, j'avais un excellent compagnon de route, mon fusil : si la chasse était fermée, j'allais, dès le soir, tendre toutes les marettes qui gisaient sur ma route.
Dans le premier cas, il était bien rare que je ne rapportasse pas un lièvre ou un couple de lapins ; dans le second, une demi-douzaine de grives, de merles ou de geais, et une vingtaine de rouges-gorges et autres petits oiseaux.
Un jour, mon patron m'avertit que j'irais le lendemain à Crépy demander communication d'un acte à son confrère, maître Leroux.
Cette fois, comme le ruisseau était un peu large à sauter – il y a trois lieues et demie de Villers-Cotterêts à Crépy –, je fus prévenu qu'un boulanger, client de M. Mennesson, que le renseignement que j'allais chercher intéressait, mettait son cheval à ma disposition.
C'était toujours une fête pour moi que de monter à cheval, même sur un cheval de boulanger.
Je partis le matin, avec injonction de revenir le soir même, à quelque prix que ce fût. Outre le plaisir de la locomotion, j'étais encore attiré à Crépy par un autre attrait : j'allais revoir cette bonne famille chez laquelle nous avions reçu l'hospitalité du temps de l'invasion, et mes amis de Longpré.
J'ai raconté l'histoire de madame de Longpré, cette veuve d'un valet de chambre du roi Louis XV, laquelle vendait un à un les magnifiques plats de porcelaine qu'elle avait hérités de son mari, et dont le fils ainé, maréchal de logis des chasseurs, si brave en toute autre circonstance, tremblait et se cachait sous le lit quand il faisait de l'orage.
Je partis en me promettant de revenir le plus tard possible.
Je me tins religieusement parole. Je fis d'abord ma commission près de maître Leroux ; puis, ma commission faite, je commençai mes visites.
A sept heures du soir, je remontai à cheval et me remis en chemin.
C'était au mois de septembre. Les jours diminuaient sensiblement ; et comme, ce soir-là, le temps était sombre, presque pluvieux, il faisait déjà nuit depuis longtemps lorsque, en sortant de Crépy, je donnai le premier coup d'éperon à mon cheval.
Le chemin de Villers-Cotterêts à Crépy, ou plutôt de Crépy à Villers- Cotterêts – car c'est ainsi que nous allons le décrire topographiquement –, est une espèce de grande route, à peu près abandonnée comme communication commerciale ; à moitié chemin de Crépy à Villers-Cotterêts, elle rejoint, en dessinant par cette adjonction un Y gigantesque, la grande route de Villers-Cotterêts à Paris.
A un quart de lieue de Crépy, une portion de forêt, désignée sous le nom de bois du Tillet, s'étend jusqu'à la route, mais sans la traverser.
Une lieue et demie plus loin, la route, qui jusque-là a couru sur une surface plane, descend dans une espèce de ravin, au fond duquel coule une source, et est côtoyée, à sa gauche, par des carrières dont l'exploitation est abandonnée depuis longtemps.
La source a donné son nom à la localité, qui s'appelle la fontaine Eau Claire.
Les carrières, dont plusieurs s'ouvrent sombres et profondes sur la route, donnent à cet endroit un caractère de solitude menaçante, qui inspire un certain effroi aux gens du pays.
Il y a, dans ce ravin, des traditions de vols à main armée et d'assassinats, qui remontent à des époques inconnues, c'est vrai, mais qui sont constatées, comme celles de la forêt de Bondy, par des dictons populaires.
Nous nous contenterons de citer celui-ci, qui rime mal, mais que nous donnons simplement comme une recommandation locale, et non comme un exemple de poésie :

          A la fontaine Eau-Claire,
          Bois quand le jour est dans son clair.

Puis, une demi-lieue au-delà de la fontaine Eau-Claire, se présente, coupant transversalement la route, la charmante vallée de Vauciennes, qui conduit du moulin de Walue à Coyolle, au fond de laquelle serpente un ruisseau d'argent liquide, et dort ce fameux marais où Moinat faisait avec M. Deviolaine, ses preuves d'adresse sur les bécassines.
Là, le chemin descend par une pente rapide, et remonte par une pente plus rapide encore. Ces deux montagnes sont, pendant les jours de verglas, la terreur des voituriers, qui descendent l'une trop rapidement, et qui ne savent plus comment remonter l'autre.
Des attelages de boeufs stationnent au village, et font l'office de cabestans.
Le sommet de la seconde montagne, sommet du haut duquel on aperçoit Villers-Cotterêts, distant d'une lieue à peine, est couronné par un moulin à vent, appartenant à M. Picot, auquel, du reste, appartient une partie de la plaine de Noue, de Coyolle et de Largny.
Ce moulin à vent va jouer un grand rôle dans ce qui me reste à dire – car on comprend bien que ce n'est pas à titre de simple description que je viens de relever la route, peu intéressante pour mes lecteurs, de Villers-Cotterêts à Crépy. Ce moulin à vent, allais-je dire, est parfaitement isolé de toute habitation, et s'élève au-dessus du fond de Vouffly, à peu près à trois kilomètres de Largny, et à une lieue de Villers-Cotterêts.
Voilà donc la route que je suivais, au plus grand trot de mon cheval de boulanger, sous le pas duquel le pavé de Sa Majesté Louis XVIII résonnait lourdement.
Vers huit heures, à peu près, j'étais aux environs de la fontaine Eau-Claire.
J'ai déjà dit que le temps était sombre ; la lune, à son premier quartier, était voilée par de longs nuages courant rapidement au ciel, et dont les extrémités se frangeaient d'une espèce d'écume grise.
Je rapportais de l'argent. J'étais sans arme. J'avais quinze ans à peine ; les traditions de la fontaine Eau-Claire étaient vivantes dans mon esprit – toutes circonstances qui me faisaient légèrement battre le coeur.
A la moitié de la descente, je mis mon cheval au trot, et, grâce à une branche de chêne que j'avais cueillie au bois du Tillet, je parvins à le faire passer au galop.
Je franchis l'endroit dangereux, le malo sitio, comme on dit en Espagne, sans accident, et, quoique l'ayant franchi, je décidai que le galop serait désormais l'allure que j'imprimerais à mon cheval.
Cependant, force me fut de modérer cette allure à la descente et à la montée de Vauciennes ; mais à peine fus-je parvenu au sommet de la montagne, qu'à l'aide d'un coup d'éperon et de deux coups de baguette vigoureusement sanglés, ma monture reprit le galop.
Tout semblait sommeiller autour de moi. Le paysage, noyé dans l'obscurité, n'était vivifié ni par une lumière brillant à l'horizon, comme une étoile tombée sur la terre, ni par un aboi de chien, qui indique, dans le lointain invisible, la ferme qu'on sait y être, et que l'on cherche vainement des yeux.
Le moulin à vent était endormi comme le reste de la nature ; ses ailes, raides et immobiles, ressemblaient aux bras d'un squelette levés vers le ciel dans l'attitude du désespoir.
Seuls, les arbres de la route semblaient animés. Ils se tordaient et criaient sous le vent, lequel en arrachait violemment les feuilles, qui s'envolaient dans la plaine comme des bandes de sombres oiseaux.
Tout à coup, mon cheval, qui suivait le milieu de la route au grand galop, fit un écart si violent, si inattendu, qu'il m'envoya rouler à quinze pas sur le revers du chemin.
Après quoi, au lieu de m'attendre, il continua sa route en redoublant de vitesse, et en soufflant bruyamment avec ses naseaux.
Je me relevai, tout étourdi de ma chute, qui eût pu être mortelle si, au lieu de tomber sur la terre détrempée des bas côtés, j'étais tombé sur le pavé.
J'eus d'abord l'idée de courir après mon cheval ; mais il était déjà si loin, que je jugeai que ce serait peine perdue. Puis j'avais la curiosité de savoir quel objet l'avait pu si fort épouvanter.
Je me secouai, et, tout chancelant, regagnai le pavé.
A peine avais-je fait quatre pas, que j'aperçus un homme couché en travers de la route. Je crus que c'était quelque paysan ivre ; et, tout en me félicitant de ce que mon cheval ne lui avait point marché sur le corps, je me baissai pour l'aider à se relever.
Je touchai sa main : sa main était raide et glacée.
Je me redressai, regardant autour de moi, et il me sembla qu'à dix pas, dans le fossé, je voyais ramper une forme humaine.
L'idée me vint alors que cet homme immobile était assassiné, et que cette forme humaine qui se mouvait, pourrait bien être celle de son assassin.
Je n'en demandai pas davantage. Je sautai par-dessus le cadavre, et, comme venait de faire mon cheval, je pris le chemin de Villers-Cotterêts, à grande vitesse.
Sans m'arrêter, sans me retourner, sans respirer, je fis, en dix minutes peut- être, la lieue qu'il me restait à faire, et, haletant, couvert de sueur et de boue, j'arrivai chez ma mère, au moment où le boulanger lui racontait que son cheval venait de rentrer à l'écurie sans moi.
Ma mère était déjà fort effrayée ; mais elle le fut bien davantage quand elle me vit.
Je la pris à part, et lui racontai tout.
Ma mère me recommanda de ne pas dire un seul mot de ce que j'avais vu.
Si c'est réellement un homme assassiné, pensait-elle, il y aura une enquête, une instruction à Soissons, des assises à Laon ; je serais mêlé à tout cela, forcé, comme témoin, de comparaître à l'instruction et aux assises... Ce seraient des frais et des ennuis inutiles.
Ma mère, sous prétexte que j'étais trop fatigué, se chargea d'aller porter à M. Mennesson la réponse de maître Leroux, tandis que je changeais de linge et d'habits. Le linge était tout trempé de sueur, les habits tout trempés de boue.
La visite de ma mère à M. Mennesson ne fut pas longue. Elle avait hâte de revenir auprès de moi, et de me demander de nouveaux détails.
Le retour du cheval sans cavalier avait été mis sur le compte d'une simple chute. Comme la chose n'avait rien d'extraordinaire, le boulanger ne conçut aucun soupçon.
Nous passâmes une partie de la nuit, ma mère et moi, sans fermer l'oeil. Nous couchions non seulement dans la même chambre, mais encore dans la même alcôve. Elle ne tarissait pas en questions, et, moi, je ne me lassais pas, tant l'impression était profonde, de lui répéter dix fois le même détail.
Vers une heure de la nuit, nous nous endormîmes ; ce qui ne nous empêcha point d'être levés à sept heures du matin.
Toute la ville était en émoi.
Un voiturier de Villers-Cotterêts, que j'avais dépassé à moitié de la montagne de Vauciennes, avait rencontré le cadavre, l'avait chargé dans sa charrette, l'avait ramené à la ville, et avait fait sa déclaration.

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