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Chapitre XL


Chasse aux alouettes. – Je deviens fort en thème. – La perdrix démontée. – Au bout du fossé, la culbute. – La ferme de Brassoire. - Boutade de M. Deviolaine en trouvant sa femme accouchée.

Quel savant ornithologiste a découvert le premier la coquetterie des alouettes ? Quel profond philosophe a deviné qu'en agitant des plaques de métal ou de verre, les alouettes viendraient s'y mirer, pourvu que ces plaques fussent brillantes, et que, plus elles seraient brillantes, plus les folles petites bêtes viendraient facilement et abondamment ?
Ce plaisir de se voir coûta la vie à une vingtaine d'alouettes, et, pour ma part, je fus le bourreau de six.
J'avais tiré trente coups de fusil, à peu près ; mais M. Picot n'en déclara pas moins que c'était très bien pour un commençant, et que je donnais des espérances.
M. Picot ne s'était pas le moins du monde donné la peine de charger mon fusil, et il ne m'était arrivé aucun accident.
Aux premières maisons, je quittai M. Picot ; je tenais fort à traverser la ville, mon fusil sous le bras, mes alouettes au cou. Jamais Pompée ou César, rentrant à Rome en triomphateurs, ne furent aussi fiers que moi.
Hélas ! comme tout s'use en ce monde, joie, douleur et même vanité ! Un moment vint où, comme César, j'abandonnai le triomphe à mes lieutenants.
Je n'eus plus qu'une pensée : c'était la chasse promise pour le dimanche suivant, si l'abbé Grégoire était content de moi. On sait comment je faisais mes versions ; je jugeai à propos de ne rien changer à mes habitudes ; quant aux thèmes, j'y mis une telle attention, que l'abbé Grégoire déclara que, si je continuais, je pourrais avant un an entrer en sixième dans un collège de Paris.
En outre, j'appris pour ma satisfaction personnelle deux ou trois cents vers de Virgile.
Si mauvais latiniste que je sois, j'ai toujours adoré Virgile : cette compassion des exilés, cette mélancolie de la mort, cette prévoyance du Dieu inconnu qui sont en lui, m'ont dès l'abord souverainement attendri ; la mélodie de ses vers, leur facilité à être scandés me charmaient surtout, et parfois me bercent encore dans mes demi-sommeils. J'ai su par coeur des chants entiers de l'Enéide, et, aujourd'hui, je crois que je pourrais dire d'un bout à l'autre le récit d'Enée à Didon, quoique je ne sois pas capable de construire une phrase latine sans faire trois ou quatre barbarismes.
Le dimanche tant attendu arriva enfin ! Même insomnie pendant la nuit, même émotion au matin, même ardeur au départ. Ce jour-là, nous ne chassions plus au miroir, mais purement et simplement devant nous. Les perdrix partaient à des distances énormes. N'importe ! je tirais toujours ; seulement, rien ne tombait. Enfin, en arrivant à la crête d'une de ces montagnes, qu'on appelle chez nous des larris, je surpris une pariade qui partit à une portée ordinaire. J'envoyai mon coup de fusil au hasard : une des deux perdrix, atteinte à l'extrémité du fouet de l'aile, indiqua par la déclivité de son vol qu'elle était blessée.
- Touchée ! me cria M. Picot.
Je l'avais bien vu, qu'elle était touchée, et j'étais parti après elle.
Ce fut seulement quand je me sentis lancé sur la pente rapide que je compris mon imprudence. Au bout de vingt pas, je ne descendais plus, je bondissais ; au bout de trente, je ne bondissais plus, je volais, je sentais à tout moment mon équilibre près de se perdre ; ma vitesse s'accroissait en raison de ma pesanteur ; j'étais une application vivante du carré des distances de Galilée. M. Picot me voyait dégringoler sans pouvoir me retenir, tant j'étais lancé violemment vers un endroit où la montagne était coupée à pic par l'ouverture d'une carrière ; je voyais moi-même la direction que je prenais sans avoir la puissance de m'arrêter. Le vent avait emporté déjà ma casquette. Je jetai mon fusil, j'arrivai à cette ouverture. Tout à coup la terre me manqua, je sautai ou plutôt je tombai d'une hauteur de dix à douze pieds, et je disparus dans la neige, que le vent avait fort heureusement amassée en un douillet édredon d'un mètre d'épaisseur à l'endroit où j'étais tombé !
J'eus grand-peur, je l'avoue ; je me crus tué ! En tombant, je fermai les yeux ; sentant que je ne m'étais fait aucun mal, je les rouvris ; la première chose que je vis fut la tête de la chienne de M. Picot, qui me regardait du point où j'avais sauté, et où, plus maîtresse d'elle-même que moi, elle s'était arrêtée.
- Diane, criai-je, Diane, ici ! cherche, cherche !
Et, me relevant, je repris ma course après ma perdrix.
Je vis de loin M. Picot, qui, monté sur la pointe d'un rocher, levait les bras au ciel ; il m'avait cru broyé. Je n'avais pas même une égratignure.
Il faisait, dans le paysage, un effet que je n'oublierai jamais.
J'avais perdu de vue ma perdrix, mais je savais dans quelle direction elle s'était abattue. J'entraînai Diane dans cette direction. A peine eut-elle fait vingt pas, qu'elle rencontra et se mit à suivre la piste au petit trot.
- Laisse-la faire, me criait M. Picot, laisse-la faire. Elle en revoit, elle en revoit.
Je n'avais garde, je courais plus fort qu'elle, et devant elle. Enfin, le hasard me conduisit sur la perdrix, qui se mit à piéter comme piète une perdrix.
- La voilà, criai-je à M. Picot, la voilà ! Diane, Diane, ta ta ta ta ta !
Diane la vit ; il était temps, l'haleine me manquait. J'eus encore la force d'aller jusqu'à ce qu'elle la tînt gueuletée : je me jetai sur elle je la lui arrachai, je la levai par une patte pour la montrer à M. Picot, et je tombai.
Jamais je ne me sentis si près de rendre l'âme ; jamais mon dernier souffle ne fut plus proche de mes lèvres : quatre pas de plus, et mon coeur se brisait.
Tout cela pour une perdrix qui valait quinze sous !
Etrange valeur que celle qui est donnée aux choses par la passion !
Je m'étais presque évanoui ; mais, plus je me sentais près de l'évanouissement, plus je serrais ma perdrix, de sorte que je revins à moi, sans l'avoir abandonnée un seul instant.
M. Picot m'avait rejoint. Il m'aida à me relever. La perdrix était encore vivante ; il lui cogna le derrière de la tête sur le canon de son fusil, puis il la fourra dans ma carnassière toute voletante de douleur.
Je tournai ma carnassière de manière à pouvoir plonger les yeux dans le filet, et je regardai la pauvre bête agoniser jusqu'à la fin.
Alors, je m'aperçus que je n'avais plus ni fusil ni casquette.
Je me mis à la recherche de mon fusil, et M. Picot envoya Diane à celle de ma casquette.
Ce fut là que se borna ma chasse, ce jour-là ; c'était bien assez, Dieu merci ! Levaillant, après son premier éléphant tué sur les bords de la rivière orange, n'était pas plus heureux que moi.
Mon triomphe fut complet. En rentrant à la maison, je trouvai mon beau frère, qui arrivait de tournée.
Je lui montrai ma perdrix ; elle avait déjà fait connaissance avec la moitié de la ville.
Il me fit, du bout du doigt, une croix sur le front avec le sang de ma victime.
- Au nom de saint Hubert, me dit-il, je te baptise chasseur, et, maintenant que tu es baptisé...
- Eh bien ? demandai-je.
- Eh bien, je t'invite pour dimanche prochain à une battue chez M. Moquet de Brassoire.
Je bondis de joie : ces battues chez M. Moquet de Brassoire avaient une réputation départementale. On y tuait jusqu'à quarante ou cinquante lièvres.
- Oh ! mon Dieu ! murmura ma mère, il ne lui manquait plus que cela !
Cette invitation de mon beau-frère avait, pour ma mise hors de page, une tout autre importance que celle qu'elle paraissait avoir au premier abord.
Cette battue à Brassoire était une véritable chasse avec tous les grands tireurs des environs, avec M. Deviolaine surtout, qui, ayant une fois été mon compagnon de chasse, et ayant fraternisé dans la plaine, ne pouvait plus être mon ennemi dans la forêt.
Virgile et Tacite s'en ressentirent ; l'abbé Grégoire fut enchanté de moi, et il ne se trouva aucun obstacle, lorsque la carriole de chasse de M. Deviolaine s'arrêta devant notre porte, à ce que je montasse dedans.
C'était le samedi soir : la ferme de Brassoire, située entre les deux forêts de Villers-Cotterêts et de Compiègne, est distante de trois lieues et demie de Villers-Cotterêts. Il fallait donc aller y coucher la veille, pour commencer, le lendemain, la chasse avec le jour. Oh ! la forêt, comme elle me parut belle, quoique dépouillée de ses feuilles ! Il me sembla en prendre possession en conquérant. N'avais-je pas là, à mes côtés, le vice-roi de cette forêt, qui me traitait presque en homme, et cela, parce que j'avais des guêtres, une poire à poudre et un fusil !
M. Deviolaine jurait bien encore, mais ses jurons me paraissaient charmants et pleins de grâce ; j'aurais voulu jurer comme lui.
Un mois ou deux auparavant, sa famille s'était augmentée d'une petite fille. Au bout de treize ou quatorze ans, il avait pris, en tout bien tout honneur, l'idée à sa femme de lui faire ce cadeau.
M. Deviolaine l'avait accepté comme il acceptait tout, en grognant. Seulement, son excentricité s'était révélée par une de ces boutades grotesques qui lui étaient toutes particulières. Quoique la nouvelle venue fût grosse comme une rave à son arrivée en ce monde, sa mère avait fort crié en la mettant au jour.
Ces cris, M. Deviolaine les avait entendus de son cabinet ; mais, comme, avec son apparente brutalité, il ne pouvait pas voir souffrir un pigeon, il s'était bien gardé de paraître, tant que les cris avaient duré. Les cris éteints, il avait prêté une oreille plus tranquille aux autres bruits ; il avait entendu des pas dans son escalier. la porte de son cabinet s'était ouverte, et la cuisinière avait apparu sur le seuil.
- Eh bien, Joséphine ? avait demandé M. Deviolaine.
- Eh bien, monsieur, c'est fini. Madame est accouchée.
- Heureusement ?
- Heureusement.
- De quoi ?
- D'une fille.
M. Deviolaine fit entendre un grognement des plus significatifs.
- Oh ! mais, ajouta vivement Joséphine, jolie, jolie comme les Amours ! C'est tout le portrait de monsieur.
- En ce cas, grommela M. Deviolaine, en voilà une qui ne trouvera pas facilement à se marier. Tout mon portrait, tant pis ! tant pis, morbleu ! tant pis !... Je n'en fais jamais d'autre !
Et il s'achemina vers la chambre de sa femme.
Nous étions là, ma mère et moi ; l'accouchée était dans son lit. Une adorable petite fille blanche et rose, qui, sous le nom de madame Davesne, est encore aujourd'hui une des jolies femmes de Paris, attendait dans des langes garnis de dentelles la visite de M. Deviolaine.
Il entra, le cou dans les épaules, les mains dans les poches, regarda autour de lui, étudia la topographie de la salle, et alla droit au berceau, dont il inspecta la mignonne habitante en fronçant son gros sourcil noir.
Puis, se retournant vers sa femme :
- Et c'est pour cet embryon-là que vous avez fait tant de tapage, madame Deviolaine ? demanda-t-il.
- Mais oui, sans doute, dit l'accouchée.
- Peuh ! fit M. Deviolaine en haussant les épaules, quand je ne suis pas constipé, je fais des crottes plus grosses que ça...
- Bonjour, madame Dumas ! Bonjour, morveux !
Et, tournant sur les talons, il sortit comme il était entré.
- Merci, monsieur Deviolaine, dit l'accouchée. Ah ! je vous réponds bien que ce sera la dernière, celle-là !
Madame Deviolaine a tenu parole.
Eh ! oui, chère et jolie Louise, voilà comme vous avez été traitée le jour de votre naissance. Vous vous en êtes bien vengée en restant mignonne et charmante, comme je vous ai vue la dernière fois que je vous ai rencontrée.

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