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Chapitre XXXV


Le général Exelmans. – Son procès. – Les deux frères Lallemand. - Leur conspiration. – Ils sont arrêtés et traversent Villers-Cotterêts. – Quel affront ils y subissent.

Qu'on nous permette de remonter un peu plus haut. Notre habitude du drame nous fait toujours, et en tout point, préférer les expositions bien claires et bien lucides. On sait dans quel système de réaction était entré le gouvernement de Louis XVIII, et quelles. persécutions éprouvèrent, pendant la première restauration, les hommes qui avaient servi sous l'usurpateur, comme on l'appelait.
L'indiscrétion de quelques chefs du parti désigné sous le nom d'ultra- royaliste avait révélé les desseins de la monarchie ; un de ces desseins, disait-on, était de se défaire des bonapartistes, comme on s'était défait des protestants, sous Charles IX.
Plus le bruit était absurde, plus facilement on y crut : on tenait les Bourbons pour capables des projets les plus insensés. Aussi y eut-il, je ne dirai pas grand effroi parmi ceux qui étaient menacés – les vieux compagnons de l'empereur ne s'effrayaient pas facilement –, mais grande rumeur. Les uns sortaient de Paris, espérant éveiller moins de haine en s'éloignant de cet éternel foyer d'intrigues ; les autres se réunirent, s'armèrent et résolurent de vendre chèrement leur vie. Le gouvernement alors s'inquiéta de ces réunions, voulut les dissoudre et, pour arriver à ce but, il interdit à tous officiers généraux de séjourner à Paris sans autorisation ; ordonnant à ceux qui n'étaient pas nés dans la capitale de retourner à l'instant dans leurs foyers. On comprend quelle exaspération, dans ce moment de passions violentes, fut la suite de cette mesure. Les officiers en non-activité protestèrent contre elle, et s'engagèrent mutuellement à résister. Forcés par le ministère d'opter entre Paris et leur demi-solde, quelques-uns, quoique pauvres, préférèrent l'indépendance à la soumission.
Le gouvernement, irrité de cette résistance, chercha l'occasion de faire un grand exemple ; elle se présenta.
Une lettre du général Exelmans à Murat avait été saisie et ouverte. Le général félicitait le roi de Naples sur la conservation de sa couronne, et lui disait que des milliers de braves accourraient pour défendre son trône, s'il était encore menacé.
Le maréchal Soult était ministre de la guerre. Il mit à l'instant même le général Exelmans en non-activité, et lui prescrivit de se rendre immédiatement, et jusqu'à nouvel ordre, à soixante lieues de Paris.
Mais Exelmans refusa d'obéir. Le ministre, prétendait-il, n'avait pas le droit d'éloigner de leur domicile les officiers employés non activement.
Le maréchal le fit arrêter, et le déféra à un conseil de guerre, sous la double prévention d'avoir désobéi à son chef, et d'avoir entretenu une correspondance avec les ennemis de l'Etat.
Le général Exelmans fut acquitté.
Ce fut un coup terrible pour le gouvernement.
Les militaires en non-activité ne lui devaient plus obéissance.
Alors, eux-mêmes comprirent, à cette haine qu'ils avaient pour lui, que la haine qu'il avait pour eux se manifesterait par quelque terrible explosion : ils résolurent de la prévenir.
Un conciliabule fut tenu chez un des généraux les plus compromis par ses opinions napoléoniennes – chez Drouet d'Erlon, je crois – ; il se composait d'officiers à la demi-solde et d'officiers en activité. Il fut convenu que tout militaire en activité, et ayant un commandement, marcherait à un moment donné sur Paris, avec les soldats dont il pourrait disposer. Cinquante mille hommes devaient se trouver à la fois dans la capitale ; c'était plus qu'il n'en fallait pour dicter des conditions. On exigerait du roi le renvoi du ministère, et on le forcerait de chasser hors de France tous ceux qui étaient désignés par l'opinion publique comme des ennemis de la charte et des perturbateurs du repos et du bonheur publics.
Ce conciliabule avait eu lieu et ces résolutions avaient été prises avant le débarquement de Napoléon ; mais, comme le mouvement éclata simultanément avec le retour de l'île d'Elbe, on les rattacha d'abord l'un à l'autre.
Les généraux qui étaient entrés le plus avant dans la conspiration étaient Drouet d'Erlon, que nous avons déjà nommé, Lefèvre-Desnouettes et les deux frères Lallemand.
Le duc de Trévise, tenant sous ses ordres le comte d'Erlon, avait le commandement de la 16e division militaire, dont le chef-lieu était à Lille. Vers la fin de février, il s'absenta de son commandement. Le moment paraissait favorable : le comte d'Erlon résolut d'en profiter. – Le moment était, en effet, d'autant plus favorable, que le télégraphe venait de transmettre la nouvelle du débarquement de Napoléon. La garnison de Lille, trompée par des ordres supposés, se mit, conduite par le comte d'Erlon, en marche le 8 mars ; mais elle fut rencontrée en route par le duc de Trévise, que rappelait à Lille l'étrange nouvelle qui bouleversait l'Europe ; il interrogea les généraux qui conduisaient ces colonnes, devina le complot, donna contrordre, et rentra dans la ville avec son corps d'armée.
Pendant ce temps, Lefèvre-Desnouettes avait agi de son côté. Croyant la garnison de Lille en route, et ignorant ce qui venait de se passer, il avait mis en mouvement le régiment des anciens chasseurs de la garde, qu'il commandait ; mais, arrivé à Compiègne, c'est-à-dire à sept lieues de chez nous, il trouva le 6e chasseurs – qui portait le nom de régiment de chasseurs du duc de Berry – rangé en bataille, ayant à sa tête son colonel M. de Talhout. A cette vue, Lefèvre-Desnouettes s'arrête muet et ne sait que répondre à ses officiers et à ceux du 6e chasseurs qui lui demandent la cause de son trouble. Il sort brusquement de Compiègne, rencontre le général Lyom, major du régiment des chasseurs royaux, lui dévoile une partie de son projet, lui propose d'entrer dans la conspiration et de la seconder. Le major Lyom refuse ; Lefèvre-Desnouettes s'aperçoit qu'il n'y a rien à faire de ce côté, qu'il risque sa vie en s'entêtant. Il troque alors son uniforme contre un habit de paysan, et se dirige à travers terres vers Châlons, où commande le général Rigaut, qu'il sait être partisan fanatique de Napoléon.
De leur côté, les deux frères Lallemand, dont un était général d'artillerie, s'étaient portés sur la Fère avec les deux autres escadrons des chasseurs royaux. Leur intention était de s'emparer de l'arsenal et du parc d'artillerie. Ils essayèrent de séduire les canonniers d'abord, puis, ensuite, d'entraîner à leur cause le général d'Aboville, commandant l'école d'artillerie ; mais, des deux côtés, ils échouèrent : soldats et général tinrent bon. Le général d'Aboville, secondé par le major du 2e régiment d'artillerie Pion, fit prendre les armes à la garnison, plaça une partie des troupes à l'arsenal et aux portes de la ville, fit charger les armes, et mettre les canons en batterie. C'était une tentative manquée, comme celle de Lefèvre-Desnouettes. Les deux frères se retirèrent, suivis d'un petit nombre de canonniers qui s'étaient réunis à eux, mais qui se dispersèrent devant la poursuite ordonnée, de sorte que les deux frères Lallemand se trouvèrent contraints de fuir, sans savoir, comme Lefèvre-Desnouettes, où aller, et se perdirent dans un pays qu'ils ne connaissaient pas.
Cela se passait à treize lieues seulement de Villers-Cotterêts.
La tentative avait eu lieu le 10 mars.
Le 12, la gendarmerie de Villers-Cotterêts reçut des ordres pour se mettre en campagne ; les fugitifs, disait-on, avaient été vus du côté de La Ferté-Milon.
Nous vîmes passer les gendarmes, et nous connûmes le but de leur expédition par un de mes camarades, nommé Stanislas Leloir, qui était le fils d'un ancien brigadier, tué aux environs de Villers-Cotterêts pendant la campagne de 1814.
Toutes ces nouvelles – soit qu'elles vinssent de Paris, soit qu'elles arrivassent de Compiègne ou de La Fère – mettaient, comme on le comprend bien, notre petite bicoque en grande révolution. L'épithète de bonapartistes, dont on faisait un substantif accusateur, résonnait plus que jamais à mon oreille ; mais, vu la circonstance, ma mère m'avait fort recommandé de ne plus la relever, je me laissais donc appeler bonapartiste tant qu'on voulait ; en outre, le soir, il se formait des bandes de vingt-cinq ou trente gamins, qui ouvraient les portes des personnes d'opinion suspecte, et qui entraient jusqu'au fond des maisons, en criant : Vive le roi ! et forçant les gens de crier comme eux. Dix fois par soirée, notre porte, qui donnait sur la rue, était ouverte par ces sortes de rassemblements, et ces cris étaient proférés à nos oreilles avec une persistance rageuse qui ne laissait pas que d'être inquiétante.
Le jour, tout le monde se tenait sur les places. Comme Villers-Cotterêts, grande route de Paris à Mézières passant par Soissons et Laon, est une des artères vitales qui fécondent la France du Nord il y passe force voitures, force diligences, force courriers. Ces voitures, ces diligences, ces courriers apportaient parfois des nouvelles particulières que les journaux ne donnaient pas. C'est ainsi qu'on apprit, les 13 et 14 mars, l'entrée à Grenoble et à Lyon, entrée dont les journaux ne parlaient point encore, ou ne parlaient que pour la contester.
Ainsi, le 14, on venait d'apprendre que Napoléon était entré à Lyon, que le comte d'Artois, comme le duc d'Orléans, avait été forcé de revenir sans armée, lorsque l'on entendit tout à coup un grand bruit vers l'extrémité de la rue de Largny. Comme la rue forme une ligne parfaitement droite, on se tourna de ce côté, et l'on aperçut trois cabriolets, attelés en poste et escortés par un fort piquet de gendarmerie.
Chacun se précipita au-devant de ces voitures. Dans chaque cabriolet était un officier général, assis entre deux gendarmes. Outre ces six gendarmes, assis côte à côte avec les trois prisonniers, six autres gendarmes faisaient escorte.
Les voitures venaient au grand trot, et purent conserver cette allure tant qu'elles suivirent la rue de Largny, qui est assez large ; mais, lorsqu'elles arrivèrent à la rue de Soissons, rue étroite et accidentée, force fut, à cause de l'encombrement, d'aller au pas.
Pendant ce temps, on s'était informé, et l'on avait appris que ces officiers généraux étaient ces mêmes frères Lallemand, à la recherche desquels la gendarmerie s'était mise la veille, qu'elle avait joints, vers six heures du matin, aux environs d'un petit village nommé Mareuil, et qui, montés sur des chevaux harassés, harassés eux-mêmes d'une course de trois jours à travers les terres et à travers les bois, s'étaient rendus presque sans résistance.
Les deux frères Lallemand occupaient les deux premiers cabriolets ; le troisième, autant que je puis me le rappeler, était occupé par un simple aide de camp, capitaine ou officier d'ordonnance.
On les conduisait à La Fère, disait-on, pour les fusiller. Ils étaient pâles, mais paraissaient calmes.
Cependant, depuis leur entrée dans la ville, des cris furieux les avaient accueillis ; les postillons, sur un signe de la gendarmerie avaient redoublé de vitesse ; mais, comme je l'ai dit, en arrivant à la rue de Soissons, il fallut bien, sinon s'arrêter, du moins prendre le pas ; alors les cabriolets marchèrent lentement au milieu de la population, pressée aux deux côtés de la rue. Les généraux, qui sans doute avaient cru à l'unanimité d'une pensée napoléonienne par toute la France, paraissaient regarder avec étonnement la population presque entière de cette petite ville soulevée autour d'eux d'une façon si hostile, quand tout à coup, de la boutique d'un chapelier, sortit une femme furieuse, pâle de colère, échevelée comme une Euménide, qui, écartant tout le monde, passant entre les chevaux des gendarmes, s'élança sur le marchepied de la première voiture, et cracha au visage du général Lallemand, en même temps qu'elle allongeait la main pour lui arracher ses épaulettes, et, d'une voix saccadée et hurlante, elle l'accabla d'immondes injures.
Le général fit un mouvement pour se reculer au plus profond de la voiture, et, d'une voix où perçait plus de pitié que de colère :
- Qu'est-ce que cette malheureuse ? demanda-t-il.
Les gendarmes écartèrent aussitôt cette femme ; elle se mit à courir après les voitures, qui devaient relayer à la poste, c'est-à-dire à cent pas de là.
Mais son mari, ses enfants et trois ou quatre voisins s'attachèrent à elle, et l'empêchèrent d'aller plus loin.
Cette effroyable scène, il faut le dire, avait péniblement ému toute la ville. A partir de ce moment, les cris cessèrent ; on continua d'accompagner les prisonniers, de les regarder avec curiosité, mais en silence. On les conduisait à La Fère, comme nous avons dit, pour leur faire leur procès, et les fusiller ; mais ils devaient passer toute la nuit à Soissons. On voulait éclairer la route, afin de s'assurer si quelque parti révolté ne les attendait pas pour les enlever.
Au milieu de tout ce tumulte, de toute cette émotion, et comme je regardais les voitures s'éloigner par la route de Soissons, je sentis que l'on me prenait par la main ; je me retournai : c'était ma mère.
- Viens, me dit-elle tout bas, en accompagnant cette parole d'un signe de tête.
Je sentais qu'il y avait dans ce viens et dans ce signe quelque chose d'important.
Ma mère me ramena à la maison. Elle paraissait violemment émue.

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