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Chapitre CCLXI


Eugène Sue. – Sa famille, sa naissance, son parrain et sa marraine, son éducation. – La cave du docteur Sue. – Choeur de botanistes. – Comité de chimie. – Dîner sur l'herbe. – Eugène Sue part pour l'Espagne. – Son retour. – La chambre de Ferdinand Langlé. – Le capitaine Gauthier.

A vingt kilomètres de Grasse existe un petit port de mer que l'on appelle La Calle ; c'est le berceau de la famille Sue, célèbre à la fois dans les sciences et dans les lettres.
La Calle est encore peuplée par des membres de cette famille, qui composent à eux seuls la moitié peut-être de la population.
C'est de là que, vers la fin du règne de Louis XIV, partit un jeune étudiant aventureux, qui vint s'établir médecin à Paris.
Ayant réussi, il appela ses neveux dans la capitale.
Deux d'entre eux s'y distinguèrent particulièrement : Pierre Sue, qui devint professeur de médecine légale et bibliothécaire de l'Ecole : celui-ci a laissé des oeuvres de haute science. Jean Sue, qui fut chirurgien en chef de l'hôpital de la Charité, professeur de l'Ecole de médecine, professeur d'anatomie à l'Ecole des beaux-arts, chirurgien du roi Louis XVI.
Ce dernier eut pour successeur et continuateur Jean-Joseph Sue, qui outre la place de professeur des Beaux-Arts, qu'il hérita de son père, devint médecin en chef de la garde impériale, et, plus tard, médecin en chef de la maison militaire du roi.
Ce fut le père d'Eugène Sue, et le même qui soutint contre Cabanis la fameuse discussion à propos de la guillotine, lorsque son inventeur prétendit que les guillotinés en seraient quittes pour une légère fraîcheur sur le cou ; Jean-Joseph Sue était, au contraire, pour la persistance de la douleur, et il défendit son opinion par des arguments qui prouvaient sa science profonde de l'anatomie, et par des exemples pris, les uns chez les médecins allemands, et les autres sur nature.
Nous avons lu toute cette discussion à propos de nos Mille et Un Fantômes ; et nous déclarons y avoir pris un vif intérêt.
Eugène Sue naquit le 1er janvier 1803. Il a, par conséquent, cinq mois de moins que moi, et quelques jours de plus que Victor Hugo.
Il eut pour parrain le prince Eugène, pour marraine l'impératrice Joséphine ; de là son prénom d'Eugène.
Il fut nourri par une chèvre, et a conservé longtemps les allures brusques et sautillantes de sa nourrice.
Il fit ou plutôt ne fit pas ses études au collège Bourbon : comme tous les hommes qui doivent conquérir dans les lettres un nom original et une position éminente, c'était un exécrable écolier.
Son père, médecin de dames, faisant un cours d'histoire naturelle à l'usage des gens du monde, s'était remarié trois fois. Il était riche de deux millions, à peu près, et demeurait rue du Chemin-du-Rempart, rue qui a disparu, et qui était située derrière la Madeleine. Tout ce quartier alors était occupé par des chantiers ; le terrain n'y valait pas le quart de ce qu'il vaut aujourd'hui. M. Sue y possédait une belle maison avec un magnifique jardin.
Dans la même maison que M. Sue demeurait sa soeur, mère de Ferdinand Langlé, qui en collaboration avec Villeneuve, a fait, de 1822 à 1830, une cinquantaine de vaudevilles.
A l'époque où nous en sommes, 1817 ou 1818, les deux cousins allaient ensemble au collège Bourbon, c'est-à-dire Ferdinand Langlé allait au collège, et Eugène Sue était censé y aller.
Il avait un répétiteur à domicile, le père Delteil, brave Auvergnat de cinq pieds de haut, qui, pour remplir son devoir de répétiteur, n'hésitait pas à soutenir des luttes corps à corps avec son élève, lequel fuyait dans le jardin, mais fuyait à la manière de la Galatée de Virgile, pour être poursuivi.
Une fois arrivé dans le jardin, l'écolier rebelle se trouvait à la fois dans un arsenal d'armes défensives et offensives.
Les armes défensives, c'étaient les plates-bandes du jardin botanique, dans lesquelles il se réfugiait, et où son répétiteur n'osait le poursuivre, de peur de fouler aux pieds ces plantes rares que l'écolier fugitif écrasait impitoyablement, sans remords et à pleines semelles. Les armes offensives, c'étaient les échalas portant, sur des étiquettes, les noms scientifiques des plantes, échalas qu'Eugène Sue convertissait en javelots, et dont il accablait son maître avec une habileté qui aurait fait honneur à un élève de Castor et Pollux, les deux plus habiles lanceurs de javelots de l'Antiquité.
Quand il fut démontré au père d'Eugène que la vocation de son fils était de lancer le javelot, et non d'expliquer Horace et Virgile, il le tira du collège, et le fit entrer comme chirurgien sous-aide à l'hôpital de la maison du roi, dont il était chirurgien en chef, et qui était situé rue Blanche.
Eugène Sue trouva là son cousin Ferdinand Langlé et le futur docteur Louis Véron.
Nous avons dit qu'Eugène Sue avait beaucoup du caractère de sa nourrice : c'était le franc gamin de bonne maison, toujours prêt à faire quelque méchant tour, même à son père, surtout à son père, qui venait de se remarier et le tenait très rudement.
Mais aussi on se vengeait bien de cette rudesse !
Le docteur Sue occupait ses élèves à lui préparer son cours d'histoire naturelle ; la préparation se faisait dans un magnifique cabinet d'anatomie qu'il a laissé par testament aux Beaux-Arts. Ce cabinet contenait, entre autres choses, le cerveau de Mirabeau, conservé dans un bocal.
Les préparateurs en titre étaient Eugène Sue, Ferdinand Langlé et un de leurs amis nommé Delâtre, qui fut depuis, et qui est probablement encore docteur-médecin, les préparateurs amateurs étaient un nommé Achille Petit et ce vieil et spirituel ami dont j'ai déjà tant parlé, James Rousseau.
Les séances de préparation étaient assez tristes, d'autant plus tristes qu'on avait devant soi, à la portée de la main, deux armoires pleines de vins près desquels le nectar des dieux n'était que de la blanquette de Limoux : ces vins étaient des cadeaux, qu'après 1814, les souverains alliés avaient faits au docteur Sue. Il y avait des vins de Tokai donnés par l'empereur d'Autriche, des vins du Rhin donnés par le roi de Prusse, du johannisberg donné par M. de Metternich, et, enfin, une centaine de bouteilles de vin d'Alicante données par madame de Morville, et qui portaient la date respectable, mieux que respectable, vénérable de 1750.
On avait essayé de tous les moyens pour ouvrir les armoires : elles avaient vertueusement résisté à la persuasion comme à la force ; on désespérait de faire jamais connaissance avec l'alicante de madame de Morville, avec le johannisberg de M. de Metternich, avec le liebfraumilch du roi de Prusse, et avec le tokai de l'empereur d'Autriche, autrement que par les échantillons que, dans ses grands dîners, le docteur Sue versait à ses convives dans des dés à coudre, lorsqu'un jour, en fouillant dans un squelette, Eugène Sue y trouva, par hasard, un trousseau de clefs.
C'étaient les clefs des armoires !
Dès le premier jour, on mit la main sur une bouteille de vin de Tokai au cachet impérial, et on la vida jusqu'à la dernière goutte ; puis on fit disparaître la bouteille.
Le lendemain, ce fut le tour du johannisberg ; le surlendemain, du liebfraumilch ; le jour suivant, de l'alicante.
On fit de ces trois bouteilles comme de la première.
Mais James Rousseau, qui était l'aîné, et qui, par conséquent, avait une science du monde supérieure à celle de ses jeunes amis, lesquels hasardaient leurs premiers pas sur le terrain glissant de la société, James Rousseau fit judicieusement observer qu'au train dont on y allait, on creuserait bien vite un gouffre, que l'oeil du docteur Sue plongerait au fond de ce gouffre, et qu'il y trouverait la vérité.
Il fit alors cette proposition astucieuse, de boire chaque bouteille au tiers seulement, de la remplir d'une composition qui, autant que possible, se rapprocherait du vin, de la reboucher artistement, et de la remettre ensuite à sa place.
Ferdinand Langlé approuva la proposition, et ajouta un amendement : c'était de procéder à cette grande solennité de l'ouverture de l'armoire à la manière antique, c'est-à-dire avec accompagnement de choeurs.
Ces deux propositions passèrent à l'unanimité.
Le même jour, on ouvrit l'armoire sur un choeur imité de la Leçon de botanique de Dupaty.
Le coryphée chantait :
          Que l'amour et la botanique
          N'occupent pas tous les instants ;
          Il faut aussi que l'on s'applique
          A boire le vin des parents !

Choeur.
          Buvons le vin des grands parents !

Et on joignait l'exemple au précepte.
Une fois en train, on composa un second choeur pour le travail. – Ce travail consistait particulièrement à empailler de magnifiques oiseaux que l'on recevait des quatre parties du monde.
Voici le choeur des travailleurs :
          Goûtons le sort que le ciel nous destine ;
          Reposons-nous sur le sein des oiseaux ;
          Mêlons le camphre à la térébenthine
          Et par le vin égayons nos travaux.

Sur quoi, on buvait une seconde gorgée à la bouteille, qui se trouvait à moitié vide.
Il s'agissait de suivre l'ordonnance de James Rousseau, et de la remplir.
A cet effet, on avait nommé un comité de chimie, composé de Ferdinand Langlé, d'Eugène Sue et de Delâtre ; plus tard, Romieu y fut adjoint.
Ce comité de chimie faisait un affreux mélange de mélasse, de réglisse et de caramel, remplaçait le vin bu par ce mélange improvisé, rebouchait la bouteille aussi soigneusement que possible, et la remettait à sa place.
Quand c'était du vin blanc, on clarifiait la préparation avec du blanc d'oeuf battu.
Mais la punition retombait parfois sur les coupables.
M. Sue donnait de grands et magnifiques dîners ; au dessert, on buvait tantôt l'alicante de madame de Morville, tantôt le tokai de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, tantôt le johannisberg de M. de Metternich, tantôt le liebfraumilch du roi de Prusse.
Tout allait à merveille, si l'on tombait sur une bouteille vierge ; mais, si l'on tombait sur une bouteille revue et corrigée par le comité de chimie...
Il fallait avaler le breuvage !
Le docteur Sue goûtait son vin, faisait une légère grimace, et disait :
- Il est bon, mais il demande à être bu.
Et c'était une si grande vérité, et le vin demandait si bien à être bu, que, le lendemain, on recommençait à boire.
Tout cela devait finir par une catastrophe, et, en effet, cela finit ainsi.
Un jour que l'on croyait le docteur Sue à sa campagne de Bouqueval, d'où l'on comptait bien qu'il ne reviendrait pas de la journée, on s'était, à force de séductions sur la cuisinière et les domestiques, fait servir dans le jardin un excellent dîner sur l'herbe.
Tous les empailleurs, comité de chimie compris, étaient là, couchés sur le gazon, couronnés de roses comme des Sybarites, buvant le tokai et le johannisberg, ou plutôt l'ayant bu, quand, tout à coup, la porte de la maison donnant sur le jardin s'ouvre et le commandeur apparaît.
Le commandeur, c'était le docteur Sue.
Chacun s'enfuit et se cache ; Rousseau seul prend son verre plein, remplit un second verre, et, tout en trébuchant, s'avance droit vers le docteur.
- Ah ! mon bon monsieur Sue, dit-il, voilà de fameux tokai ! A la santé de l'empereur d'Autriche !
On devine la colère dans laquelle entra le docteur en retrouvant, sur le gazon, le cadavre d'une bouteille de tokai, de deux bouteilles de johannisberg, et de trois bouteilles d'alicante. – on avait bu l'alicante à l'ordinaire.
Les mots de vol, d'effraction, de procureur du roi, de police correctionnelle grondèrent dans l'air comme gronde la foudre dans un nuage de tempête.
La terreur des coupables fut profonde. Delâtre connaissait un puits desséché aux environs de Clermont, et proposait de s'y réfugier !
Huit jours après, Eugène Sue partait, comme sous-aide, pour faire la campagne d'Espagne de 1823.
Il fit cette campagne, resta un an à Cadix, et ne revint à Paris qu'au commencement de 1825.
Le feu du Trocadéro lui avait fait pousser cheveux et moustaches : il était parti imberbe comme une pomme d'api, il revenait chevelu comme un roi de la première race, barbu comme un moujik.
Cette croissance capillaire flatta sans doute l'amour-propre du docteur Sue, mais ne relâcha en rien les cordons de sa bourse, qu'il tenait très serrés.
Desforges, qui avait une petite fortune à lui, Ferdinand Langlé, que sa mère adorait, étaient les deux Crassus de la société. Quelquefois, comme faisait Crassus à César, ils prêtaient, non pas trente millions de sesterces, mais vingt, trente, quarante, cinquante et même jusqu'à cent francs aux plus nécessiteux de la joyeuse bande.
Outre sa bourse, Ferdinand Langlé mettait à la disposition de ceux des membres de la société qui n'étaient jamais sûrs ni d'un lit ni d'un souper, sa chambre dans la maison de M. Sue, et l'en-cas que sa mère lui faisait préparer tous les soirs.
Ferdinand Langlé, déjà grand garçon de vingt-trois ans, auteur d'une douzaine de vaudevilles, amant de cette charmante fille, morte avant l'heure de sa mort, que l'on appelait Fleuriet, et qui était actrice au Gymnase ; Ferdinand Langlé rentrait rarement chez lui ; mais, comme le domestique disait à sa mère que Ferdinand vivait avec la régularité d'une religieuse, tous les soirs, la bonne mère ordonnait de mettre l'en-cas sur sa table de nuit.
Le domestique mettait l'en-cas sur la table de nuit, et la clef de la petite porte de la rue à un endroit convenu.
Un attardé se trouvait sans asile : il se dirigeait vers la rue du Chemin-du- Rempart, allongeait la main dans un trou de la muraille, y trouvait la clef, ouvrait la porte, remettait religieusement la clef à sa place, tirait la porte derrière lui, allumait la bougie, s'il était le premier, mangeait, buvait et se couchait dans le lit ; si un second suivait le premier, il trouvait la clef au même endroit, pénétrait de la même façon, mangeait le reste du poulet, buvait le reste du vin, levait la couverture à son tour, et se fourrait dessous ; si un troisième suivait, même jeu pour la clef, même jeu pour la porte ; seulement celui-là, qui ne trouvait plus ni poulet, ni vin, ni place dans le lit, mangeait le reste du pain, buvait un verre d'eau, et s'étendait sur le canapé.
Et ainsi de suite.
Si le nombre grossissait outre mesure, les derniers venus tiraient un matelas du lit, et couchaient à terre.
Une nuit, Rousseau arriva le dernier, et compta quatorze jambes.
Ce fut dans cette chambre qu'Henry Monnier et Romieu se rencontrèrent pour la première fois et firent connaissance ; le lendemain, ils se tutoyaient, et se tutoyèrent jusqu'au jour où Romieu fut nommé préfet, et ne tutoya plus personne.
Le matin, on était assez souvent réveillé par une visite : c'était un brigadier aux gardes qui passait, et qui, en passant, venait voir l'état de la cave aux liqueurs de Ferdinand Langlé.
Ce brigadier aux gardes, que j'ai beaucoup connu, mérite une mention particulière.
Il se nommait Gauthier de Villiers.
C'était non seulement un des plus braves soldats de l'armée, mais encore un des plus vigoureux poignets de France. Le mot poignet s'étend ici au corps tout entier.
Qu'est devenu le capitaine Gauthier ? Je n'en sais rien. Je voudrais bien le revoir une fois encore, au risque qu'il me brisât le poignet en me serrant la main.
C'était le courage et la bonté de Porthos. Il n'eût, pour rien au monde, donné une chiquenaude à un enfant ; seulement, il avait plus d'esprit que M. de Pierrefonds.
Il avait servi dans les grenadiers à cheval de l'Empire ; il s'était fait faire un sabre particulier : quand il chargeait, et qu'il avait, d'outre en outre, traversé quelque cavalier ennemi, il l'enlevait de son cheval à la force du poignet, et le rejetait derrière lui comme il eût fait d'une botte de foin.
Gauthier arrêtait d'une seule main un tilbury lancé au grand trot. Gauthier descendait de cheval, prenait son cheval sur l'épaule, et le portait pendant dix, quinze, vingt pas avec presque autant de facilité que son cheval le portait lui-même. Il prenait une assiette de porcelaine, et passait son doigt au travers avec la même facilité qu'une balle passe à travers une cible de carton.
Un jour, aux gardes, on lui avait fait une injustice dont il voulait satisfaction. Il attendit sur le pont des Tuileries le roi Louis XVIII, qui devait sortir. Au moment où Sa Majesté passait, allant, comme d'habitude, au grand trot de son attelage, Gauthier sauta à la tête des chevaux, et arrêta le carrosse tout court.
Louis XVIII mit la tête à la portière, et reconnut son brigadier aux gardes.
- Ah ! c'est toi, dit-il de sa petite voix flûtée, c'est toi, Gauthier ? Eh bien, que veux-tu, mon ami ?
Gauthier alors s'avança et exposa sa demande.
- J'examinerai, j'examinerai, répondit Louis XVIII.
Huit jours après, justice était faite à Gauthier.
Gauthier avait une spécialité : il était sauveur. Si un homme tombait à l'eau et se noyait, Gauthier se jetait à l'eau et le sauvait ; si le feu prenait à quelque maison, et qu'un locataire en retard risquât d'être brûlé, Gauthier sauvait le retardataire.
Il avait sauvé le vieux Vatteville de l'incendie de l'Odéon, il avait sauvé trente-sept ou trente-huit personnes.
Gauthier, lors de la campagne d'Afrique, était parti comme interprète, et demeura à Alger. Dans les expéditions que l'on faisait autour de la ville, Gauthier, au lieu de fusil, prenait une petite pièce de quatre sur son épaule. Arrivé devant l'ennemi, on mettait la pièce en batterie, et l'on faisait feu. D'autres fois, il se contentait d'un fusil de rempart.
Il avait aux gardes un magnifique cheval, dont voici l'histoire.
Ce cheval avait le double défaut de jeter son cavalier à terre, et quand son cavalier était à terre, de revenir sur lui et de le mordre ; on décida de l'abattre.
On allait procéder à l'exécution, quand Gauthier rentra à l'hôtel du quai d'Orsay, vit toute la compagnie assemblée et déplorant la perte d'un si magnifique cheval.
Gauthier s'informa.
- Bon ! dit-il, je m'en charge, moi ; mais à la condition que, si je le dompte, on me le laissera.
Le marché fut accepté ; on lui passa une bride.
Le cheval se laissait monter facilement : Gauthier n'eut donc pas grand- peine à sauter sur son dos. Une fois là, le cheval commença ses frasques, sauts de mouton, grand écart à droite, grand écart à gauche, etc. ; mais le rebelle ne savait pas à qui il avait affaire. Gauthier commença de serrer les genoux ; le cheval, qui éprouvait une certaine difficulté à respirer, redoubla ses bonds : Gauthier serra plus fort.
Dès lors, ce fut une lutte splendide à voir, dans laquelle le cheval, vaincu, finit par plier les genoux et se coucher.
Gauthier sauta à terre pour ne pas se trouver engagé sous l'animal, puis il attendit.
Le cheval était guéri de son premier défaut, qui consistait à jeter son cavalier à terre ; il fallait le guérir du second, qui consistait à le mordre.
Gauthier, comme nous l'avons dit, était resté debout, à dix pas du cheval. Il l'avait dompté comme un autre Alexandre ; restait à savoir s'il ne serait pas dévoré par lui comme un autre Diomède.
Effectivement, au fur et à mesure que le cheval retrouvait sa respiration, son oeil s'injectait de sang, ses naseaux fumaient de colère ; il se remit sur ses pieds de devant, puis sur ses pieds de derrière, chercha des yeux son ennemi, poussa un hennissement, et fondit sur lui.
Gauthier l'attendait dans la position d'un boxeur ; il lui envoya un coup de poing dans le nez, et lui cassa deux dents ; le cheval se cabra de douleur, pivota sur ses pieds de derrière, et rentra à l'écurie.
Il était dompté.
Vous vous rappelez cela, n'est-ce pas, d'Arpentiguy ; vous vous rappelez cela, n'est-ce pas, Leroi ; tu te rappelles cela, n'est-ce pas, Ferdinand Langlé ; mes vieux amis aux gardes ?
Eh bien, Gauthier était un des visiteurs du matin. Il allait droit à la cave, appliquait à ses lèvres le flacon de rhum ou d'eau-de-vie, et autant il y en avait, autant d'englouti.
Un matin, il vint ; mais Rousseau et Romieu étaient venus coucher cette nuit-là, et la cave était vide.
Gauthier commença par fouiller dans ses poches, il faut lui rendre cette justice ; mais ses poches étaient aussi vides que la cave.
Alors, voyant trois ou quatre gilets et autant de pantalons étendus et gisant au hasard, il commença de passer la revue des pantalons et des gilets.
Les dormeurs le regardaient faire, un oeil à moitié ouvert et l'autre fermé tout à fait ; ils étaient bien tranquilles, ce n'était ni à leurs gilets ni à leurs pantalons que Gauthier en voulait. Il s'en fallait de moitié qu'il pût entrer dans les plus larges ; il en voulait à leur contenu, et ils ne contenaient rien.
Romieu seul manifestait une certaine inquiétude : il avait dix-neuf sous dans la poche de son gilet.
Gauthier tomba sur le trésor.
Romieu voulut se lever et disputer la possession de ses dix-neuf sous à Gauthier.
Gauthier le fixa du bout du doigt sur son canapé, et, de l'autre main, sonna le domestique.
Le domestique parut.
- Allez nous chercher pour dix-neuf sous d'eau-de-vie, dit Gauthier.
Le domestique s'apprêtait à obéir.
- Mais, sacrebleu ! dit Romieu, je demeure dans le faubourg Saint Gerrnain : laissez-moi au moins un sou pour passer le pont des Arts.
- C'est trop juste, dit Gauthier.
Et, remettant un sou dans le gilet de Romieu :
- Allez me chercher pour dix-huit sous d'eau-de-vie, dit-il au domestique.
Ce fut ce jour-là, et à cette occasion, que le dépouillé, à qui Gauthier avait pu prendre ses dix-huit sous, mais non son esprit et sa verve, fit sa fameuse chanson :

          J'nai qu'un sou,
          J'nai qu'un sou,
          La richess' n'est pas l'Pérou !
          Je dîn'rai je ne sais pas où ;
          Mais, pour sûr, je n'ai qu'un sou !

Je ne me souviens pas du reste de la chanson, mais dites à Henry Monnier de vous la chanter, il vous la chantera ; et, en outre, il se rappellera comme moi à quelle occasion elle a été faite.

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1998-2010
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