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Chapitre CCLIX


Victor Jacquemont.

Comme s'achevait cette sanglante année 1832, pendant laquelle le choléra seul avait prélevé sur la population de la France une dîme de quatre-vingt- quinze mille morts, les autorités de Bombay menaient le deuil d'un jeune savant de la plus haute distinction, de Victor Jacquemont.
En sa qualité de savant, Victor Jacquemont détestait les hommes d'imagination ; il nous haïssait tout particulièrement, nous autres dramaturges. Il avait quitté la France en 1828, c'est-à-dire avant le grand mouvement littéraire qui s'était produit, et il ne jugeait du mouvement que par les feuilletons des journaux.
« Tout cela est de bien mauvais goût ! disait-il dans une de ses lettres, qu'un de mes amis me montra avec l'empressement ordinaire qu'ont les amis à vous fourrer sous le nez ces sortes d'alcalis. – En mettant sous la remise les Grecs, les Romains et les marquis de notre vieux théâtre, n'avons pas été heureux dans le choix de leurs successeurs. »
Il nous appelait messieurs de l'horrible.
Pauvre Jacquemont ! je le connaissais à peine ; je l'avais vu une fois chez le général La Fayette, qui le traitait en fils. L'illustre vieillard avait l'instinct de ces amitiés-là : tout ce qui fut grand plus tard a été honoré de son amitié ou de sa protection.
La mort de Jacquemont fit à peine impression en France : il était complètement inconnu à ses compatriotes. Sa réputation data de la publication posthume de ses ouvrages et surtout de sa correspondance de famille, que tout homme d'esprit a lue. Je dis tout homme d'esprit, car il n'y a pas de plus obstiné chercheur d'esprit que l'homme d'esprit. Or, un esprit réel, mais sec et sceptique, est le fond de cette correspondance de Jacquemont. Quant à la foi, c'est autre chose : Jacquemont doute évidemment de tout, même de Dieu.
Dans ses dernières lettres à sa famille, il n'y a pas un mot d'espérance pour une autre vie ; l'immortalité de l'âme, chez Jacquemont, n'est pas même à l'état de rêve. La lettre où il dit adieu à son frère et, par l'intermédiaire de son frère, à toute sa famille, est désespérante, je ne dirai pas de résignation, mais presque d'insouciance. Jacquemont y parle de lui-même comme il parlerait du premier venu. Mettez la lettre à la troisième personne ; que le moribond dise il au lieu de dire je, et vous aurez l'annonce officielle de la mort d'un étranger faite par un indifférent.
Voyez, en effet, si cette lettre est celle d'un homme qui meurt à quatre mille lieues de son pays :

« Bombay, au quartier des officiers malades, 1er décembre 1832.

Cher Porphyre,
Il y a trente-deux jours que je suis arrivé ici fort souffrant, et trente et un que je suis au lit. J'ai pris, dans les forêts empestées de l'île de Salsette, exposé à l'ardeur du soleil dans la saison la plus malsaine le germe de cette maladie, dont, au reste, j'ai reçu souvent, depuis mon passage à Adjimir en mars, des atteintes sur la nature desquelles je m'étais fait illusion ; c'était des inflammations du foie. Les miasmes pestilentiels de Salsette m'ont achevé. Dès le début du mal, j'ai fait mon testament et réglé mes affaires. Le soin de mes intérêts reste confié aux mains les plus honorables et les plus amies : M. James Nicol, négociant anglais, ici, et M. Cordier, à Calcutta.
M. Nicol fut mon hôte à mon arrivée à Bombay. Un vieil ami ne m'aurait pas prodigué de soins plus affectueux. Cependant, au bout de quelques jours, quand j'étais encore transportable, je quittai sa maison, qui est dans le fort, pour venir occuper un appartement commode et spacieux au quartier des officiers malades, dans la position la plus aérée et la plus salubre, au bord de la mer, et à cent pas de chez mon médecin, le docteur Mac Lennan, le plus habile de Bombay, et dont les soins admirables ont fait, depuis longtemps déjà, pour moi, un ami bien cher.
Ce qu'il y a, cher Porphyre, de plus cruel dans la pensée de ceux que nous aimons, mourant dans des contrées lointaines, c'est l'idée de l'isolement et de l'abandon dans lesquels peuvent s'être passées les dernières heures de leur existence. Eh bien, mon ami, tu devras trouver quelque consolation dans l'assurance que je te donne, que, depuis mon arrivée ici, je n'ai cessé d'être comblé des attentions les plus affectueuses et les plus touchantes d'une quantité d'hommes bons et aimables. Ils me viennent voir sans cesse, caressent mes caprices de malade, préviennent toutes mes fantaisies : M. Nicol, avant tout ; M. John Bax, un des membres du gouvernement ; un vieux colonel du génie M. Goodfellow ; et un bien aimable jeune officier, le major Mountain, d'autres encore que je ne te dis pas.
L'excellent Mac Lennan a presque compromis sa santé pour moi : c'est que, pendant quelques jours, dans une crise qui semblait ne me laisser aucune chance de vie, il venait deux fois la nuit.
J'ai dans son habileté la confiance la plus absolue.
Mes souffrances ont été bien grandes d'abord ; mais, depuis longtemps, je suis réduit à un état de faiblesse qui en est presque exempt. Le pis est que, depuis trente et un jours, je n'ai pas dormi, en tout, une heure. Cependant, les nuits sans sommeil sont très calmes, et elles ne sont pas désespérément longues.
La maladie, heureusement tire à sa fin, qui peut n'être pas fatale, quoique ce soit plus probable ainsi. L'abcès ou les abcès, formés dès le début dans l'intérieur du foie, qui, à une époque récente, promettaient de se résoudre par absorption, paraissent monter et devoir s'ouvrir au dehors prochainement. C'est tout ce que je désire, afin de sortir promptement, soit d'une manière, soit de l'autre, du misérable état où je languis depuis un mois entre la vie et la mort. Tu vois que mes idées sont parfaitement claires. Elles n'ont été que bien rarement et bien passagèrement confuses, dans quelques paroxysmes violents de douleur, au commencement de ma maladie. J'ai généralement calculé sur le pire, et cela ne les a jamais rendues noires. Ma fin, si c'est elle qui s'approche, est douce et tranquille. Si tu étais là assis sur le bord de mon lit, avec notre père et Frédéric, j'aurais l'âme brisée, et ne verrais pas venir la mort avec cette résignation et cette sérénité. Console-toi, console notre père, consolez-vous mutuellement, mes amis.
Mais je suis épuisé par cet effort d'écrire. Il faut vous dire adieu ! - Adieu !... Oh ! que vous êtes aimés de votre pauvre Victor ! - Adieu pour la dernière fois !
Etendu sur le dos, je ne puis écrire qu'avec un crayon. De peur que ces caractères ne s'effacent, l'excellent M. Nicol copiera cette lettre à la plume, afin que je sois sûr que tu puisses lire mes dernières pensées.

                    Victor Jacquemot.

J'ai pu signer ce que l'admirable M. Nicol a bien voulu copier. Adieu encore, mes amis ! »

Une seule phrase sort des entrailles de l'homme : « Adieu !... Oh ! que vous êtes aimés de votre pauvre Victor ! » Cela explique parfaitement comment une littérature toute de sentiment devait être antipathique à cette organisation froide, savante et spirituelle.
Par bonheur, deux hommes se chargèrent de jeter sur la famille, désolée de cette perte lointaine et inattendue, les consolations mélancoliques que le mourant avait jugé inutile de lui donner.
Un mourant, qui sait qu'on l'aime, ne doit pas trop consoler ceux qu'il quitte ; il doit avoir, au contraire, pitié d'eux en les faisant pleurer : on guérit les coeurs en les amollissant, non en les pétrifiant. L'homme qui a beaucoup pleuré peut seul apprécier la justesse de ce que j'avance ici.
Voici la lettre de M. James Nicol au frère de Jacquemont. – M. James Nicol est anglais, remarquez-le bien, et, cependant, la lettre est écrite en français, c'est-à-dire dans une langue qui n'est pas la langue maternelle de celui qui l'écrit. Il est vrai qu'il y a une langue universelle pour le coeur.

« Bombay, 17 décembre 1832.

« Mon cher monsieur,

Quoique étranger à vous, le sort m'a désigné pour vous communiquer un événement auquel vous ne vous attendiez pas. C'est avec le plus profond regret que je suis obligé de vous transmettre la dernière lettre de votre frère Victor, et de vous communiquer la seule consolation qui puisse vous rester, qui est de vous informer de la tranquillité et du peu de souffrance avec laquelle il a reçu le coup fatal, le 7 décembre.
Votre frère est arrivé chez moi le 29 octobre, venant de Tanna, et étant dans un état de santé très faible depuis une maladie qu'il avait eue peu avant, et dont il croyait être bientôt guéri, et pensant que la brise de mer de cette île aurait bientôt rétabli ses forces. Le soir de son arrivée, il fit avec moi une promenade d'une demi-lieue, et, le jour suivant, rendit quelques visites ; mais il rentra de bonne heure, entièrement épuisé. Je lui conseillai d'avoir immédiatement recours à un médecin ; et, le soir même, le docteur Mac Lennan le vit. Pour votre satisfaction, je vais renfermer dans cette lettre une relation de la maladie faite par ce médecin.
Comme votre frère vous le dit lui-même il souffrit très sévèrement dans le commencement de sa maladie ; et dès le commencement, il était prévenu de la nature dangereuse de cette maladie. Le 4 novembre, il fit son testament, dont je renferme ci-dedans une copie. Vers le 8 novembre, la maladie semblait avoir pris une tournure favorable et il nourrissait encore l'espoir de recouvrer la santé, lorsque la formation d'un abcès parut. Il devint alors plus faible de jour en jour, mais conserva, pendant tout le temps de sa maladie, une tranquillité et un contentement dont je n'avais pas, avant, vu d'exemple.
Je le quittai, le 6 décembre, à peu près dans le même état que les jours précédents, mais sans aucune apparence de prochaine dissolution. Cependant, le 7, vers trois heures du matin, il avait été saisi de violentes douleurs qui durèrent environ deux heures. Le docteur Mac Lennan était avec lui pendant ce temps. A cinq heures du matin, votre frère m'envoya chercher ; à mon arrivée, il ne souffrait plus ; mais il s'était opéré un si grand changement dans sa figure, depuis le soir précédent, que je ne pus retenir mes larmes. Alors, me prenant par la main, il me dit : "Ne vous chagrinez pas ; le moment est prochain, et c'est l'accomplissement de mes voeux ; c'est la prière que j'ai adressée au ciel depuis ces quinze jours. C'est un heureux événement. Dussé-je maintenant vivre, la maladie, probablement, rendrait le reste de ma vie misérable... Ecrivez à mon frère, et dites-lui quel bonheur et quelle tranquillité m'accompagnent au tombeau..."
Il me répéta qu'il voulait que je fisse passer ses manuscrits et ses collections en France, et entra dans les plus nombreux détails concernant ses funérailles, qu'il voulut qu'on célébrât comme pour un protestant. Il me pria de faire distinguer son tombeau par une pierre simple avec cette inscription :

                    Victor Jacquemont
                    Né à Paris le 8 août 1801
                    Mort àBombay
                    Après avoir voyagé pendant trois ans et demi
                    dans l'Inde

Durant le cours de la journée, il eut plusieurs attaques de vomissement, et sa respiration fut considérablement affectée ; mais il garda l'usage de ses facultés aussi parfait qu'en bonne santé. Il s'inquiétait seulement de la mort, ajoutant : "Je suis bien ici, mais je serai bien mieux dans mon tombeau !" Vers cinq heures du soir, il me dit : "Je vais à présent prendre ma dernière boisson de votre main, et mourir." Une violente attaque de vomissement suivit, et on le recoucha dans son lit, entièrement épuisé. Parfois il ouvrait les yeux, et semblait, vingt minutes avant sa mort, me reconnaître. Seize minutes après six heures, il rendit l'âme, s'endormant, pour ainsi dire, dans les bras de la mort.
Son enterrement eut lieu le soir suivant, avec les honneurs militaires, comme membre de la Légion d'honneur, et fut accompagné des membres de ce gouvernement, et de beaucoup d'autres personnes.
Je prends sincèrement beaucoup de part à la perte irréparable que monsieur votre père et vous avez faite par sa mort. Je n'ai connu votre frère que pendant sa maladie, et je n'ai eu que la triste satisfaction de contribuer de tout mon pouvoir à lui prodiguer tous les soins que demandait sa maladie.
Pour me conformer aux désirs de votre frère, j'ai fait empaqueter avec soin tous les articles d'histoire naturelle qui sont restés en ma possession ; ils sont contenus dans onze caisses et barils dont je renferme ici la facture et le connaissement, signés par le capitaine du navire français La Nymphe, Bordeaux. J'ai écrit au commissaire général de la marine à Bordeaux, le priant d'aplanir les difficultés qui pourraient s'élever à cet égard. Vous aurez la bonté de lui écrire concernant ces choses. J'ai embarqué aussi une boîte adressée à votre père, contenant tous les écrits que votre frère m'a laissés.
Dans la caisse contenant ses papiers, j'ai mis son ordre de la Légion d'honneur, que votre frère a recommandé particulièrement de vous envoyer. Je vous envoie également sa montre et ses pistolets.
Ayez la bonté de séparer des autres écrits les catalogues ayant rapport aux collections, en les remettant au Muséum royal.
J'ai l'honneur d'être, cher monsieur, etc.
                    James Nicol. »

L'épitaphe indiquée par le mourant lui-même est terrible de sécheresse et d'isolement. Cet enfant perdu que l'on appelle Antony aurait trouvé pour sa mère inconnue quelque chose de plus filial que ce philosophe pour la sienne.
Puis, à côté de la mère qui nous a conçu dans ses entrailles, n'y a-t-il donc pas la mère qui doit nous recevoir dans son sein ? A côté du berceau éphémère, la tombe éternelle ? Cette terre aride et dévorante de l'Inde ne doit-elle pas rendre plus chère encore à l'agonisant la douce terre de la patrie ?
O violettes et marguerites qui pousserez un jour sur ma fosse, comme je vous regretterais, si je devais dormir du dernier sommeil dans les sables brûlants de Bombay ! L'âme est peut-être un rêve ; mais le parfum des fleurs est une réalité.
A la lettre de M. James Nicol était jointe la relation de la maladie de Jacquemont par le docteur Mac Lennan, relation que son étendue nous empêche, à notre grand regret, de reproduire ici, et qui prouve à quel point le mourant avait raison de dire que l'excellent docteur avait compromis pour lui sa propre santé.
Ce ne furent point les seules marques de sympathie que reçut la famille de l'illustre mort.
MM. Cordier, Geoffroy-Saint-Hilaire et de Jussieu adressèrent la lettre suivante à M. Jacquemont père :

« Paris, 21 mai 1833.

Monsieur,
Nous sentons trop bien le coup qui vient de vous frapper pour ne pas éprouver le besoin de nous associer à votre douleur, et de vous témoigner à quel point nous la partageons. L'administration du Muséum, qui avait confié à monsieur votre fils la mission qu'il a remplie si honorablement, et à laquelle il a sacrifié sa vie même, ressent à double titre cette perte cruelle ; elle perd en lui un voyageur qui avait toute sa confiance, et la science un naturaliste sur lequel se fondait un brillant espoir.
Tout nous autorise à compter que, grâce aux sages précautions qu'il a prises jusque dans ses derniers moments, tous les fruits de ce voyage fatal ne seront pas perdus ; que les travaux de M. Victor Jacquemont porteront leurs fruits, et que leurs résultats pourront se développer, moins brillants sans doute qu'entre ses propres mains, mais de manière encore à faire apprécier et ce qu'il avait déjà fait, et ce qu'il aurait fait s'il eût vécu.
Croyez, monsieur, que, de notre part, rien ne sera négligé pour atteindre ce but, et pour vous donner cette légitime consolation, la seule qui vous reste.
Veuillez agréer, monsieur, etc.

Les professeurs administrateurs du Muséum : »
                    
Cordier, directeur.
                    Geoffroy-Saint-Hilaire.
                    A. de Jussieu.

En effet, tous les écrits de Victor Jacquemont parvinrent à bon port à Paris. Je les ai vus entre les mains de M. Guizot, un jour que je venais lui demander de m'aider à sauver la vie d'un homme condamné à mort, et que l'on devait fusiller le lendemain.
J'avais besoin d'un mot de M. Guizot pour arriver à ce but ; M. Guizot écrivit ce mot sur une feuille volante qui se trouvait au milieu des manuscrits de Jacquemont.
L'homme fut sauvé ; je raconterai la chose en son lieu et place.
Voilà comment le nom de Jacquemont prend peut-être dans ma mémoire et dans mes Mémoires plus d'importance qu'il n'en devrait prendre.

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