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Chapitre CCLV


M. Maurice Duval est nommé préfet de la Loire-lnférieure. – Les Nantais lui donnent un charivari – Instances de Deutz pour voir Madame. – Il obtient une première audience, puis une seconde. –Investissement de la maison Duguigny. – La cachette. – Perquisitions de la police. – Découverte de la duchesse.

Quelques jours après l'arrivée de Deutz à Nantes, et sans doute pour combiner ses mesures avec lui, M. Maurice Duval fut nommé préfet de la Loire-Inférieure. Cette nomination impopulaire, la brutale destitution de M. de Saint-Aignan, la manière même dont celui-ci reçut la nouvelle de son remplacement, exaltèrent les esprits nantais. De plus M. Maurice Duval arrivait précédé de sa réputation grenobloise ; une seule de ces raisons eût suffi pour lui valoir un charivari ordinaire : toutes ces raisons lui en valurent un que, sous le gouvernement des majorités, on pouvait appeler le roi des charivaris.
Ce fut le 19 octobre que se répandit à Nantes la nouvelle de la destitution de M. de Saint-Aignan, et de la nomination de M. Maurice Duval, qui devait arriver le même jour, mais qui n'arriva que le lendemain 20. Aussitôt, les dispositions les plus hostiles se manifestèrent. Ceux qui avaient des instruments de vacarme tels que poêlons, crécelles, sifflets, porte-voix de mer, qui s'entendent à plus d'une lieue, etc., etc., mirent instinctivement la main dessus ; ceux qui n'en avaient pas coururent en emprunter chez leurs amis ; ceux, enfin, qui n'avaient ni instruments ni amis employèrent les moyens les plus bizarres pour faire leur partie dans le grand concert populaire qui se préparait ; les uns allaient par la ville à la recherche de toutes les clochettes, les détachant même du cou des vaches que le hasard amenait sous leur main ; les autres s'emparaient, chez un fondeur, d'une petite cloche, et, à l'aide d'un bâton porté aux deux bouts par deux hommes, ils établissaient un tocsin ambulant. Une levée générale de cornets à bouquin avait été faite, et plus de six cents personnes s'étaient armées de cet instrument, qui, comme chacun sait, ne nécessite aucune étude préparatoire. Un marchand de sifflets qui, sans cette circonstance, ne se serait jamais débarrassé de son fonds de boutique, vint s'établir sur la place, et vendit jusqu'à la dernière pièce de son magasin !
Entre quatre et cinq heures, une partie des musiciens était assemblée ; ils prirent la résolution,, pour faire plus grand honneur à M. le préfet, d'aller au- devant de lui ; en conséquence, ils s'échelonnèrent sur la route par laquelle ce magistrat devait arriver. L'autorité, qui avait vu l'enthousiasme général, et qui avait craint de l'arrêter dans sa première impulsion, se contenta d'envoyer à M. Maurice Duval un officier d'état-major qui le prévint de la réception qu'on lui ménageait. M. Maurice Duval, profitant de l'avis, envoya sa voiture toute seule, et entra en ville incognito. Il donna ainsi momentanément le change à ses incommodes visiteurs.
Néanmoins, le bruit se répandit aussitôt que le préfet était descendu à l'hôtel de France, place de la Comédie. Les charivariseurs firent irruption sur cette place ; mais elle était trop petite pour les contenir tous : le corps seul des musiciens, comme une de ces grosses araignées tarentules, s'entassa sur la place, et étendit ses pattes par toutes les rues aboutissantes ; c'était un carillon à faire sauter la cervelle à un sourd ! Des personnes dignes de foi, qui habitaient à deux lieues de la ville, affirmèrent depuis, sur leur honneur, avoir entendu le vacarme ; cela n'est pas étonnant : il y avait peut-être dix mille musiciens, cinq mille de plus que n'en avait Néron, qui, comme on sait, faisait grand cas de la mélodie. Au plus fort du concert, un homme à pied fendit le flot populaire, faisant de vains efforts pour entrer à l'hôtel de France dont les portes étaient fermées ; il fut forcé de se mêler aux charivariseurs, et de faire chorus avec eux : cet homme, c'était M. Maurice Duval.
Le lendemain, il prit possession de la préfecture. La nouvelle de son installation donna aux musiciens la certitude que, du moins, leurs frais ne seraient pas perdus pour celui qui en était l'objet. En conséquence, vers les cinq heures, l'orchestre s'organisa sur la place de la Préfecture ; il était plus nombreux et plus bruyant encore que la veille ! Mais, comme notre caractère français se lasse bientôt de tout, même d'un charivari, le troisième jour, une assez grande quantité de musiciens manquèrent à l'appel.
C'est alors que l'autorité crut pouvoir mettre fin à la sérénade. Entre six et sept heures du soir, des pelotons de gendarmerie et d'infanterie de ligne débouchèrent sur la place, en s'emparant des rues aboutissantes. Les concertants pensèrent avec raison qu'il était temps d'en finir ; chacun se retira devant les troupes, tout en continuant de charivariser pendant cette retraite, qui eut tous les honneurs d'une victoire.
Le lendemain, le calme le plus parfait était rétabli, et M. Duval put faire une proclamation dans laquelle il se plaignait d'avoir été mal jugé, et disait, entre autres choses, que ses oeuvres feraient foi de son patriotisme. Or, comme l'oeuvre sur laquelle il comptait le plus pour opérer la conversion des esprits était la capture de la duchesse, il commença à concerter ses mesures pour que celle-ci ne pût lui échapper.
Cela nous ramène tout naturellement à Deutz.
Nous avons dit quelle surveillance entourait Madame ; elle-même avait jugé nécessaire de se rendre invisible à ses amis lorsqu'il n'était pas indispensable de les recevoir : cette circonstance faillit faire échouer la trahison. Deutz savait bien la duchesse à Nantes ; mais, en cela, toute la ville était aussi avancée que lui. La maison qu'elle habitait était la chose importante à connaître, Deutz ne la connaissait pas.
Il parvint à lui faire savoir son arrivée ; mais la duchesse, craignant d'abord que ce ne fût un piège de la police, ou qu'un autre que Deutz ne se présentât peut-être sous son nom, refusa de le recevoir, à moins qu'il ne confiât ses dépêches à un tiers. Deutz fit répondre qu'il allait passer quelques jours à Paimboeuf, et qu'à son retour, il aurait l'honneur, avec l'espoir d'être plus heureux, de solliciter de nouveau de Madame l'audience qu'il lui avait demandée.
En effet, il quitta Nantes avec son compagnon M. Joly ; attaché à sa personne comme un garde de la connétablie. Tous deux allèrent à Paimboeuf, l'un se donnant pour un capitaliste qui voulait acheter des terres, et l'autre pour un géomètre-arpenteur. Le voyage dura environ huit ou dix jours. A son retour, Deutz renouvela ses instances, mais sans plus de succès ; il se détermina alors à envoyer à la duchesse les dépêches importantes dont il était chargé pour elle. En recevant ces papiers, Madame fut bien convaincue de l'identité de Deutz, et n'hésita plus à le recevoir.
En conséquence, le mercredi 28 octobre, à sept heures du soir, Deutz fut amené dans la maison des demoiselles Duguigny, où il fut introduit sans connaître la rue ni le lieu de l'entrevue. Après une heure et demie d'entretien, il prit congé de la duchesse, convaincu qu'elle quittait la maison en même temps que lui, et qu'elle l'avait reçu chez des personnes dévouées, et non pas chez elle. Il ne put donc ni donner des renseignements assez précis sur les localités, ni affirmer assez positivement dans quel lieu on était sûr de trouver la fugitive, pour qu'on risquât une tentative d'arrestation qui pourrait n'avoir d'autre résultat que de mettre la duchesse sur ses gardes.
Deutz demanda une seconde entrevue, prétendant que, dans le trouble que lui inspirait la présence de la princesse, il avait oublié de lui communiquer des choses de la plus haute importance. La duchesse et les personnes qui étaient près d'elle ne pensèrent pas qu'elle dût le recevoir une seconde fois, non pas par méfiance de lui, mais par la crainte qu'étant étranger à Nantes, il ne fût observé et suivi par la police. On répondit donc qu'on lui ferait remettre les dépêches dont on avait l'intention de le charger, mais que la duchesse refusait de le recevoir.
Un refus si positivement exprimé mit en alarme tous les suppôts de la haute et basse police. Ils découvrirent une religieuse qui avait et méritait toute la confiance de Madame ; Deutz, sous ses dehors de piété, trompa facilement cette bonne soeur, et lui persuada qu'il avait, en effet, des choses importantes à communiquer à la duchesse, choses que, dans sa première entrevue avec elle, son émotion lui avait fait oublier.
La soeur, convaincue que l'audience demandée était d'un grand intérêt pour Madame, s'empressa d'aller la solliciter. Pendant ce temps, Deutz et ses compagnons s'applaudissaient de l'heureuse idée qu'ils avaient eue de rendre la piété et la confiance complices de leur trahison.
La bonne religieuse revint triomphante, rapportant la promesse d'une audience pour le 6 novembre. Cette démarche, faite avec les meilleures intentions, lui a, dit-on, depuis coûté bien des larmes !
Deutz courut prévenir la police.
Rien n'eût été plus facile à la duchesse que de sortir de Nantes : plus de cent cinquante de ses partisans bien connus, et gravement compromis lors de la prise d'armes, avaient quitté la France, et pas un seul n'avait été arrêté. La duchesse le savait bien. Elle disait souvent :
- Je sortirai quand je voudrai !
Ses amis la pressaient de quitter la France, où sa présence ne pouvait plus être utile à sa cause ; pour l'y décider, ils lui représentaient que les chefs de son parti qui s'étaient le plus compromis pour elle, étaient journellement exposés, parce que, attachés à sa fortune par leurs engagements et par un sentiment d'honneur, ils ne voulaient pas abandonner leur pays tant qu'elle- même n'aurait pas quitté la France, et pourrait courir des dangers. Un moyen immanquable avait été proposé par M. Guibourg ; un navire avait été trouvé et disposé ; enfin, la duchesse consentit à fuir : elle devait emmener avec elle M. de Ménars et Petit-Paul mademoiselle Eulalie de Kersabiec. Cette décision fut prise le 4 novembre, et le jour du départ fixé au 14.
Le 6 novembre, à quatre heures de l'après-midi, Deutz fut conduit près de la duchesse ; mais des agents adroits surveillaient toutes ses démarches, et le suivaient à la piste.
A peine entré dans la maison Duguigny, il reconnut les localités : il était donc probable que la duchesse demeurait là.
Admis chez la princesse, Deutz lui débita avec beaucoup d'art, et d'un ton pénétré, un roman qu'il avait préparé sur les choses importantes qu'il disait avoir oubliées au sujet de son cher Henri et de sa bonne Louise ; il parla avec enthousiasme de sa haute admiration pour le courage de Madame, de son dévouement à sa noble cause.
Il fut interrompu dans l'expression de ses sentiments par l'arrivée d'une lettre que la duchesse donna à M. de Ménars. Cette lettre était écrite à l'encre blanche. M. de Ménars la mouilla avec une eau préparée qui en rendit les caractères lisibles, et la présenta à la duchesse, qui la lut tout haut devant Deutz. On. y recommandait à Madame de ne négliger aucune précaution ; on disait savoir qu'elle serait trahie par une personne en qui elle avait toute confiance.
Se retournant alors vers Deutz, Madame lui dit :
- Vous avez entendu, Deutz ? on m'annonce que je dois être trahie par quelqu'un en qui j'ai une entière confiance. Ce ne sera pas par vous ?
- Oh ! madame, répondit Deutz avec cet aplomb particulier aux grands traitres, Votre Altesse royale pourrait-elle supposer de ma part une pareille infamie ! Moi qui lui ai donné tant de preuves non équivoques de fidélité !... Mais, en effet, on ne saurait prendre trop de précautions.
La duchesse, après un entretien d'une heure, congédia Deutz en le comblant de marques de confiance et de bonté. Il courut aussitôt chez le préfet.
En passant près de la salle à manger, dont la porte était entrouverte, il avait jeté un coup d'oeil de côté et compté sept couverts ; il savait que les demoiselles Duguigny habitaient seules la maison. Il était donc évident que la duchesse allait se mettre à table. Deutz rendit compte à M. Maurice Duval de ce qu'il avait vu, l'invitant à se hâter, afin qu'on pût arriver au milieu du dîner, incertain qu'il était que la duchesse restât dans cette maison.
Le préfet, qui, dès le matin, avait concerté ses mesures avec l'autorité militaire, à laquelle l'état de siège donnait la haute main, se rendit aussitôt chez M. le comte d'Erlon, après avoir préalablement confié Deutz à la garde d'un homme de la police, qui ne devait pas le quitter, tandis que l'on s'assurerait de la vérité de sa dénonciation.
Le général Dermoncourt avait été immédiatement prévenu par le comte d'Erlon, et, dix minutes après, toutes les dispositions militaires étaient prises, et les ordres donnés au commandant de la place, le colonel Simon Lorrière.
Un assez grand déploiement de forces était nécessaire, pour deux raisons : la première, parce qu'il pouvait y avoir révolte parmi la population ; la seconde, parce qu'il fallait cerner tout un pâté de maisons. En conséquence, douze cents hommes environ furent mis sur pied. Depuis le matin, ils avaient l'ordre de se tenir prêts. Les deux bataillons se divisèrent en trois colonnes dont le général Dermoncourt prit le commandement, accompagné du comte d'Erlon et du préfet, qui dirigeaient l'opération. La première colonne, conduite par le commandant de la place, descendit le Cours, laissant des sentinelles jalonnées le long des murs du jardin de l'évêché et des maisons contigus, longea les fossés du château, et se trouva en face de la maison Duguigny, où elle se déploya. La seconde et la troisième colonne, à la tête desquelles s'était mis le général Dermoncourt, traversèrent la place Saint-Pierre, et se divisèrent là : l'une, à la tête de laquelle resta le général, descendit la grande rue, fit coude par celle des Ursulines, et vint rejoindre, par la rue Basse-du-Château, la colonne de M. Simon Lorrière. L'autre, après que le général l'eut quittée, descendit directement la rue Haute-du- Château, et, sous la conduite du colonel Lafeuille du 56ème et du commandant Viarès, vint rejoindre les deux premières, et se réunir à elles, en face de la maison Duguigny.
Ainsi l'investissement était complet.
Il était environ six heures du soir ; la nuit était belle. A travers les fenêtres de l'appartement où elle se trouvait, la duchesse voyait sur un ciel calme la lune se lever, et sur sa lumière se découper, comme une silhouette brune, les tours massives, immobiles et silencieuses du vieux château. Il y a des moments où la nature semble si douce et si amie, que l'on ne peut croire qu'au milieu de ce calme un danger veille et vous menace ! Les craintes qu'avait éveillées chez la duchesse la lettre qu'elle avait reçue de Paris s'étaient évanouies à ce spectacle, lorsque, tout à coup, M. Guibourg, en s'approchant de la fenêtre, vit reluire les baïonnettes, et s'avancer vers la maison la colonne conduite par le colonel Simon Lorrière. A l'instant même, il se rejeta en arrière en criant :
- Sauvez-vous, madame ! Sauvez-vous !
Madame se précipita aussitôt sur l'escalier, et chacun la suivit.
La cachette avait été essayée : il avait été reconnu qu'on ne pouvait y tenir que par rang de taille, et cet ordre avait été adopté. Elle pouvait, à la rigueur, contenir quatre personnes pendant le temps d'une simple visite. Arrivé à la cachette, et la plaque ouverte, M. de Ménars entra et fut suivi par M. Guibourg ; restait mademoiselle Stylite de Kersabiec, qui ne voulait point passer avant Madame. La duchesse lui dit en riant :
- En bonne stratégie, Stylite, lorsqu'on opère une retraite, le commandant doit rester le dernier.
Mademoiselle Stylite entra donc, et la duchesse derrière elle.
Les soldats ouvraient la porte de la rue lorsque celle de la cachette se referma ; ils envahirent le rez-de-chaussée, précédés des inspecteurs de police de Paris et de Nantes, qui marchaient le pistolet au poing : l'un d'eux même, dans son inexpérience à se servir de cette arme, lâcha le coup, et se blessa à la main. La troupe se répandit dans la maison ; le devoir du général avait été de la cerner, et il l'avait fait : le devoir des policiers était de la fouiller, et il les laissa faire.
M. Joly reconnut parfaitement l'intérieur aux détails que lui avait donnés Deutz. Il retrouva la table, dont on ne s'était pas encore servi, avec les sept couverts mis, quoique les deux demoiselles Duguigny, madame Charette et mademoiselle Céleste de Kersabiec fussent, en apparence, les seules habitantes de l'appartement. Il commença par s'assurer de ces dames, et, montant l'escalier comme un homme habitué à la maison, alla droit vers la mansarde, la reconnut et dit assez haut pour que la duchesse l'entendît :
- Voici la salle d'audience.
Dès lors, Madame ne douta plus que la trahison que lui annonçait la lettre arrivée de Paris ne vînt de Deutz Cette lettre était ouverte sur la table : M. Joly s'en empara, et acquit ainsi la preuve que Madame était dans la maison ; il ne s'agissait que de la trouver.
Des sentinelles furent postées dans tous les appartements, tandis que la force armée fermait toutes les issues. Le peuple s'amassait et formait une seconde enceinte autour des soldats, la ville tout entière était descendue dans ses places et dans ses rues ; cependant, aucun signe royaliste ne se manifestait ; c'était une curiosité grave, voilà tout, chacun sentait l'importance de l'événement qui allait s'accomplir.
Les perquisitions étaient commencées à l'intérieur ; les meubles étaient ouverts lorsque les clefs s'y trouvaient, défoncés lorsqu'elles manquaient. Les sapeurs et les maçons sondaient les planchers et les murs à grands coups de hache et de marteau. Des architectes, amenés dans chaque chambre, déclaraient qu'il était impossible, d'après leur conformation intérieure, comparée à la conformation extérieure, qu'elles renfermassent une cachette, ou bien découvraient les cachettes qu'elles renfermaient ; dans une de celles- ci, on trouva divers objets, entre autres, des imprimés, des bijoux, de l'argenterie appartenant aux demoiselles Duguigny, mais qui, dans ce moment, ajoutèrent à la certitude du séjour de la princesse dans la maison. Arrivés à la mansarde, soit ignorance, soit générosité de leur part, les architectes déclarèrent que là, moins que partout ailleurs, il pouvait y avoir une retraite. Alors, on passa dans les maisons voisines, où les recherches continuèrent ; au bout d'un instant, la duchesse entendit les coups de marteau que l'on frappait contre le mur de l'appartement contigu à sa cachette ; on le sondait avec une telle force, que des morceaux de plâtre se détachèrent et tombèrent sur les captifs, et qu'un instant il y eut crainte que le mur tout entier ne s'écroulât sur eux.
Madame entendit aussi les injures et les imprécations des soldats fatigués et furieux de l'inutilité de leurs recherches.
- Nous allons être mis en pièces, dit-elle, c'est fini ! Ah ! mes pauvres enfants !...
Puis, s'adressant à ses compagnons :
- C'est cependant pour moi que vous vous trouvez dans cette affreuse position !
Pendant que ces choses se passaient en haut, les demoiselles Duguigny avaient montré un grand sang-froid, et, quoique gardées à vue par les soldats, elles s'étaient mises à table, invitant madame Charette et mademoiselle Céleste de Kersabiec à en faire autant qu'elles. Deux autres femmes étaient encore, de la part de la police, l'objet d'une surveillance toute particulière : c'étaient la femme de chambre Charlotte Moreau, signalée par Deutz comme très dévouée aux intérêts de la duchesse, et la cuisinière Marie Bossy. Cette dernière avait été conduite au château ; de là, à la caserne de la gendarmerie, où, voyant qu'elle résistait à toutes les menaces, on tenta de la corrompre : des sommes de plus en plus fortes lui furent successivement offertes ; mais elle répondit constamment qu'elle ignorait où était la duchesse de Berry. Quant à la baronne Charette, elle s'était fait passer tout d'abord pour une demoiselle Kersabiec, et elle avait été reconduite après le dîner, avec sa soeur prétendue, à la maison de cette dernière, qui est dans la même rue, trente ou quarante pas plus haut.
Néanmoins, après des recherches infructueuses pendant une partie de la nuit, les perquisitions se ralentirent ; on croyait la duchesse évadée, et deux ou trois autres descentes inutiles, déjà tentées dans différentes localités, semblaient prédire le même résultat à celle-ci. Le préfet donna donc le signal de la retraite, laissant par précaution un nombre d'hommes suffisant pour occuper toutes les pièces de la maison, ainsi que les commissaires de police qui s'établirent au rez-de-chaussée ; la circonvallation fut continuée, et la garde nationale vint en partie relever la troupe de ligne, qui alla prendre un peu de repos.
Par la distribution des sentinelles, deux gendarmes se trouvèrent dans la mansarde où était la cachette ; les reclus furent donc obligés de rester cois, quelque fatigante que fût la position de quatre personnes entassées dans une cachette de trois pieds et demi de long sur dix-huit pouces de large vers une des extrémités, et huit ou dix pouces vers l'autre. Les hommes éprouvaient un inconvénient de plus : c'est que la cachette, se rétrécissant ainsi au fur et à mesure qu'elle s'élevait, leur laissait à peine la faculté de se tenir debout, même en passant la tête entre les chevrons ; enfin, la nuit était humide, et le brouillard filtrait entre les ardoises, et tombait sur les prisonniers ; mais aucun n'osait se plaindre, car la princesse ne se plaignait pas.
Le froid était si vif, que les gendarmes qui étaient dans la chambre n'y purent résister : l'un d'eux descendit, et remonta avec des mottes à brûler ; dix minutes après, un feu magnifique flambait dans la cheminée, contre la plaque derrière laquelle était cachée la duchesse.
Le feu, qui n'était fait que dans l'intérêt de deux personnes, profita bientôt à six ; et, glacés comme ils l'étaient, les prisonniers se félicitèrent bientôt ; mais le bien-être que leur procurait ce feu se changea bientôt en un malaise insoutenable : la plaque et le mur de la cheminée, en s'échauffant, communiquaient à la petite retraite une chaleur qui alla toujours augmentant ; bientôt le mur fut brûlant à ne plus y tenir la main, la plaque devint rouge presque en même temps, et, quoiqu'il ne fit point encore jour, les travaux des ouvriers perquisiteurs recommencèrent ; les barres de fer et les madriers frappaient à coups redoublés sur le mur de la cachette, et l'ébranlaient ; il semblait aux prisonniers qu'on abattait la maison Duguigny et les maisons voisines. La duchesse n'avait donc d'autres chances à espérer, si elle résistait aux flammes, que d'être écrasée sous les décombres.
Cependant, au milieu de tout cela, son courage et sa gaieté ne l'abandonnaient point, et plusieurs fois, à ce qu'elle a dit depuis, elle ne put s'empêcher de rire des propos gaillards et militaires des deux gendarmes gardiens ; l'un d'eux tint, sur l'effet produit par les lits de camp, un propos plus que léger : la duchesse enregistra ce propos dans son esprit, et l'on verra quel fut le résultat de cet enregistrement. Mais la conversation tarit bientôt. L'un des gendarmes s'était endormi, malgré le vacarme effroyable qu'on faisait à côté de lui dans les maisons voisines ; car, pour la vingtième fois, toutes les recherches venaient se concentrer autour de la cachette. Son compagnon, réchauffé momentanément, avait cessé d'entretenir le feu ; la plaque et le mur se refroidissaient. M. de Ménars était parvenu à déranger quelques ardoises du toit, et l'air extérieur avait renouvelé l'air intérieur. Toutes les craintes se tournèrent vers les démolisseurs. On sondait à grands coups de marteau le mur qui touchait les prisonniers, et un placard placé près de la cheminée : à chaque coup, le plâtre se détachait et tombait en poussière au dedans ; enfin, ils se croyaient perdus, lorsque les ouvriers abandonnèrent cette partie de la maison, que, par instinct de démolisseurs, ils avaient si minutieusement explorée.
Les prisonniers respirèrent ; la duchesse se crut sauvée. Cet espoir ne fut pas long.
Le gendarme qui veillait, voyant que le vacarme avait définitivement cessé, et voulant profiter de ce moment de silence, secoua son camarade afin de dormir à son tour. L'autre s'était refroidi dans son sommeil et se réveilla tout gelé. A peine eut-il les yeux ouverts, qu'il s'occupa de se réchauffer : en conséquence, il ralluma le feu, et, comme les mottes ne brûlaient pas assez vivement, il profita d'un énorme paquet de Quotidienne, qui se trouvaient dans la chambre jetées sous une table, pour attiser le feu, lequel brilla de nouveau dans la cheminée. Le feu produit par les journaux donna une fumée plus épaisse, et une chaleur plus vive que les mottes ne l'avaient fait la première fois. Il en résulta pour les prisonniers des dangers réels. La fumée passa par les lézardes du mur de la cheminée, ébranlée par les coups de marteau, et la plaque, qui n'était pas encore refroidie, fut bientôt rougie comme à une forge. L'air de la cachette devenait de moins en moins respirable ; ceux qu'elle renfermait étaient obligés d'appliquer leur bouche à l'interstice des ardoises, afin d'échanger contre l'air extérieur leur haleine de feu. La duchesse était celle qui souffrait le plus, car, entrée la dernière, elle se trouvait appuyée contre la plaque. Chacun de ses compagnons lui offrit à plusieurs reprises d'échanger sa place avec elle ; mais jamais elle n'y voulut consentir.
Cependant, au danger d'être asphyxiés venait pour les prisonniers de s'en joindre un nouveau, celui d'être brûlés vifs. La plaque, comme nous l'avons dit, était rouge, et le bas des vêtements des femmes menaçait de s'enflammer. Déjà deux fois même le feu avait pris à la robe de la duchesse, et elle l'avait étouffé à pleines mains aux dépens de deux brûlures dont elle conserva longtemps les marques. Chaque minute raréfiait encore l'air intérieur, et l'air extérieur fourni par les trous du toit entrait en trop petite quantité pour le renouveler. La poitrine des prisonniers devenait de plus en plus haletante. Rester dix minutes de plus dans cette fournaise, c'était compromettre les jours de la duchesse. Chacun la suppliait de sortir ; elle seule ne le voulait pas. Ses yeux laissaient échapper de grosses larmes de colère, qu'un souffle ardent séchait sur ses yeux. Le feu prit encore une fois à sa robe ; elle l'éteignit encore une fois. Mais, dans le mouvement qu'elle fit en se levant, elle souleva la gâchette de la plaque, qui s'entrouvrit un peu. Mademoiselle de Kersabiec y porta aussitôt la main pour la faire rentrer dans le pêne, et se brûla violemment.
Le mouvement de la plaque avait fait rouler les mottes appuyées contre elle, et avait éveillé l'attention du gendarme, qui se délassait de son ennui en lisant des Quotidienne, et qui croyait avoir bâti son édifice pyrotechnique avec plus de solidité. Le bruit produit par les tentatives de mademoiselle de Kersabiec fit naître en lui une singulière idée : il se figura qu'il y avait des rats dans la cheminée, et, pensant que la chaleur allait les forcer de sortir, il réveilla son camarade, et tous deux se mirent en devoir de leur donner la chasse avec leur sabre.
Cependant, la chaleur et la fumée augmentaient à chaque instant les tortures des reclus. La plaque ayant fait un mouvement, un des gendarmes dit :
- Qui est là ?
Mademoiselle Stylite répondit :
- Nous nous rendons ; nous allons ouvrir ; ôtez le feu.
Les deux gendarmes s'élancèrent aussitôt sur le feu, qu'ils dispersèrent à coups de pied. La duchesse sortit la première, forcée de poser ses pieds et ses mains sur le foyer brûlant ; ses compagnons la suivirent. Il était neuf heures et demie du matin environ, et, depuis seize heures, ils étaient renfermés dans cette cachette, sans aucune nourriture.

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