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Chapitre CCLIII


Nouvelles de France. – Première représentation du « Fils de l'émigré ». Ce qu'en pense « Le Constitutionnel ». – Effet produit par cette pièce sur la population parisienne en général, et sur M. Véron en particulier. – Mort de Walter Scott. – Perrinet Leclerc. – Sic vos non bis.

Je restai, comme je l'ai dit, trois jours à Arenenberg.
J'avais trouvé là les journaux français, qui me manquaient depuis mon départ d'Aix, et je m'étais mis au courant des nouvelles de France.
M. Jay avait remplacé à l'Académie M. de Montesquiou. L'Académie, fidèle à ses traditions, ayant à choisir entre M. Jay, publiciste médiocre, et M. Thiers, historien éminent, avait choisi M. Jay. – L'Institut en avait, de son côté, fait autant, à peu près : le bon et cher ami de mon père, M. Lethière, auteur de Brutus condamnant ses fils, étant mort, MM. Paul Delaroche, Schnetz et Blondel s'étaient mis sur les rangs pour lui succéder. Vous eussiez parié, n'est-ce pas, chers lecteurs, pour Schnetz ou pour Delaroche ? Eh bien, vous eussiez perdu : MM. Schnetz et Delaroche avaient eu chacun trois voix, et M. Blondel en avait réuni dix-huit.
Mademoiselle Falcon avait débuté dans le rôle d'Alice de Robert le Diable. Elève de Nourrit, elle avait eu un succès splendide. Pauvre Cornélie ! Son succès devait être aussi court qu'il avait été grand : deux ans après les débuts de mademoiselle Falcon, un accident lui avait enlevé la voix !
Puis les procès politiques se succédaient : la cour d'assises de la Seine avait porté deux condamnations à mort, l'une contre un nommé Cuny, l'autre contre un nommé Lepage. Ces deux condamnations avaient profondément ému le public parisien ; depuis la mort de Louis XVIII, on était déshabitué des condamnations capitales en matière politique.
Puis était venue la condamnation moins grave des saints-simoniens ; puis l'affaire de l'homme au drapeau rouge. – J'ai essayé de peindre l'effet qu'avait produit l'apparition de cet homme au convoi du général Lamarque. Il fut condamné à un mois de prison ! M. l'avocat général Delapalme, qui avait à peu près abandonné l'accusation, au grand étonnement de tout le monde, ne s'en tira qu'en arguant de la folie de l'accusé. Les républicains interprétèrent la chose autrement : l'homme au drapeau rouge n'était pour eux qu'un agent provocateur ; de là l'indulgence du ministère public.
Enfin, dernière nouvelle, peu intéressante pour les autres, mais qui répondait, chez moi, à une espèce de remords : on annonçait comme prochaine, à la Porte-Saint-Martin, la représentation du Fils de l'émigré.
Je ne manquais donc pas, à chaque auberge où je m'arrêtais, de demander :
- Avez-vous un journal français ?
En arrivant à Koenigsfelden, c'est-à-dire à l'endroit où l'empereur Albert fut assassiné par Jean de Souabe, son neveu, je renouvelai la question.
- Oui, monsieur, me répondit mon hôte : j'ai Le Constitutionnel.
Le Constitutionnel, on se le rappelle était mon vieil ennemi. Il m'avait déclaré la guerre à propos d'Henri III et j'avais répondu à sa canonnade par Antony ; c'était moi qui avais inventé la fameuse annonce du désabonnement ; de sorte que je ne pouvais pas recevoir par une plus méchante bouche des nouvelles de mon fils naturel ; seulement, comme je l'avais laissé aux mains d'Anicet sans le reconnaître le moins du monde, que je ne devais pas être nommé, que c'était une condition sine qua non, je pensais que les nouvelles seraient indirectes.
J'ouvris donc Le Constitutionnel d'une main assez ferme.
Mon étonnement fut grand quand, en tête du feuilleton, je lus ces mots :

« Théâtre de la Porte-Saint-Martin. – Le Fils de l'émigré, drame de MM. Anicet Bourgeois et Alexandre Dumas... »

Je compris que, du moment où j'étais nommé, c'est que la pièce était tombée.
Je ne me trompais pas.
Veut-on voir, du reste, comment le Constitutionnel rendait compte de la représentation ? Qu'on lise les lignes suivantes ; elles donneront une idée de l'urbanité avec laquelle la critique était faite dans le journal de MM. Jay et Etienne. Il est vrai que l'article n'était pas signé. – D'ailleurs, comme j'enregistre mes succès avec une naïveté que l'on taxe parfois d'orgueil, je ne suis pas fâché d'enregistrer une belle et bonne chute. J'en ai eu deux comme celle-là dans ma vie : Le Fils de l'émigré à la Porte-Saint-Martin ; Le Laird de Dumbicky, à l'Odéon ; mais, comme j'assistais à cette dernière, c'est moi- même qui, lorsque le moment sera venu, me chargerai d'en rendre compte. Je serai plus poli pour moi que ne l'a été le critique anonyme du Constitutionnel ; mais je ne me ménagerai pas davantage ; que mes lecteurs soient, sur ce point, parfaitement tranquilles.
J'appelai donc à mon aide toute ma philosophie, et je lus :

Théâtre de la Porte-Saint-Martin. – Le Fils de l'émigré,
drame de MM. Anicet Bourgeois et Alexandre Dumas.

« Le comte Edouard de Bray, émigré français, s'est réfugié en Suisse ; là, il a pris du service dans les armées autrichiennes, qui tentent de ce côté l'envahissement de la France. M. le comte a mal choisi ses alliés. Battu avec eux, comme nos braves armées battaient leurs ennemis, c'est-à-dire à plate couture, M. le comte se sauve à toutes jambes, et cherche un asile dans la boutique d'un armurier de Brientz. L'armurier Grégoire Humbert, homme plein d'honneur et d'humanité, accueille le fugitif, qu'il veut dérober à la poursuite des républicains. Humbert y met d'autant plus de chaleur et de dévouement qu'il connaît le comte Edouard : il y a quelques mois, le comte était à Brientz, et même, dans une orgie, il avait laissé sous la table Grégoire Humbert, dont la vertu et la sobriété s'étaient un peu fourvoyées ce jour-là. L'honnête armurier n'a point oublié ce mémorable exploit d'ivrogne ; aussi fait-il évader par une fenêtre le comte Edouard, tandis que la crosse des soldats français heurte à sa porte.
« M. le comte Edouard de Bray sauvé, vous vous imaginez qu'il emporte la plus vive reconnaissance pour le brave homme à qui il doit de n'être point fusillé ou pendu ? oh ! que non pas ! Notre drame actuel, notre grand drame, comme on dit, n'est pas si enfant que de nous habituer à des sentiments si naturels et si bourgeois ; il lui faut bien autre chose, vraiment ! de l'odieux, de l'ignoble et de l'absurde avant tout.
« Voici donc ce qu'a fait M. le comte de Bray pour se conformer à cette triple obligation du grand drame. A peine hors de danger, il écrit à Grégoire Humbert : "Tu te crois heureux père et heureux mari ; tu te trompes, Humbert. Dans cette nuit d'orgie que j'ai passée chez toi, ta femme t'attendait dans son lit : je m'y suis glissé à ta place ; le fils qu'elle va te donner n'est pas le tien."
« Si vous demandez maintenant l'explication de cette infamie du comte de Bray, apprenez qu'il a voué une haine implacable au peuple, et qu'il commence à la mettre en oeuvre sur son bienfaiteur. C'est avec de telles choses qu'on a la prétention de faire maintenant du drame, et du drame qui émeuve et intéresse !
« La lettre du comte jette Humbert dans le désespoir ; il prend un poignard, et veut tuer sa femme... A ce moment, le fond du théâtre s'ouvre : c'est une scène d'accouchement qui succède à une scène de stylet. "J'ai l'honneur de vous faire part de la naissance du fils de l'émigré." Le prêtre bénit le nouveau-né ; la mère et l'enfant se portent bien. Ce spectacle désarme Humbert, qui rengaine son poignard ; mais il faut qu'il tue quelqu'un : à défaut de madame Humbert et de son fruit équivoque, c'est Edouard qu'il tuera. Malheureusement, il est trop tard : Edouard est bien loin. L'armurier ne renonce pas pour cela à la vengeance : il fera un second fils à sa femme, un fils qui sera le sien, pour tuer le père du premier fils, dont il est forcé d'endosser la responsabilité... Is pater est quem nuptiae demonstrant.
« Assurément, Humbert entend mieux la vengeance que qui que ce soit au monde ; faire un enfant à madame Humbert, uniquement pour se venger, c'est de la plus haute habileté.
« Toutes les belles choses que je viens de vous exposer forment ce qu'on appelle maintenant un prologue, et ce que, autrefois, on appelait simplement le premier acte.
« Vingt ans se sont passés. Humbert est mort ruiné, et à la poursuite d'Edouard, qu'il n'a jamais pu rencontrer ; pendant vingt ans, c'est avoir du malheur dans ses recherches ! Du reste, son projet de vengeance a parfaitement réussi d'autre part : le second fils est venu, il a grandi, et, à défaut de défunt Humbert, Pietro, son fidèle serviteur, l'exerce au maniement de l'épée, en attendant le moment où on rencontrera enfin le comte Edouard, et où on pourra le tuer définitivement.
« Voilà une famille d'armuriers qui rendrait des points, en fait de vengeance, aux vieilles familles grecques dont nos auteurs tragiques nous ont conté si longtemps les fureurs !
« Humbert et son fidèle Pietro n'ont point trouvé Edouard : je le trouve, moi qui n'ai point affaire à lui. Edouard est à Paris, où il exerce en grand le noble métier de mouchard : c'est un comte espion de la haute police. Le drame nous conserve et nous maintient toujours dans ce qu'il y a d'intéressant et d'élevé. Outre ses plaisirs d'espion, Edouard continue l'exploitation de sa haine contre le peuple : il a débauché une jeune fille avec laquelle il vit depuis deux ans ; item, il a enlevé à ses travaux d'artisan un jeune homme appelé Georges Burns, pour en faire son secrétaire ; son but est de faire de Georges un mauvais sujet, comme il a fait de Thérèse une débauchée, toujours par haine pour le peuple.
On ne croirait pas à de semblables folies si on ne les avait vues et entendues. Nous ne sommes pas au bout, et voici déjà une autre histoire.
« Ce Georges Burns n'est pas autre chose que le fils d'Edouard et de madame Humbert. Georges a changé de nom, depuis que son père putatif est mort en état de faillite. Georges est fier, et ne veut reprendre le nom de son soi-disant père qu'après avoir payé toutes ses dettes. Edouard, qui ne sait pas le premier mot de cette énigme, ne voit que Georges Burns dans ce jeune homme.
« A partir de ce moment, nous entrons dans un incroyable chaos d'ignominies et d'absurdités ; on est tenté de rire d'abord de cet amalgame informe qu'au style, à l'incohérence des scènes, au pêle-mêle des personnages, on peut prendre pour une parodie. Franchement, j'ai cru, pour ma part, à la parodie.
« "Ce sont deux gens d'esprit, disais-je, qui auront voulu se moquer des monstruosités dont on déshonore nos théâtres, et venger le bon sens, le bon goût et la langue, par une bonne satire. Comme la caricature et la satire exagèrent les ridicules ou les vices de ceux qu'elles veulent frapper, nos moqueurs auront accumulé dans leur parodie barbarismes sur barbarismes, montagnes sur montagnes, crimes sur crimes, ordures sur ordures, pour mieux faire honte à nos dramaturges dévergondés."
« Mais quelqu'un m'a assuré que le Fils de l'émigré était fait sérieusement et comme un grand drame.
« Alors, ne pouvant plus rire, il ne m'est resté que l'ennui et le dégoût ; ennui et dégoût que je ne veux pas faire peser sur mes lecteurs en les trainant pas à pas dans cet antre de galère, de meurtre et de prostitution : autant vaudrait les inviter à passer une journée à Poissy, aux Madelonnettes, à la Conciergerie, à la place de Grève, dans le cabinet particulier de M. Vidocq, avec les valets du bourreau ; car on ne trouve pas autre chose dans cette ignoble pièce. Le comte Edouard de Bray, que vous savez espion, fait des faux par-dessus le marché, et crochète les portes.
« Thérèse, cette jeune fille qu'il a enlevée, se prostitue au premier venu, et va d'homme en homme avec une admirable facilité. Georges Burns, ou plutôt Georges Humbert, vole à sa mère trente mille francs destinés à payer les dettes de son mari, et assassine Thérèse, qu'il avait eue après le comte Edouard.
« Vous avez, pour couronner ces gracieux exploits, une condamnation aux travaux forcés et une condamnation à mort. Edouard est réservé aux galères comme faussaire ; Burns, à l'échafaud comme assassin. C'est dans la prison, entre la marque et la guillotine, que le père et le fils se reconnaissent, et que Georges apprend le secret de sa naissance. Vous croyez que les auteurs vont en rester là, et qu'ils auront quelque pitié de nous ? Pauvres gens ! qui pensez qu'on vous respectera plus que le sens commun et tout ce qu'on respectait autrefois en bonne et saine littérature ! Non, vous n'avez pas assez de tout ce hideux spectacle : il faut que vous voyiez le galérien attaché à sa chaîne, le condamné les mains derrière le dos, la tête rasée, marchant... Ici, le public s'est soulevé en masse, et n'a pas voulu en voir et en entendre davantage ; le coeur lui a bondi de dégoût ; les femmes se levaient ou détournaient les yeux, pour se dérober à la vue de cette tête qui allait s'offrir au couteau ; on a sifflé, on a hué ces infamies, et justice a été faite.
« Il n'y a pas de critique possible sur de semblables pièces ; on les quitte le plus vite qu'on peut, comme on repousse du pied un objet rebutant. Où en sommes-nous venus, pour qu'il y ait un nom d'homme de talent attaché à ce drame comme à un poteau ? Il est vrai que cet écrivain a trouvé, cette fois, sa peine dans le délit même : son talent y semble mort tout entier. »

Ainsi, j'étais assassiné par le Constitutionnel juste au même endroit où l'empereur Albert avait été assassiné par son neveu. Malheureusement, je doute que cet assassinat vaille à l'avenir une scène aussi belle que celle qu'on peut lire dans le cinquième acte du Guillaume Tell de Schiller, et qui se passe entre le meurtrier de Gessler et l'assassin de l'empereur.
Je revins à Paris vers le commencement d'octobre.
Tous les journaux avaient suivi l'exemple du Constitutionnel : ils s'en étaient donné sur moi à coeur joie ; la curée avait été complète ; il ne me restait plus un lambeau de chair sur les os.
Je rencontrai Véron, qui me fit, à l'endroit de mon immoralité, une mercuriale dont je me souviendrai toujours. Il m'avait demandé quelque chose pour la Revue de Paris, qu'il dirigeait. mais, après le Fils de l'émigré, il n'y avait plus moyen de mettre mon nom en compagnie de celui d'honnêtes gens.
Je rencontrai aussi plusieurs directeurs de théâtre qui, en mon absence, étaient devenus myopes, et qui ne me reconnurent pas.
J'ai eu deux ou trois fois de ces baisses-là dans ma vie, – sans compter celles qui m'attendent encore ; je me suis toujours relevé, Dieu merci ! et j'espère que, le cas échéant, Dieu me fera encore la même grâce. Ma devise de fantaisie est : J'ayme qui m'ayme, et je pourrais parfaitement ajouter : Je ne hais pas qui me hait. Mais notre devise de famille est : Deus dedit, Deus dabit. Dieu a donné, Dieu donnera.
Je renonçai donc pour le moment au théâtre.
D'ailleurs, j'avais mon livre de Gaule et France qui était commencé, et que je voulais finir.
C'était une chose singulière que l'exécution de ce livre : j'apprenais moi- même pour apprendre aux autres ; mais j'avais un grand avantage : c'est qu'en allant au hasard à travers l'histoire, il m'arrivait ce qui arriverait à un homme qui ne connaîtrait pas son chemin, et qui serait perdu dans une forêt ; il est perdu, c'est vrai, mais découvre des choses inconnues, des abîmes où personne n'est descendu, des hauteurs où personne n'a gravi.
Gaule et France est un livre d'histoire plein de défauts. mais il se termine par la plus étrange prophétie qui ait jamais été imprimée seize ans à l'avance. Nous le verrons en son lieu et place.
Vers la fin de septembre, on avait appris en France la mort de Walter Scott. Cette mort fit sur moi une certaine impression. non que j'eusse l'honneur de connaître l'auteur d'lvanhoe et de Waverley ; mais la lecture de sir Walter Scott avait eu, on se le rappelle, une grande influence sur les débuts de ma vie littéraire.
Après avoir commencé par préférer Pigault-Lebrun à Walter Scott, et Voltaire à Shakespeare – double hérésie dont m'avait fait revenir mon bien cher Lassagne, qui, depuis que je vous ai parlé de lui, est allé où sont allés une partie de mes amis – après avoir, dis-je, préféré Pigault-Lebrun à Walter Scott, j'en étais venu à des idées plus saines, et non seulement j'avais lu tous les romans de l'auteur écossais, mais encore j'avais essayé de tirer deux drames de ses oeuvres : le premier, on le sait, avec Frédéric Soulié ; le second, tout seul. Ni l'un ni l'autre n'avaient été joués, et ni l'un ni l'autre n'étaient jouables.
Les qualités de Walter Scott ne sont point des qualités dramatiques ; admirable dans la peinture des moeurs, des costumes et des caractères, Walter Scott est complètement inhabile à peindre les passions. Avec des moeurs et des caractères, on peut faire des comédies ; mais il faut des passions pour faire des drames.
Le seul roman passionné de Walter Scott, c'est Le Château de Kenilworth ; aussi est-ce le seul qui ait fourni un drame à grand succès ; et encore les trois quarts du succès étaient-ils dus au dénouement qui était mis en scène, et qui jetait brutalement aux yeux du public le spectacle terrible de la chute d'Amy Robsart dans le précipice.
Mais mon travail sur Walter Scott ne m'avait pas été inutile, tout infructueux qu'il était resté ; on ne connaît la structure de l'homme qu'en ouvrant des cadavres. On ne connaît le génie d'un auteur qu'en l'analysant. L'analyse de Walter Scott m'avait fait comprendre le roman sous un autre point de vue qu'on ne l'envisageait chez nous. Une même fidélité de moeurs, de costumes et de caractères, avec un dialogue plus vif et des passions plus réelles, me paraissait être ce qui nous convenait.
C'était ma conviction : mais j'étais loin de me douter encore que j'essayerais de faire pour la France ce que Walter Scott avait fait pour l'Ecosse. Je n'avais encore publié que mes Scènes historiques Isabel de Bavière, et, comme on va voir, la chose m'avait assez mal réussi ou allait assez mal me réussir. On a de ces veines-là.
J'avais publié mes Scènes historiques dans La Revue des Deux Mondes ; de sorte que personne ne les avait lues. En mon absence, Anicet Bourgeois et Lockroy eurent l'idée de réunir ces scènes, et d'en composer un drame sous le titre de Perrinet Leclerc. C'était bien de l'honneur qu'ils faisaient à ces bribes d'histoire éparpillées sans prétention dans une revue.
La pièce eut un grand succès.
Quoique j'en fusse au moins autant que du Fils de l'émigré, on se garda bien de prononcer mon nom. Le Constitutionnel, qui, pour le premier ouvrage, avait arraché de ma figure le voile de l'incognito, l'épaissit, cette fois, de tout son pouvoir, et fit un grand éloge du drame.
Il y a plus : M. Lesur, dans son Annuaire, avait dit à propos du Fils de l'émigré :
« Ce drame rappelle l'esclave ivre que les Lacédémoniens montraient à leurs enfants pour les dégoûter de l'ivrognerie, et doit ramener le public, si la chose est possible, à des idées plus pures et plus raisonnables en fait de littérature dramatique. Le but des auteurs était de mettre la corruption de la noblesse en opposition avec la vertu du peuple, et, partant de cette donnée, qui n'a plus de sens aujourd'hui, il n'est pas de vices, d'immoralités, d'infamies qu'ils n'aient accumulés dans leur émigré, le marquis de Bray, et dans son digne fils ; c'est un amas de turpitudes, une suite de scènes aussi fausses qu'ignobles, et dont il nous répugnerait d'entreprendre le récit. On avait passé à M. Dumas la Tour de Nesle ; mais, cette fois, le public n'a pas été aussi complaisant : il a sifflé, outrageusement sifflé, cette production monstrueuse, qui dans toutes les parties de la salle, au parterre, dans les loges dans les combles, a fait bondir le coeur de dégoût, et détourner les yeux d'horreur. Il faut espérer que cette leçon sévère et méritée engagera l'auteur d'Henri III, de Christine, d'Antony, et de Richard Darlington à ne plus prostituer son talent en mettant la main à de pareilles oeuvres. »
L'article n'est pas fardé, on le voit, et il paraît qu'en réalité – entre nous soit dit, cher lecteur, sans que cela arrive aux oreilles d'Anicet, il paraît que c'était une exécrable chose ! Mais remarquez bien que c'est à moi qui n'avais pas été nommé, à moi dont le nom n'était pas sur l'affiche, que s'adressait M. Lesur, qui avait bien su me découvrir sous la chute, mais qui n'avait garde de me découvrir derrière le succès.
Et la preuve, la voici :
« Théâtre de la Porte-Saint-Martin 3 septembre 1832.
- Première représentation de Perrinet Leclerc, drame en cinq actes en prose, de MM. Anicet Bourgeois et Lockroy.
« De belles scènes, du bruit, du mouvement, de magnifiques décorations, et surtout une situation du plus haut intérêt au cinquième acte, ont complètement fait réussir ce drame. Il atteste des études littéraires et historiques fort rares chez les dramaturges modernes, et a, en général, sur la plupart des pièces de ce théâtre, particulièrement sur le Fils de l'Emigré, le grand avantage de ne pas révolter sans cesse le spectateur par un entassement de crimes et de tableaux de débauche plus affreux les uns que les autres. »
Attrape, monsieur Dumas !
Mais voici qui est plus fort.
Quelque temps après, je réunis mes Scènes historiques en deux volumes ; un journal en rendit compte, en m'accusant d'avoir copié littéralement les scènes principales de mon prétendu livre historique dans le beau drame de MM. Anicet Bourgeois et Lockroy !

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