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Chapitre CCXLVII


Le 22 juillet 1832.

Le lendemain de ce magnifique incendie, un de nos baigneurs qui revenait de Chambéry entra dans la salle de réunion en disant :
- Messieurs, savez-vous la nouvelle ?
- Non.
- Le duc de Reichstadt est mort.
Le duc de Reichstadt était mort, en effet, le 22 juillet, à cinq heures huit minutes du matin, le jour anniversaire de celui où une patente de l'empereur l'avait nommé duc de Reichstadt, et où l'on avait appris la mort de son père l'empereur Napoléon.
Ses dernières paroles avaient été :
- Ich gehe unter !... Mutter ! Mutter !... Je succombe !... Ma mère ! ma mère !...
Ainsi, c'était dans une langue étrangère que l'enfant de 1811 avait dit adieu au monde !
Les recherches que nous avons faites sur ce jeune prince, pâle figure historique qui va s'effaçant de jour en jour, tandis que de jour en jour grandit le fantôme de son père, nous permettent de donner quelques détails, inconnus peut-être, sur cette courte vie, sur cette douloureuse mort.
Victor Hugo, l'homme auquel il faut toujours revenir quand il s'agit de mesurer le géant Napoléon, a fait l'histoire poétique du jeune prince en quelques strophes.
Qu'on nous permette de les citer. – Dire que nous aimons le poète exilé soulage notre coeur ; dire que nous l'admirons adoucit nos regrets. La tombe est sourde, mais peut-être l'exil est-il plus sourd encore. Notre voix est de celles que nos amis entendent dans la tombe, entendent dans l'exil. Hier, le duc d'Orléans ; aujourd'hui, Hugo.

          Mil huit cent onze !
          - ô temps où des peuples sans nombre
          Attendaient, prosternés sous un nuage sombre,
          Que le ciel eût dit oui !
          Sentaient trembler sous eux les Etats centenaires,
          Et regardaient le Louvre, entouré de tonnerres
          Comme un mont Sinaï !

          Courbés comme un cheval qui sent venir son maître,
          Ils se disaient entre eux : « Quelqu'un de grand va naître ;
          L'immense empire attend un héritier demain.
          Qu'est-ce que le Seigneur va donner à cet homme
          Qui, plus grand que César, plus grand même que Rome,
          Absorbe dans son sort le sort du genre humain ? »
          Comme ils parlaient, la nue éclatante et profonde
          S'entrouvrit, et l'on vit se dresser sur le monde
          L'homme prédestiné !
          Et les peuples béants ne purent que se taire ;
          Car ses deux bras levés présentaient à la terre
          Un enfant nouveau-né !

Cet enfant était le roi de Rome, – celui qui venait de mourir.
A l'époque où son père le présente au balcon des Tuileries, comme Louis XIII présenta Louis XIV au balcon de Saint-Germain, il était l'héritier de la plus puissante couronne ; à cette époque, l'empereur entraînait dans son orbite la moitié de la population de la chrétienté ; ses ordres étaient entendus et obéis dans un espace qui comprend dix-neuf degrés de latitude ; et quatre- vingts millions d'hommes criaient : « Vive Napoléon ! » dans huit langues différentes.
Revenons au poète :

          O revers, ô leçon ! Quand l'enfant de cet homme
          Eut reçu pour hochet la couronne de Rome ;
          Lorsqu'on l'eut revêtu d'un nom qui retentit ;
          Lorsqu'on eut bien montré son front royal qui tremble
          Au peuple, émerveillé qu'on puisse tout ensemble
          Etre si grand et si petit !

          Quand son père eut, pour lui, gagné bien des batailles ;
          Lorsqu'il eut épaissi de vivantes murailles
          Autour du nouveau-né, riant sur son chevet ;
          Quand ce grand ouvrier, qui savait comme on fonde,
          Eut, à coups de cognée, à peu près fait le monde
          Selon le songe qu'il rêvait ;

          Quand tout fut préparé par les mains paternelles,
          Pour doter l'humble enfant de splendeurs éternelles,
          Lorsqu'on eut de sa vie assuré les relais ;
          Quand, pour loger un jour ce maître héréditaire,
          On eut enraciné, bien avant dans la terre,
          Le pied de marbre des palais ;

          Lorsqu'on eut, pour sa soif, posé devant la France
          Un vase tout rempli du vin de l'espérance...
          Avant qu'il eût goûté de ce poison doré,
          Avant que de sa lèvre il eût touché la coupe,
          Un Cosaque survint, qui prit l'enfant en croupe,
          Et l'emporta tout effaré !

L'histoire du pauvre enfant ne peut être faite que d'oppositions. Empruntons à M. de Montbel une lettre qui annonce l'impatience avec laquelle était attendue, dans la ville impériale de Vienne, l'annonce de sa naissance :

« Vienne, 26 mars.

Il serait difficile d'exprimer l'impatience avec laquelle on attendait, ici, la nouvelle de la délivrance de Sa Majesté l'impératrice des Français. Dimanche 24, à dix heures du matin, l'incertitude a cessé : la dépêche télégraphique qui annonçait cette heureuse nouvelle a été remise à M. l'ambassadeur de France, quatre jours et une heure après cet événement, par M. le chef d'escadron Robelleau, premier aide de camp de M. le général Desbureaux, commandant la cinquième division militaire. Le bruit en fut bientôt répandu, et causa une joie générale.
M. de Tettenborn, aide de camp du prince de Schwartzenberg, parti de Paris dans la journée, et arrivé quatorze heures après le chevalier Robelleau, confirma cette heureuse nouvelle. Enfin, un courrier de cabinet français arriva dans la matinée du 25, porteur de la lettre officielle par laquelle l'empereur Napoléon en faisait part à son auguste beau-père.
Le contentement de Sa Majesté fut extrême, et partagé par toute la cour. M. l'ambassadeur de France étant indisposé et retenu chez lui, le premier secrétaire d'ambassade se rendit au palais, où il fut introduit dans le cabinet de l'empereur, et eut l'honneur de remettre lui-même à Sa Majesté la lettre de l'empereur son maître.
Le dimanche même, le chambellan du jour avait été envoyé, par l'empereur, à l'ambassadeur de France, pour le complimenter. L'ambassadeur a reçu également les félicitations de M. le comte de Metternich, et de tout le corps diplomatique.
Demain, il y aura grand cercle à la cour, à l'occasion de la naissance du roi de Rome. Tout annonce que cette réunion sera très brillante. »
Peut-être sera-t-il intéressant de rapprocher ces félicitations de M. le comte de Metternich à l'ambassadeur de France – félicitations en date du 25 mars 1811 – des instructions données, le 31 octobre 1815, par ce même comte de Metternich, à M. le baron de Sturmer, commissaire de Sa Majesté Impériale et Apostolique à l'île Sainte-Hélène :
« Les puissances alliées étant convenues de prendre les mesures les plus propres à rendre impossible toute entreprise de la part de Napoléon Bonaparte, il a été arrêté et décidé entre elles qu'il serait conduit à l'île Sainte-Hélène, qu'il y serait confié à la garde du gouvernement britannique ; que les cours d'Autriche, de Russie et de Prusse y enverraient des commissaires destinés à résider, pour s'assurer de sa présence, mais sans être chargés de la responsabilité de sa garde ; et que Sa Majesté Très- Chrétienne serait invitée à envoyer également un commissaire français au lieu de la détention de Napoléon Bonaparte.
En suite de cette décision, sanctionnée par une transaction particulière entre les cours d'Autriche et de Russie, de la Grande-Bretagne et de Prusse, en date de Paris le 2 août 1815, Sa Majesté l'empereur, notre auguste maître, a daigné vous destiner à résider à Sainte-Hélène, en qualité de son commissaire.
La garde de Napoléon Bonaparte étant spécialement confiée au gouvernement britannique, vous n'êtes, sous ce rapport, chargé d'aucune responsabilité ; mais vous vous assurerez de sa présence par les moyens et de la manière dont vous conviendrez avec le gouverneur. Vous aurez soin de vous convaincre par vos propres yeux de son existence, et vous en dresserez un procès-verbal qui devra être signé par vous et vos collègues, et contresigné par le gouverneur ; chacun de MM. les commissaires sera tenu de soumettre, tous les mois, à sa cour, un exemplaire de ce procès-verbal, muni de leurs signatures et d'un contreseing du gouverneur.
Vous éviterez, avec le plus grand soin, toute espèce de communication avec Napoléon Bonaparte et les individus de sa suite. Vous vous refuserez positivement à celles qu'ils pourraient chercher à établir avec vous ; et, dans le cas où ils se permettraient, sous ce rapport, des démarches directes, vous en rendriez compte sur-le-champ à M. le gouverneur.
Quoique vous ne soyez nullement responsable de la garde de Bonaparte, ni de celle des individus qui composent sa suite, s'il parvenait à votre connaissance qu'ils s'occupent des moyens de s'évader ou d'entretenir des rapports au dehors, vous en préviendriez sans délai M. le gouverneur.
Vos fonctions se bornent à celles qui vous sont indiquées par les présentes instructions. Vous vous abstiendrez, avec la plus scrupuleuse exactitude, de toute démarche isolée, notre intention positive étant que vous vous concertiez surtout avec messieurs vos collègues, que vous agissiez toujours de concert avec eux, et d'accord avec M. le gouverneur.
Vous profiterez, enfin, de toutes les occasions qui se présenteront pour nous faire parvenir directement vos rapports.

                    Metternich.
«Paris, 31 octobre 1815 »

Voilà de la politique. Maintenant, voici de la poésie :

          Oui, l'aigle, un soir, planait aux voûtes éternelle,
          Lorsqu'un grand coup de vent lui cassa les deux ailes ;
          Sa chute fit dans l'air un foudroyant sillon ;
          Tous alors sur son nid fondirent pleins de joie ;
          Chacun selon ses dents se partagea la proie :
          L'Angleterre prit l'aigle, et l'Autriche l'aiglon.

          Vous savez ce qu'on fit du géant historique.
          Pendant six ans, on vit, loin derrière l'Afrique,
          Sous les verrous des rois prudents,
          – Oh ! n'exilons personne ! oh ! l'exil est impie ! –
          Cette grande figure en sa cage accroupie,
          Ployée et les genoux aux dents.

          Encor, si ce banni n'eût rien aimé sur terre !
          Mais les coeurs de lion sont les vrais coeurs de père ;
          Il aimait son fils, ce vainqueur !
          Deux choses lui restaient dans sa cage inféconde :
          Le portrait d'un enfant et la carte du monde,
          Tout son génie et tout son coeur !

          Le soir, quand son regard se perdait dans l'alcôve,
          Ce qui se remuait dans cette tête chauve,
          Ce que son oeil cherchait dans le passé profond,
          – Tandis que ses geôliers, sentinelles placées
          Pour guetter nuit et jour le vol de ses pensées,
          En regardaient passer les ombres sur son front –

          Ce n'était pas toujours, sire, cette épopée
          Que vous aviez naguère écrite avec l'épée,
          Arcole, Austerlitz, Montmirail ;
          Ni l'apparition des vieilles pyramides,
          Ni le pacha du Caire et ses chevaux numides
          Qui mordaient le vôtre au poitrail ;

          Ce n'était pas le bruit de bombe et de mitraille
          Que vingt ans sous ses pieds avait fait la bataille
          Déchaînée en noirs tourbillons,
          Quand son souffle poussait sur cette mer troublée
          Les drapeaux frissonnants penchés dans la mêlée,
          Comme les mâts des bataillons ;

          Ce n'était pas Madrid, le Kremlin et le Phare,
          La diane au matin fredonnant sa fanfare,
          Le bivouac sommeillant dans les feux étoilés,
          Les dragons chevelus, les grenadiers épiques,
          Et les rouges lanciers fourmillant dans les piques,
          Comme des fleurs de pourpre en l'épaisseur des blés ;

          Non, ce qui l'occupait, c'est l'ombre blonde et rose
          D'un bel enfant qui dort la bouche demi-close,
          Gracieux comme l'Orient ;
          Tandis qu'avec amour sa nourrice enchantée,
          D'une goutte de lait au bout du sein restée,
          Agace sa lèvre en riant !

          Le père, alors, posait les coudes sur sa chaise ;
          Son coeur plein de sanglots se dégonflait à l'aise ;
          Il pleurait d'amour éperdu...
          Sois béni, pauvre enfant, tête aujourd'hui glacée,
          Seul être qui pouvais distraire sa pensée
          Du trône du monde perdu !

          Tous deux sont morts ! Seigneur, votre droite est terrible !
          Vous avez commencé par le maître invincible,
          Par l'homme triomphant ;
          Puis vous avez enfin complété l'ossuaire.
          Dix ans vous ont suffi pour filer le suaire
          Du père et de l'enfant !

          Gloire, jeunesse, orgueil, biens que la tombe emporte !
          L'homme voudrait laisser quelque chose à la porte ;
          Mais la mort lui dit : « Non ! »
          Chaque élément retourne où tout doit redescendre !
          L'air reprend la fumée et la terre la cendre ;
          L'oubli reprend le nom.

Décidément, je préfère la poésie à la politique. Etes-vous de mon avis, cher lecteur ?
Maintenant, comment a vécu, comment est mort le pauvre enfant exilé, le pauvre aiglon tombé hors du nid ? C'est ce que nous dirons dans les chapitres suivants.

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