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Chapitre CCXLVI


Grands éclaircissements sur le bifteck d'ours. – Jacotot. – Une épithète malsonnante. – Un feutre séditieux. – Des carabiniers trop spirituels. – Je me brouille avec le roi Charles-Albert à propos de la dent du chat. – Les princes et les hommes d'esprit.

En 1842, je revenais de Florence pour une fort triste et fort cruelle cérémonie : je revenais pour assister aux funérailles de M. le duc d'Orléans.
C'est une des singularités de ma vie, d'avoir connu tous les princes ; et, avec les idées les plus républicaines de la terre, de leur avoir été attaché du plus profond de mon coeur.
Or, qui m'avait appris, à Florence ; la mort du duc d'Orléans ? Le prince Jérôme Napoléon.
Je venais dîner à Quarto – charmante maison de campagne située à quatre milles de Florence – chez l'ancien roi de Westphalie, son père, lorsque, me prenant à part :
- Mon cher Dumas, me dit-il, je vais vous apprendre une nouvelle qui vous fera grand-peine.
Je le regardai avec inquiétude.
- Monseigneur, lui dis-je, j'ai reçu ce matin des nouvelles de mes deux enfants : ils se portent bien ; à part les accidents qui peuvent leur arriver, je suis préparé à tout.
- Eh bien, le duc d'Orléans est mort !
J'avoue que ce fut pour moi un coup. de foudre.
Un cri et des larmes vinrent en même temps ; je me jetai dans les bras du prince.
N'était-ce pas chose curieuse, que de voir un homme pleurant un duc d'Orléans dans les bras d'un Bonaparte ?
Le même soir, je partis pour Livourne ; le lendemain, je m'embarquai sur le bateau à vapeur de Gênes. La mer, mauvaise, me jeta tout fatigué dans la ville des palais ; je trouvai à table d'hôte un de mes amis qui arrivait de Naples, plus fatigué encore que moi : il m'offrit de revenir ensemble en poste, mais à la condition que nous passerions par le Simplon, qu'il n'avait pas vu. J'acceptai ; nous louâmes une espèce de carriole, et nous partîmes.
Le Simplon traversé, le Valais franchi, nous nous arrêtâmes à la porte de l'auberge de la Poste, à Martigny.
Le maître d'auberge, le chapeau à la main, vint poliment nous inviter à prendre, en passant, un repas chez lui. Nous avions dîné à Sion : nous le remerciâmes.
Il se retira aussi poliment qu'il était venu.
- Voilà un aubergiste bien charmant ! me dit mon ami.
- Tu trouves ?
- Ma foi, oui.
- Et quand je pense que, si je lui disais mon nom, je serais, probablement, obligé de lui donner une volée pendant que nous relayons.
- Pourquoi cela ?
- Parce que, au lieu de faire fortune avec une plaisanterie que j'ai risquée sur lui, il a eu la niaiserie de s'en fâcher, et m'en veut mal de mort.
- A toi ?
- Eh ! mon Dieu, oui !
- Ah bah !
- Rappelle-le un peu, et dis-lui que nous nous arrêterons si, par hasard, il peut nous donner un bifteck d'ours.
- Hé ! monsieur !... Monsieur le maître de l'hôtel ! cria mon ami avant que j'eusse le temps de l'en empêcher.
Le maître de l'hôtel se retourna.
- Voici mon compagnon qui dit qu'il s'arrêtera pour dîner chez vous, si vous avez, par hasard, du bifteck d'ours.
J'ai vu bien des figures se décomposer dans ma vie ; j'ai vu ces décompositions arriver à la suite de nouvelles terribles, d'accidents inattendus, de blessures graves... Je n'ai jamais vu décomposition de physionomie pareille à celle du malheureux maître de poste de Martigny.
- Ah ! s'écria-t-il en prenant ses cheveux à pleines mains, encore ! toujours !... Il ne passera donc pas un voyageur qui ne fasse la même plaisanterie ?
- Dame, reprit mon compagnon, j'ai lu, dans les Impressions de voyage de M. Alexandre Dumas...
- Les Impressions de voyage de M. Alexandre Dumas ! hurla le malheureux maître de poste ; mais il y a donc encore des gens qui les lisent ?
- Pourquoi ne les lirait-on pas ? me hasardai-je à demander.
- Mais parce que c'est un livre atroce, plein de mensonges, et qu'on en a brûlé par la main du bourreau qui ne le méritaient pas comme celui-là... Oh ! M. Alexandre Dumas ! continua le malheureux marchand de soupe en passant de la colère à l'exaspération, je ne le rencontrerai donc pas un jour entre quatre yeux ? Il faudra donc que j'aille à Paris pour en finir avec lui ? Il ne repassera donc pas par la Suisse ? Il n'ose pas ! Il sait que je l'attends ici pour l'étrangler : je le lui ai fait dire. Eh bien, si vous le voyez, si vous le connaissez, redites-le-lui encore, redites-le-lui chaque fois que vous le rencontrerez, redites-le-lui toujours !
Et il rentra chez lui comme un fou, comme un furieux, comme un désespéré.
- Qu'a donc votre maître ? demandai-je au postillon.
- Ah ! on dit comme cela qu'il a une maladie, un sort qu'un monsieur de Paris lui a jeté en passant.
- Et il veut tuer le monsieur de Paris ?
- Il veut le tuer.
- Absolument ?
- Sans rémission.
- Et, si le monsieur de Paris lui disait tout à coup : « Me voilà, c'est moi ! » que ferait-il ?
- Oh ! pour sûr, il tomberait mort d'un coup de sang.
- C'est bien, postillon... En revenant, vous direz à votre maître que M. Alexandre Dumas est passé, qu'il lui souhaite une longue vie, et toute sorte de prospérités. – En route !
- Ah ! en voilà une bonne ! dit le postillon en partant au galop. Ah ! oui, que je le lui dirai ; ah ! oui, qu'il le saura, et qu'il se rongera les poings de ne pas vous avoir reconnu... Allons, la Grise, allons, hue !
Mon compagnon était tout pensif.
- Eh bien, lui demandai-je, à quoi penses-tu ?
- Je cherche la cause de la haine de cet homme contre toi.
- Tu ne comprends pas ?
- Non.
- Tu te rappelles bien le bifteck d'ours, dans mes Impressions de voyage ?
- Parbleu ! c'est la première chose que j'en ai lue.
- Eh bien, c'est chez ce brave homme que se passa la scène de M. Alexandre Dumas mangeant un bifteck d'ours, en 1832.
- Après ?
- Beaucoup d'autres comme toi ont lu le bifteck d'ours ; de sorte qu'un beau matin, est passé un. voyageur plus curieux ou moins en appétit que les autres, qui a dit en regardant la carte :
« - Vous n'avez pas de l'ours ?
« - Plaît-il ? a répondu le maître de l'hôtel.
« - Je vous demande si vous avez de l'ours.
« - Non, monsieur, non.
« Et, pour le moment, tout a été fini là... Un jour, deux jours, huit jours après, un second voyageur, en posant son bâton ferré dans l'angle de la porte, en jetant son chapeau sur une chaise, en secouant la poussière de ses souliers, a dit au maître de l'hôtel :
« - Ah ! je suis bien ici à Martigny, n'est-ce pas ?
« - Oui, monsieur.
« - A l'hôtel de la Poste ?
« - A l'hôtel de la Poste.
« - C'est ici qu'on mange de l'ours, alors.
« - Je ne comprends pas.
« - Je dis que c'est ici qu'on mange de l'ours.
« Le maître de l'hôtel regarda le voyageur tout ébahi.
« - Pourquoi ici plutôt qu'ailleurs ? lui demanda-t-il.
« - Mais parce que c'est ici que M. Dumas en a mangé.
« - M. Dumas ?
« - Oui, M. Alexandre Dumas... Vous ne connaissez pas M. Alexandre Dumas ?
« - Non.
« - L'auteur d'Henri III, d'Antony, de La Tour de Nesle ?
« - Je ne connais pas.
« - Ah ! c'est que, comme il dit, dans ses Impressions de Voyage, qu'il a mangé de l'ours chez vous. Mais, du moment que vous n'en avez pas dans ce moment-ci, n'en parlons plus ; ce sera pour une autre fois. Voyons, qu'avez vous ?
« - Monsieur, choisissez, voici la carte !
« Oh ! je n'y tiens pas ! Donnez-moi tout ce que vous voudrez : du moment que vous n'avez pas d'ours, tout m'est égal.
« Et, d'un air dégoûté, en trouvant tout mauvais, le second voyageur a mangé le dîner qu'on lui a servi. – Le lendemain, le surlendemain, la semaine suivante est entré un voyageur qui, sans rien dire, a posé son sac de voyage à terre, s'est assis devant la première table venue, et a frappé de son couteau contre un verre, en criant :
« - Garçon !
« Le garçon est arrivé.
« - Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur ?
« - Un bifteck d'ours.
« - Ah ! ah !
« - Allons, vite, et saignant !
« Le garçon n'a pas bougé.
« - Eh bien, tu n'entends pas, farceur ?
« - Si fait, j'entends.
« - Eh bien, commande mon bifteck, alors.
« - C'est que monsieur paraît désirer un bifteck particulier.
« - Un bifteck d'ours.
« - Oui... Nous n'en avons pas.
« - Comment, vous n'en avez pas ?
« - Non.
« - Va me chercher ton maître.
« - Mais, monsieur, mon maître...
« - Va me chercher ton maître !
« - Cependant, monsieur...
« - Je te dis de m'aller chercher ton maître !
« Et le voyageur se leva si majestueusement, que le garçon crut qu'il n'avait qu'une chose à faire, obéir.
« Et il disparut en disant :
« - Je vais le chercher, je vais le chercher.
« - Me voici, monsieur, dit le maître de l'hôtel au bout de cinq minutes.
« - Ah ! c'est bien heureux !
« - Si j'eusse su que monsieur désirait particulièrement avoir affaire à moi...
« - Je désire avoir affaire à vous, parce que votre garçon est un sot !
« - C'est possible, monsieur.
« - Un impertinent !
« - Aurait-il eu l'impudence de manquer à monsieur ?
« - Un drôle qui ruinera votre établissement !
« - Oh ! oh ! ceci devient grave... Si monsieur veut me dire en quoi il a à se plaindre de lui.
« - Comment ! Je lui demande un bifteck d'ours, et il a l'air de ne pas comprendre.
« - Ah ! ah ! c'est que...
« - Avez-vous de l'ours, ou n'en avez-vous pas ?
« - Monsieur, permettez...
« - Avez-vous de l'ours ?
« - Mais, enfin, monsieur...
« - De l'ours ou la mort ! Avez-vous de l'ours ?
« - Eh bien, non, monsieur.
« - Il fallait donc l'avouer tout de suite, alors, dit le voyageur en rechargeant son sac.
« - Que faites-vous, monsieur ?
« - Je m'en vais.
« - Comment, vous vous en allez ?
« - Sans doute.
« - Mais pourquoi vous en allez-vous ?
« - Parce que je ne venais dans votre gargote que pour manger de l'ours. Du moment que vous n'en avez pas, je vais en chercher ailleurs.
« - Cependant, monsieur...
« - Allons, furth !
« Et le voyageur sortit en disant :
« - Il paraît que vous avez des préférences pour M. Alexandre Dumas. Il me semble, cependant, qu'un voyageur en vins de Bourgogne vaut bien un homme de lettres.
« Et l'aubergiste resta consterné. »
- Maintenant, tu comprends, mon cher, ces maudites Impressions de Voyage ont été beaucoup lues, imprimées, réimprimées ; il ne s'est point passé un jour qu'un voyageur excentrique n'ait demandé un bifteck d'ours. Français, Anglais, semblaient s'être donné rendez-vous à l'hôtel de la Poste pour désespérer le malheureux aubergiste. Jamais Pipelet refusant de ses cheveux à Cabrion, aux amis de Cabrion, aux connaissances de Cabrion, n'a été plus malheureux, plus tourmenté, plus désespéré, que le malheureux, le tourmenté, le désespéré maître de poste de Martigny ! Un aubergiste français eût pris la balle au bond ; il eût changé son enseigne ; au lieu de ces mots : Hôtel de la Poste, il eût mis : Hôtel du Bifteck d'ours. Il eût accaparé tous les ours des montagnes environnantes ; quand l'ours aurait manqué, il aurait donné du boeuf, du sanglier, du cheval, ce qu'il eût voulu, pourvu que ce fût assaisonné à quelque sauce inconnue. Il eût fait fortune en trois ans, au bout desquels il se fût retiré en vendant son fonds cent mille francs, et en bénissant mon nom. Celui-ci fait fortune tout de même, mais plus lentement, en passant par des colères incessantes qui ruinent sa santé – et maudissant mon nom.
- Qu'est-ce que cela te fait ?
- Il est toujours désagréable d'être maudit, mon cher.
- Mais, enfin, qu'y a-t-il de vrai dans ton histoire du bifteck d'ours ?
- Tout et rien.
- Comment, tout et rien ?
- Trois jours avant mon passage, un homme s'était mis à l'affût d'un ours, et avait blessé l'ours à mort ; mais, avant de mourir, l'ours a tué l'homme et dévoré une partie de sa tête. En ma qualité de poète dramatique, j'ai mis la chose en scène, voilà tout. Il m'est arrivé ce qui est arrivé à Werner, à l'auberge de Schwartzbach, avec son drame du Vingt-Quatre Février.
- Et qu'est-il arrivé à Werner ?
- Ah ! ma foi ! cher ami, achète mes Impressions de Voyage, ouvre le premier volume, et tu le sauras.
Sur quoi, nous continuâmes notre chemin.
Voilà, chers lecteurs, la vérité pure révélée pour la première fois sur le bifteck d'ours, qui a fait, depuis vingt ans, un si grand bruit dans le monde.
Du reste, je n'ai jamais été heureux avec les célébrités que j'ai faites.
Une de mes créations – création presque aussi européenne que le bifteck d'ours – c'est Jacotot ; pas l'inventeur de la fameuse méthode d'orthographe ; mais mon Jacotot, à moi ; le Jacotot de mes Impressions de Voyage.
- Ah ! oui, oui, le garçon limonadier du café d'Aix.
Justement, chers lecteurs ; vous voyez bien que Jacotot est célèbre, puisque vous vous rappelez son nom.
Qui est-ce qui ne se rappelle pas le nom de Jacotot !
Je puis donc le dire hautement, c'est moi qui ai fait la fortune de Jacotot ; car Jacotot est riche, Jacotot est retiré. Jacotot a maison de ville à Aix, maison de campagne sur le lac du Bourget.
Et, cependant, comme le maître de l'auberge de la Poste de Martigny, Jacotot m'exècre, Jacotot m'abomine, Jacotot me maudit !
D'où vient pareille ingratitude ?
J'ai blessé l'amour-propre de Jacotot, toujours à cause de la mise en scène ; le nombre d'ennemis que m'a faits mon talent dramatique est incalculable ! Un homme qui ne serait pas, comme moi, perdu par la rage du pittoresque, un de ces écrivains qui ne se croient pas obligés de peindre quand ils écrivent, ayant à rendre la première apparition de Jacotot, aurait dit tout simplement : « Jacotot entra. » Il n'aurait pas jugé à propos de dire comment était Jacotot, si Jacotot était beau ou laid, bien ou mal mis, jeune ou vieux.
Le Jacotot entra me parut insuffisant, et j'eus le malheur de dire : « Jacotot entra ; ce n'était pas autre chose que le garçon limonadier. »
Première désignation blessante pour Jacotot, qui était garçon limonadier, c'est vrai, mais qui, sans doute, avait le désir d'être pris pour un clerc de procureur.
Je continuai : « Il s'arrêta en face de nous ; le sourire était stéréotypé sur sa grosse figure stupide, qu'il faut avoir vue pour s'en faire une idée. »
Voilà ce qui me brouilla véritablement avec Jacotot, c'est ce portrait physique ; tout le bien que j'ai pu dire de lui, et qui l'a immortalisé, n'a pu effacer de son souvenir la malheureuse épithète appliquée par moi à sa figure.
Il y a un an, c'est-à-dire en l'an de grâce 1854, près d'un quart de siècle après la publication de ces malheureuses Impressions de Voyage qui ont heurté tant de susceptibilités, un voyageur, de passage à Aix, eut le désir de connaître Jacotot : il alla au café, et fit ce que j'avais fait.
Il appela Jacotot.
Le maître du café s'approcha de lui.
- Monsieur, lui dit-il, celui que vous demandez a fait fortune, et est retiré.
- Ah ! diable ! reprit le voyageur. J'eusse voulu le voir.
- Oh ! vous pouvez le voir.
- Où cela ?
- Chez lui.
- Oh ! le déranger, pour lui dire purement et simplement que j'ai envie de le voir, c'est peut-être bien un peu indiscret.
- Eh ! tenez, justement, vous pouvez le voir sans le déranger.
- Comment cela ?
- C'est lui qui est là-bas sur sa porte, les mains dans ses poches, le ventre au soleil.
- Merci.
Le voyageur se leva, et, gagnant l'autre côté de la place, passa et repassa deux ou trois fois devant Jacotot.
Jacotot s'aperçut que c'était à lui que le voyageur avait affaire ; et, comme c'est, à tout prendre, un excellent garçon, quand son amour-propre n'est pas surexcité, il sourit au voyageur.
Le voyageur se sentit enhardi par ce sourire.
- Vous êtes, je crois, M. Jacotot ? lui demanda-t-il.
- Oui, monsieur, pour vous servir.
- Et vous êtes retiré ?
- Depuis deux ans, comme vous voyez !... bourgeois, bon bourgeois.
Et il frappa de la paume de ses deux mains sur son ventre.
- Je vous en fais mon compliment, monsieur Jacotot.
- Vous êtes bien bon.
- Je connais quelqu'un qui n'a pas nui à votre petite fortune.
- Qui cela, monsieur ?
- Alexandre Dumas, l'auteur des Impressions de Voyage.
Le visage de Jacotot se décomposa.
- Alexandre Dumas ? répéta-t-il.
- Oui.
- Est-ce parce qu'il a dit que j'avais une figure stupide ? s'écria Jacotot en refermant la porte avec violence, et en rentrant chez lui.
Le voyageur dut faire son deuil de Jacotot. A partir de ce moment-là, quand Jacotot l'aperçut d'un côté, il tourna de l'autre !
Je me fis, dans le même pays, et pour une chose de la même importance à peu près, un troisième ennemi, bien autrement sérieux que les deux autres : c'était Sa Majesté Charles-Albert, roi de Sardaigne.
Pendant mon séjour à Aix, je fis deux excursions : une à Chambéry, l'autre à la dent du Chat.
Toutes deux furent signalées : l'une par une grosse imprudence, l'autre par un grave accident ; imprudence et accident qui eussent probablement passé inaperçus, si je ne les avais signalés dans ces fatales Impressions de voyage.
L'imprudence, ce fut d'aller, mes compagnons et moi, en chapeau gris dans la capitale de la Savoie.
Vous me demanderez, chers lecteurs, quelle imprudence il y a à se coiffer d'un chapeau gris, au lieu de se coiffer d'un feutre noir. Il n'y aurait aucune imprudence en 1855, mais il y avait une grande imprudence en 1832 ; et la preuve, ce sont ces quelques lignes, extraites de mes Impressions de voyage :
« Le même jour, à quatre heures de l'après-midi, nous étions à Chambéry. Je ne dis rien des monuments publics de la capitale de la Savoie ; je ne pus entrer dans aucun, attendu que j'avais un chapeau gris. Il parait qu'une dépêche des Tuileries avait provoqué les mesures les plus sévères contre le feutre séditieux, et que le roi de Sardaigne n'avait pas voulu, pour une chose aussi futile, s'exposer à une guerre avec son frère bien-aimé Louis-Philippe d'Orléans. Comme j'insistais, réclamant énergiquement contre l'injustice d'un pareil procédé, les carabiniers royaux, qui étaient de garde à la porte du palais, me dirent facétieusement que, si j'y tenais absolument, il y avait à Chambéry un édifice dans l'intérieur duquel il leur était permis de me conduire : c'était la prison. Comme le roi de France, à son tour, n'aurait probablement pas voulu s'exposer à une guerre contre son frère chéri Charles-Albert, pour un personnage aussi peu important que son ex- bibliothécaire, je répondis à mes interlocuteurs qu'ils étaient fort aimables pour des Savoyards, et très spirituels pour des carabiniers ; mais je n'insistai pas davantage. »
C'est un singulier pays que la Savoie : Jacotot s'était fâché parce que je lui avais dit une injure ; les carabiniers se fâchèrent parce que je leur faisais un compliment.
Voilà pour l'imprudence.
Passons à l'accident.
A la suite d'un souper, une dizaine de baigneurs, joyeux compagnons – dont, hélas ! quatre sont morts aujourd'hui ! – proposèrent, afin de ne point se quitter, d'aller voir ensemble le soleil se lever, de la cime de la dent du Chat.
La dent du Chat est une montagne au sommet aigu, qui doit son nom à sa forme, et qui domine Aix de son cône dépouillé de verdure. La proposition fut acceptée ; on se chaussa et l'on s'habilla pour le voyage, et l'on partit.
Je fis comme les autres, quoique je goûte un médiocre plaisir aux ascensions : j'ai le vertige, et toute montée, fût-elle sans danger, m'est plus pénible qu'un danger réel, qui se présente sous toute autre forme.
Qu'on me permette, comme je l'ai fait pour Chambéry, de citer quelques lignes de mes Impressions de voyage ; cela dispensera le lecteur d'y recourir.
« Nous commençâmes à gravir à minuit et demi ; c'était une chose assez curieuse que de voir cette marche aux flambeaux. A deux heures, nous étions aux trois quarts du chemin ; mais celui qui nous restait à faire était si dangereux et si difficile, que nos guides nous firent faire une halte pour attendre les premiers rayons du jour.
« Lorsqu'ils parurent, nous continuâmes notre route qui devint bientôt si escarpée, que notre poitrine touchait presque le talus sur lequel nous marchions, à la file les uns des autres. Chacun alors déploya son adresse et sa force, se cramponnant des mains aux bruyères et aux petits arbres, et des pieds aux aspérités du rocher et aux inégalités du terrain. Nous entendions les pierres que nous détachions rouler sur la pente de la montagne, rapide comme celle d'un toit ; et, lorsque nous les suivions des yeux, nous les voyions descendre jusqu'au lac, dont la nappe bleue s'étendait à un quart de lieue au-dessous de nous. Nos guides eux-mêmes ne pouvaient nous prêter aucun secours, occupés qu'ils étaient à nous découvrir le meilleur chemin ; seulement, de temps en temps, ils nous recommandaient de ne point regarder derrière nous, de peur des éblouissements et des vertiges : et ces recommandations, faites d'une voix brève et serrée, nous prouvaient que le danger était bien réel.
« Tout à coup, celui de nos camarades qui les suivait immédiatement poussa un cri qui nous fit passer à tous un frisson dans les chairs. Il avait voulu poser le pied sur une pierre, déjà ébranlée par le poids de ceux qui le précédaient, et s'en était servi comme d'un point d'appui.
« La pierre s'était détachée ; en même temps, les branches auxquelles il s'accrochait, n'étant point assez fortes pour soutenir seules le poids de son corps, s'étaient brisées entre ses mains.
« - Retenez-le ! s'écrièrent les guides.
« Mais c'était chose plus facile à dire qu'à faire : chacun avait déjà grand- peine à se retenir soi-même. Aussi passa-t-il en roulant près de nous tous, sans qu'un seul pût l'arrêter ; nous le croyions perdu, et, la sueur de l'effroi au front, nous le suivions des yeux en haletant, lorsqu'il se trouva assez près de Montaigu, le dernier de nous tous, pour que celui-ci pût, en étendant la main, le saisir aux cheveux. Un moment, il y eut doute si tous deux ne tomberaient pas. Ce moment fut court, mais il fut terrible, et je réponds qu'aucun de ceux qui étaient là n'oubliera de longtemps la seconde où il vit ces deux hommes, oscillant sur un précipice de deux mille pieds de profondeur, ne sachant pas s'ils allaient être précipités, ou s'ils parviendraient à se rattacher à la terre.
« Nous gagnâmes enfin une petite forêt de sapins qui, sans nous rendre le chemin moins rapide, le rendait plus commode, par la facilité que ces arbres nous offraient de nous accrocher à leurs branches ou de nous appuyer à leur tronc. La lisière opposée cette petite forêt touchait presque la base du rocher nu, dont la forme a fait donner à la montagne le nom qu'elle porte ; des trous creusés irrégulièrement dans la pierre offrent une espèce d'escalier qui conduit au sommet.
« Deux d'entre nous seulement tentèrent cette dernière escalade, non que le trajet fût plus difficile que celui que nous venions d'accomplir, mais il ne nous promettait pas une vue plus étendue, et celle que nous avions devant les yeux était loin de nous dédommager de nos fatigues et de nos meurtrissures. Nous les laissâmes donc grimper à leur clocher, et nous nous assîmes pour procéder à l'extraction des pierres et des épines. Pendant ce temps, les grimpeurs étaient arrivés au sommet de la montagne, et, comme preuve de prise de possession, ils y avaient allumé un feu et y fumaient leurs cigares.
« Au bout d'un quart d'heure, ils descendirent, se gardant bien d'éteindre le feu qu'ils avaient allumé, curieux qu'ils étaient de savoir si, d'en bas, on n'apercevait pas la fumée.
« Nous mangeâmes un morceau ; après quoi, nos guides nous demandèrent si nous voulions revenir par la même route, ou bien en prendre une autre beaucoup plus longue, mais aussi plus facile. Nous choisîmes unanimement cette dernière. A trois heures, nous étions à Aix, et, du milieu de la place, ces messieurs eurent l'orgueilleux plaisir d'apercevoir encore la fumée de leur fanal.
« Je leur demandai s'il m'était permis, maintenant que je m'étais bien amusé, d'aller me mettre au lit. Comme chacun éprouvait probablement le besoin d'en faire autant, on me répondit qu'on n'y voyait pas d'inconvénient.
« Je crois que j'eusse dormi trente-six heures de suite, si je n'eusse été réveillé par une grande rumeur. J'ouvris les yeux : il faisait nuit ; j'allai la fenêtre, et je vis toute la ville d'Aix en rumeur. La population, y compris les enfants et les vieillards, était descendue sur la place publique, comme autrefois dans les émeutes de Rome ; tout le monde parlait à la fois, on s'arrachait les lorgnettes, chacun regardait en l'air à se démonter la colonne vertébrale ; je crus qu'il y avait une éclipse de lune.
« Je me rhabillai vivement pour voir ma part du phénomène, et je descendis armé de ma longue-vue. Toute l'atmosphère était colorée d'un reflet rougeâtre, le ciel paraissait enflammé : la dent du Chat était en feu !
« Le feu dura ainsi trois jours.
« Le quatrième jour, on apporta à nos deux fumeurs une note de trente-sept mille cinq cents et quelques francs.
« Ils trouvèrent la somme un peu bien forte pour une douzaine d'arpents de bois, dont le gisement rendait l'exploitation impossible. En conséquence, ils écrivirent à notre ambassadeur à Turin de tâcher de faire rogner quelque chose sur le mémoire. Celui ci s'escrima si bien, que la carte à payer leur revint, au bout de huit jours, réduite à sept cent quatre-vingts francs.
« Grâce à mon chapeau gris, qui avait éveillé la susceptibilité des carabiniers de Chambéry, et à la part que j'avais prise à l'excursion et à l'incendie de la dent du Chat, les Etats du roi Charles-Albert me furent fermés pendant six ans. »
Je dirai en son lieu et place comment je fus, en 1835, honteusement chassé de Gênes, et comment j'y rentrai triomphalement en 1838.
Qu'on me permette ici une petite digression sur les princes et les capitaines de vaisseau.
J'ai remarqué qu'en général ni les uns ni les autres n'aimaient les gens d'esprit.
En effet, si un homme d'esprit se trouve à la table d'un prince, au bout de dix minutes, à moins d'un mutisme complet de sa part, ce sera l'homme d'esprit qui sera le véritable prince, c'est à l'homme d'esprit qu'on adressera la parole, c'est l'homme d'esprit que l'on fera parler, c'est l'homme d'esprit, enfin, qu'on écoutera. Quant au prince il est complètement annihilé, il n'y a plus de prince, et il ne se distingue des autres convives qu'en deux points : c'est que les autres convives parlent et qu'il se tait, que les autres convives rient et qu'il boude.
Vous me direz, dans ce cas, que, si l'homme d'esprit a véritablement de l'esprit, il se taira, afin de permettre que le prince reste prince.
Mais alors l'homme d'esprit n'est plus un homme d'esprit : c'est un courtisan.
Nombre de gens d'esprit ont été disgraciés pour leur esprit. Citez-moi un sot disgracié pour sa sottise.
Il en est des capitaines de vaisseau comme des princes.
Toutes les fois qu'il y a un homme d'esprit à bord d'un bâtiment, et qu'il fait beau temps, il n'y a plus de capitaine. On fait cercle autour de l'homme d'esprit, tandis que le capitaine se promène tout seul sur la dunette.
Il est vrai que, s'il y a tempête, le capitaine redevient capitaine, mais pour le temps que dure la tempête seulement.
Vous me direz qu'il y a des princes qui ont de l'esprit.
Parbleu ! j'en ai connu, et j'en connais encore ; seulement, par état, ils sont obligés de le cacher.
Il était impossible d'avoir un esprit plus charmant, plus fin, plus élégant, que ne l'avait M. le duc d'Orléans ; et cependant personne moins que lui ne laissait voir cet esprit.
Un jour qu'il m'avait fait une de ces réponses adorables dont sa conversation fourmillait, quand il avait affaire aux artistes :
- Mon Dieu, monseigneur, lui demandai-je, comment se fait-il donc qu'étant un des hommes les plus spirituels que je connaisse, vous ayez si peu la réputation d'un homme d'esprit ?
Il se mit à rire.
- Vous êtes charmant ! dit-il ; est-ce que vous croyez que je me permets d'avoir de l'esprit avec tout le monde ?
- Mais, monseigneur, vous en avez bien avec moi, et du meilleur même.
- Parbleu ! parce que je sais que cela vous est égal, à vous : vous en aurez toujours autant que moi, sinon davantage ; mais, avec les imbéciles, mon cher monsieur Dumas !... J'ai assez de peine à me faire pardonner par ceux- là d'être prince, sans avoir encore à me faire pardonner par eux d'être un homme d'esprit... Ainsi, c'est convenu : quand vous voudrez, non pas me faire plaisir, mais me rendre service vous direz que je suis un imbécile !
Pauvre cher prince !

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© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
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