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Chapitre CCXLV


« Le Fils de l'émigré ». – J'apprends ma mort prématurée. – On me conseille un voyage de prudence et de santé. – J'opte pour la Suisse. – Opinion littéraire de Gosselin sur ce pays. – Premier effet du changement et d'air. – De Chalon à Lyon par un train de petite vitesse. – La montée du Cerdon. – Arrivée à Genève.

Le 7 juin, au matin, Harel était chez moi.
- Allons, me dit-il, cher ami, il s'agit de ne pas perdre son temps... Voilà le calme rétabli ; comme après toutes les grandes secousses, il va y avoir une réaction en faveur des théâtres. Il faut bien oublier le choléra et l'émeute : le choléra est mort de sa belle mort, l'émeute est tuée ; ce qui prouve que Louis-Philippe est plus fort que Broussais. Où en sommes-nous du Fils de l'émigré ?
- Cher ami, il y a trois actes faits.
- Faits... écrits ?
- Faits, écrits ! Mais je vous déclare que, pour le moment, je serais incapable de m'y remettre... Je suis écrasé de fatigue, brûlé de fièvre ; je ne mange plus !
- Finissez Le Fils de l'émigré, et puis faites un voyage... Vous allez gagner un argent fou, cet été : vous pourrez bien vous reposer un peu !
- Avez-vous de l'argent à me donner ?
- Combien vous faut-il ?
- Un millier de francs... deux peut-être... et l'autorisation de tirer sur vous pour autant.
- Donnez-moi mes deux derniers actes, et je vous donne argent et traite.
- Vous savez que je trouve cela exécrable.
- Quoi ?
- Le Fils de l'émigré.
- Bah ! vous nous en disiez autant de La Tour de Nesle... George est enchantée du prologue, et Provost aussi.
- Enfin, priez, en vous en allant, Anicet de me venir voir... Je vais tâcher de faire de mon mieux.
Un quart d'heure après, Anicet était chez moi.
Anicet est un travailleur consciencieux, un chercheur infatigable ; nul ne fait plus grandement sa part dans une collaboration.
J'ai dit qu'il m'avait apporté le plan de Teresa presque entièrement fait. Je lui ai donné l'idée d'Angèle ; toutefois, c'est lui qui a trouvé, non pas Muller médecin, mais Muller malade de la poitrine, c'est-à-dire le côté profondément mélancolique de l'ouvrage.
L'idée du Fils de l'émigré était de lui ; l'exécution – dans les trois premiers actes surtout – fut entièrement de moi. Nous fîmes ensemble les deux derniers actes pendant les journées des 7 et 8 juin.
Le 9 juin, je lus, dans une feuille légitimiste, que j'avais été pris les armes à la main, à l'affaire du cloître Saint-Merri, jugé militairement pendant la nuit, et fusillé à trois heures du matin. On déplorait la mort prématurée d'un jeune auteur qui donnait de si belles espérances !
La nouvelle avait un caractère si authentique ; les détails de mon exécution, que j'avais supportée, au reste, avec le plus grand courage, étaient tellement circonstanciés ; les renseignements venaient d'une si bonne source, que j'eus un instant de doute. Je me tâtai.
Pour la première fois, le journal disait du bien de moi : donc, le rédacteur me croyait mort.
Je lui envoyai ma carte, avec tous mes remerciements.
Comme mon commissionnaire sortait, un autre commissionnaire entrait, apportant une lettre de Charles Nodier.
Cette lettre était conçue en ces termes :

« Mon cher Alexandre,
Je lis à l'instant dans un journal que vous avez été fusillé le 6 juin, à trois heures du matin. Ayez la bonté de me faire dire si cela vous empêcherait de venir dîner demain à l'Arsenal, avec Dauzats, Taylor, Bixio, nos amis ordinaires enfin.
Votre bien bon ami,

                    Charles Nodier,
qui sera enchanté de l'occasion pour vous demander des nouvelles de l'autre monde. »

Je fis répondre à mon bien-aimé Charles que je venais de lire la même nouvelle dans le même journal ; que je n'étais pas sûr moi-même d'être vivant ; mais que, corps ou ombre, je serais chez lui le lendemain à l'heure dite.
Cependant, comme je ne mangeais plus depuis six semaines, j'ajoutai que ce serait plutôt à mon ombre qu'à mon corps qu'il aurait affaire. Je n'étais pas mort : mais, décidément, j'étais bien malade !
En outre, j'étais prévenu par un aide de camp du roi que l'éventualité de mon arrestation avait été sérieusement discutée ; on me conseillait d'aller passer un mois ou deux à l'étranger, puis de revenir à Paris : à mon retour, il ne serait plus question de rien.
Mon médecin me donnait, en hygiène, le même conseil que l'aide de camp de Sa Majesté me donnait en politique.
J'avais toujours eu le plus grand désir de visiter la Suisse. C'est un magnifique pays, l'épine dorsale de l'Europe, la source des trois grands fleuves qui courent au nord, à l'est et au midi de notre continent. Puis c'est une république, et, ma foi ! si petite qu'elle fût, je n'étais point fâché de voir une république. De plus, j'avais l'idée que je pourrais tirer parti de mon voyage.
J'allai trouver Gosselin, auquel j'offris de lui écrire deux volumes sur la Suisse. Gosselin secoua la tête : selon lui, la Suisse était un pays usé, sur lequel il n'y avait plus rien à écrire ; tout le monde y avait été. J'eus beau lui dire que, si tout le monde y avait été, tout le monde irait, et qu'en supposant que ceux qui y avaient été ne me lussent point, je serais lu, au moins, par ceux qui devaient y aller ; je ne pus parvenir à le convaincre.
Je résolus donc de regarder bien positivement les deux ou trois mois que j'allais passer en Suisse comme un temps perdu. Je remis à Harel les deux derniers actes du Fils de l'émigré ; il me donna les trois mille francs promis, et je reçus l'autorisation de tirer sur lui pour deux autres mille francs.
Enfin, muni d'un passeport en règle, je partis, le 21 juillet au soir.
Comme on le comprend bien, je n'ai pas l'intention de recommencer ici mes Impressions de voyage ; je ne dirai, dans ces Mémoires, que ce qui n'a pas trouvé place dans mon premier récit, et ce sera peu de chose, car la franchise est une de mes qualités : elle m'a fait bien des ennemis, mais je ne remercie pas moins Dieu de me l'avoir donnée.
Que le lecteur se rassure donc : je vais le conduire le plus rapidement possible par un chemin où, dans mes Impressions de Voyage, je l'ai forcé de s'arrêter à chaque pas.
Le lendemain de mon départ de Paris, j'arrivai à Auxerre.
Le changement d'air commençait à produire son effet sur ma santé : à Auxerre en face de la table où était servi le dîner de la diligence, je retrouvai un peu d'appétit. Un plat énorme d'écrevisses leva tous mes doutes ! Je mangeais : donc, je ne tarderais pas à me bien porter.
Je couchai à Auxerre, voulant donner à ce bon génie qu'on appelle le sommeil le temps de faire son oeuvre. – Les Anciens ont appelé le Sommeil le frère de la Mort ; cette fois, les Anciens, si exacts dans leurs définitions, ont, à mon avis, été ingrats envers le Sommeil : c'est le réparateur des forces ; c'est la source où la jeunesse puise son ardeur, où la santé cache son trésor.
O bon et doux sommeil de la jeunesse ! Comme on sent bien, en te savourant, que tu es la vie, plus le rêve !
Perdez l'amour, perdez la fortune, perdez l'espérance même ; et vienne le sommeil : momentanément, le sommeil vous rendra tout ce que vous avez perdu. – Momentanément, je le sais bien ; mais c'est justement par ce deuil qui vous reprend du moment où vous rouvrez les yeux que vous comprenez combien le sommeil est doux et puissant !
Nous fîmes une nouvelle halte à Chalon. Un ami que j'avais là me proposa – au lieu des curiosités urbaines qui se composent de caves grandes comme les catacombes – d'aller visiter un caprice de la nature et une ruine du temps : le Vaux-Chignon et le château de La Rochepot.
J'ai décrit l'un et raconté l'autre ; on trouvera tout cela dans mes Impressions de voyage.
La sécheresse avait, depuis quelque temps, interrompu le service des bateaux à vapeur ; cependant, en revenant à Chalon, nous apprîmes qu'un bateau, tirant dix-huit pouces d'eau seulement, allait tenter le voyage.
Nous nous embarquâmes le lendemain, et, vers midi, nous arrivâmes, en effet, à Mâcon ; mais impossible d'aller plus loin : c'était trop demander à la Saône, que de lui demander dix-huit pouces d'eau.
Quant aux voitures, les places y étaient retenues pour trois jours.
J'étais plein de naïveté à cette époque, et je dois dire, hélas ! que j'ai conservé intacte cette sotte qualité.
Des bateliers virent mon embarras, vinrent à moi, et me proposèrent, vu la faveur du vent, de me conduire en six heures à Lyon. Je leur en donnai huit : ils jurèrent qu'ils n'avaient aucun besoin de ce surcroît de temps, et que j'étais par trop généreux. En conséquence, nous fîmes prix, et ils me conduisirent à une grande barque où étaient déjà entassés une douzaine d'innocents comme moi.
Sur ces douze innocents, il y en avait trois ou quatre qui méritaient doublement ce nom : c'étaient de pauvres enfants de cinq ou six mois, accompagnés de leurs nourrices.
Je fis une certaine grimace en voyant la compagnie dans laquelle j'étais introduit ; mais bah ! six heures sont bientôt passées ! Il était une heure de l'après-midi : à sept heures, nous serions à Lyon.
Toutefois, au lieu de partir à une heure, nous ne partîmes qu'à trois heures. Nos bateliers nous trouvaient trop à l'aise, couchés que nous étions les uns sur les autres ; ils comptaient, probablement, mettre un second rang en travers. Le second rang manqua, par bonheur !
Après deux heures d'attente inutile, on démarra enfin.
Pendant une heure, le vent tint à peu près la parole qu'il nous avait donnée au moment du départ ; pendant cette heure, nous dûmes faire une lieue ou une lieue et demie.
Puis le vent tomba.
J'avais cru que, le cas échéant, nos bateliers s'attelleraient aux rames ; mais point ! Nous descendîmes la Saône du même train que faisait un chien noyé qui flottait à vingt pas de nous !
Le lendemain, à trois heures de l'après-midi, juste en même temps que notre chien noyé, qui nous tenait fidèle compagnie, nous eûmes connaissance de l'île Barbe.
Cinquante minutes après, nous étions à Lyon.
Il fallait que ma santé fût déjà bien robuste pour résister à la nuit que je venais de passer sur la Saône.
Nous restâmes trois jours à Lyon, et, le troisième jour, à trois heures du soir, nous primes la voiture de Genève.
A six heures du matin, le conducteur nous ouvrait la portière en disant :
- Si ces messieurs veulent faire un bout de chemin à pied, ils en ont le loisir.
C'était une invitation que nous transmettaient nos chevaux, lesquels trouvaient que, pour gravir la montée du Cerdon, la voiture était déjà bien assez lourde sans nous.
C'est à cette montée que commencent les premières rampes des Alpes ; elles conduisent au fort de l'Ecluse, placé à cheval sur la route, et sous la voûte duquel on visite les passeports.
Au bout de trois heures de marche, en sortant de Saint-Genis, le conducteur, que j'avais prié de m'avertir au moment précis où je serais en Suisse, se retourna vers moi, et me dit :
- Monsieur, vous n'êtes plus en France.
- Et à combien suis-je de Genève ?
- A une heure et demie de marche.
- Alors, laissez-moi descendre ; je ferai le reste de la route en me promenant.
Le conducteur obtempéra à ma demande, et, au bout d'une heure et demie de marche, j'entrai dans la ville natale de Jean-Jacques Rousseau et de Pradier.

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