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Chapitre CCXLIII


Les artilleurs. – Carrel et « Le National ». – Barricades du boulevard Bourdon et de la rue de Ménilmontant. – La voiture du général La Fayette. – Un mauvais tireur de mes amis. – Désespoir d'Harel. – Les pistolets de « Richard ». – Les femmes sont contre nous ! - Je distribue des armes aux insurgés. – Changement d'uniforme. – Réunion chez Laffitte. – Marche de l'insurrection. – M.Thiers. – Barricade Saint-Merri. – Jeanne. – Rossignol. – Barricade du passage du Saumon. – Matinée du 6 juin.

Le groupe d'artilleurs que guidaient les trois chefs que nous venons de nommer descendait au pas de course, et en criant : « Vive la République ! », la rive droite du canal. Devant lui, les uns fuyaient ; autour de lui, les autres se groupaient, c'était un effroyable tumulte.
A la place de la Bastille, on retrouva le 12ème léger ; d'après ce qu'avait dit l'officier, on était sûr de lui. Aussi les soldats laissèrent-ils passer les artilleurs. Le chef de bataillon les salua et les approuva de la tête.
Au boulevard Saint-Antoine, un cuirassier dont j'ai oublié le nom se joignit aux artilleurs. – Il y eut le cuirassier du 5 juin, comme il y eut le pompier du 15 mai !
Arrivé devant le poste du boulevard, au coin de la rue de Ménilmontant, le cuirassier, le sabre à la main, s'élança sur le corps de garde ; le peuple le suivit. En un instant, le poste fut pris, et les soldats furent désarmés.
On continuait de suivre les boulevards aux cris de « Vive la République ! », cris qui, presque partout, étaient accueillis par des bravos.
A la hauteur de la rue de Lancry, on rencontra Carrel à cheval. Il venait, comme un général, s'assurer de l'état des choses.
- Avez-vous un régiment avec vous ? demanda-t-il.
- Nous les avons tous ! lui cria-t-on.
- C'est trop ; je n'en veux qu'un seul, dit-il en riant.
Et il reprit au galop le chemin de la Bastille.
Les artilleurs prirent la rue Bourbon-Villeneuve. A leur vue, le poste de la Banque courut aux fusils, mais, au grand étonnement des insurgés, leur présenta les armes.
On ne pouvait, cependant, traverser ainsi tout Paris ; on était à quelques pas du Vaudeville, on y déposa le drapeau ; on mangea rapidement un morceau, et l'on courut au National, rue du Croissant.
Les républicains y affluaient, et, au milieu des républicains des hommes d'une opinion intermédiaire, comme Hippolyte Royer-Collard, par exemple.
Carrel arriva sur ces entrefaites ; on attendait son opinion avec impatience.
- Je n'ai pas grande confiance dans la barricade, dit-il ; nous avons réussi en 1830, c'est un accident. Que ceux qui sont d'un autre avis que moi remuent les pavés, je ne les y engage pas, je ne les désapprouve pas ; seulement, en sauvant Le National, et en l'empêchant de se compromettre comme journal, je leur garde un bouclier pour le lendemain. Croyez qu'il y a plus de courage à dire à mes amis ce que je leur dis, qu'à essayer avec eux ce qu'ils vont entreprendre.
Comme Carrel prononçait ces quelques mots, Thomas arrivait du boulevard Bourdon.
- Nous n'avons rien à faire ici, dit Thomas ; allons-nous-en !
A l'instant même, les ardents sortirent du National, et l'on s'en alla tenir conseil chez Ambert, rue Godot-de-Mauroy.
Voici ce qui s'était passé au boulevard Bourdon, d'où arrivait Thomas :
Comme nous l'avons dit, les dragons étaient sortis de la caserne des Célestins, et après s'être avancés rapidement, s'étaient arrêtés à deux cents pas du pont. La multitude toute frémissante leur faisait face. De la multitude sortit en ce moment la voiture du général La Fayette, traînée par les jeunes gens.
Ceux qui marchaient devant, criaient : « Place à La Fayette !
Les dragons ouvrirent leurs rangs, et laissèrent passer le général, les jeunes gens et la voiture.
A peine le général était-il passé que plusieurs coups de fusil retentirent.
Qui tira ces coups de fusil ? C'est ce qu'il fut impossible de constater, c'est ce que nous ignorons nous-même. – C'est la question éternelle que refait l'histoire, sans que la vérité y réponde jamais. C'est l'énigme du 10 août, c'est l'énigme du 5 juin, l'énigme du 24 février.
En un instant, les dragons furent écrasés de pierres, des enfants se glissèrent jusque sous le ventre des chevaux, éventrant les animaux sous les hommes.
La conduite des dragons et de leur commandant, M. Dessolier, fut admirable : ils supportèrent tout sans charger ni faire feu.
L'attaque devait venir d'un autre côté.
Un sous-officier était parti au galop, pour prévenir le colonel, resté aux Célestins. Ce sous-officier fit son rapport ; le colonel résolut non seulement de dégager ses soldats en faisant une diversion, mais encore de prendre les insurgés entre deux feux. Il sortit à la tête d'un second détachement, et, trompettes en tête, déboucha par la place de l'Arsenal. Mais à peine avait-il fait cent pas, qu'une décharge de mousqueterie éclata, et que deux dragons tombèrent.
Alors, les dragons prirent le galop, et vinrent, pour se venger de la fusillade essuyée, charger la foule du boulevard Bourdon.
Une seconde décharge partit, et le commandant Cholet tomba mort.
Puis le cri « Aux armes » retentit.
Bastide et Thomas étaient à l'extrémité opposée du boulevard Bourdon. Ils n'avaient point attaqué ; mais, au contraire, ils étaient attaqués. Ils résolurent de ne point reculer d'un pas.
En quelques minutes, une barricade fut improvisée.
Elle était défendue par trois chefs principaux : Bastide, Thomas, Séchan. Une douzaine d'élèves de l'Ecole polytechnique, une vingtaine d'artilleurs et autant d'hommes du peuple s'étaient réunis à eux.
Comme s'il n'eût pas eu assez de sa grande taille pour courir un danger double des autres, Thomas monta sur la barricade ; Séchan le prit par derrière, à bras-le-corps, et le força de descendre.
On tenait ferme.
Le feu partait à la fois de l'Arsenal, du pavillon de Sully et du grenier d'abondance.
Le colonel des dragons avait eu son cheval tué sous lui ; le lieutenant était blessé à mort. Une balle venait d'atteindre le capitaine Briqueville.
L'ordre de la retraite fut donné aux dragons, qui se replièrent sur les rues de la Cerisaie et du Petit-Musc.
La barricade était dégagée ; il était inutile de continuer la lutte à l'extrémité de Paris ; c'était au coeur qu'il fallait allumer l'incendie. Thomas, Bastide et Séchan se jettent sur le boulevard Contrescarpe, et rentrent dans Paris en criant : « Aux armes ! »
Thomas court prendre langue au National. Bastide, Séchan, Dussart, Pescheux d'Herbinville élèvent une barricade à l'entrée de la rue de Ménilmontant, où Bastide et Thomas avaient leur maison, et tenaient un chantier de bois à brûler.
Pendant ce temps, des étudiants, des élèves de l'Ecole, des gens du peuple se sont emparés du corbillard. Les cris « Au Panthéon ! » se font entendre.
- Oui ! oui ! au Panthéon ! répètent toutes les voix.
Et le catafalque est traîné du côté du Panthéon.
La cavalerie municipale barrait le passage. On l'attaque : elle résiste, mais elle est repoussée dans la direction de la barrière d'Enfer.
Deux escadrons de carabiniers viennent à son aide, et, grâce à ce secours, elle reste maîtresse du convoi.
Les insurgés se dispersent dans le faubourg Saint-Germain en criant : « Aux armes ! ».
Paris est en feu, de la barrière d'Enfer à la rue de Ménilmontant.
Cependant, les jeunes gens qui ont dételé les chevaux de La Fayette, et qui traînent sa voiture, entendent les coups de feu, les cris « Aux armes ! » et la fusillade qui gagnent de tous les côtés.
Ils s'ennuient de rester inactifs. Celui qui est monté sur le siège de derrière se penche alors vers celui qui est sur le siège de devant.
- Une idée ! dit-il.
- Laquelle ?
- Si nous jetions le général La Fayette à la rivière, et si nous disions que c'est Louis-Philippe qui l'a fait noyer ?...
Les jeunes gens se mirent à rire.
Par bonheur, ce n'était qu'une plaisanterie.
Le soir même, chez Laffitte, le digne vieillard me racontait l'anecdote.
- Eh ! eh ! disait-il, au bout du compte, l'idée n'était pas mauvaise, et je ne sais pas si j'aurais eu le courage de m'y opposer, dans le cas où ils eussent tenté de la mettre à exécution.
Voilà donc où en était Paris quand nous nous présentâmes à la barrière de Bercy, et quand les hommes du peuple, en sentinelle nous annoncèrent que Louis-Philippe était dans le troisième dessous et la République proclamée.
Nous suivîmes en toute hâte le boulevard Contrescarpe. A la place de la Bastille, nous trouvâmes le 12ème léger, qui nous laissa passer.
Les boulevards étaient à peu près déserts.
En arrivant à la rue de Ménilmontant, je vis une barricade ; elle était gardée par un seul artilleur. Je m'approchai et je reconnus Séchan, la carabine à l'épaule – cette même carabine dont j'ai déjà parlé, à propos de la fameuse nuit du Louvre.
Je m'arrêtai ; je ne savais rien de positif : je lui demandai des nouvelles, et le priai de m'expliquer pourquoi il était seul.
Les autres mouraient de faim, et mangeaient un morceau au chantier de Bastide. Au premier coup de feu, ils devaient accourir.
Je sus par Séchan ce qui s'était passé au boulevard Bourdon, et je continuai mon chemin.
Mes deux compagnons de route se jetèrent dans la rue de Bondy, je suivis le boulevard.
A la hauteur de la rue et du faubourg Saint-Martin, le boulevard était coupé en travers par un détachement de la ligne ; les hommes étaient postés sur trois rangs.
Je me demandai comment j'allais, seul, avec mon uniforme hostile, traverser cette triple ligne, lorsque mon regard, en plongeant dans les rangs, y découvrit un de mes anciens camarades de batterie.
Il est vrai que j'avais failli avoir un duel avec lui à cette époque pour différence d'opinion.
Il était vêtu d'une veste ronde, d'un bonnet de police, et d'un de ces pantalons à boutons qu'on appelle des charivaris. Il avait à la main un fusil à deux coups, et s'était joint à la troupe en amateur.
Cette reconnaissance faite, je crus pouvoir être tranquille.
Je continuai d'avancer en faisant signe de la main.
Lui abaissa son fusil.
Je crus qu'il m'avait reconnu et plaisantait, ou voulait me faire peur ; j'avançai toujours.
Tout à coup, il disparut dans un nuage de feu et de fumée, et une balle siffla à mes oreilles.
Je vis que c'était sérieux.
J'étais à la hauteur du café de la Porte-Saint-Martin. Je voulus me jeter dans le passage du théâtre : le passage était fermé. J'enfonçai la porte du théâtre d'un coup de pied.
La quatrième ou cinquième représentation de La Tour de Nesle était affichée.
Je courus vers le magasin d'accessoires.
Sur le théâtre, je rencontrai Harel. Il s'arrachait les cheveux en voyant son succès interrompu.
Comme il s'aperçut que je me détournais de lui :
- Où allez-vous ? me demanda-t-il.
- Au magasin d'accessoires.
- Qu'allez-vous y faire ?
- Vous avez bien un fusil ?
- Pardieu ! j'en ai un cent ! Vous savez bien que nous venons de jouer... c'est-à-dire pas moi, malheureusement, mais Crosnier... Napoléon à Schnbrunn.
- Eh bien, je veux un fusil.
- Pour quoi faire ?
- Pour renvoyer à un de mes amis une balle qu'il vient de m'envoyer. Seulement, j'espère être plus adroit que lui.
- Oh ! mon ami ! s'écria Harel, vous allez faire brûler le théâtre !
Et il se mit en travers de la porte des accessoires.
- Pardon, cher ami, lui dis-je, je renonce aux fusils, puisqu'ils sont à vous ; mais rendez-moi les pistolets que j'ai prêtés pour la seconde représentation de Richard : non seulement ce sont des pistolets de prix, mais encore c'est un cadeau.
- Cachez les pistolets ! cria Harel au garçon d'accessoires.
- Mais, mon cher ami, ces pistolets sont à moi.
- Cachez-les !
On les cacha si bien, que je ne les revis jamais.
Furieux, je montai au deuxième étage.
Par les petites fenêtres du théâtre formant un carré long, je pouvais voir tout ce qui se passait sur le boulevard.
Les soldats étaient toujours à leur poste, et mon ami – l'homme au fusil à deux coups, au bonnet de police, au charivari – était toujours avec eux.
J'enrageais de ne pas avoir la moindre sarbacane.
Pendant que je regardais par cette ouverture, si étroite, qu'elle me permettait de voir sans être vu, un fait d'une grande signification s'accomplit en face du théâtre.
Un dragon accourait à toute bride, apportant un ordre.
Un enfant embusqué derrière un arbre du boulevard l'attendait, une pierre à la main.
Au moment où le dragon passait, l'enfant lança la pierre, qui rebondit sur le casque.
Le dragon chancela, mais ne s'arrêta point à poursuivre l'enfant, et continua son chemin au grand galop.
Mais une femme – la mère de l'enfant probablement – était sortie, était venue à pas de loup derrière lui, et, après l'avoir saisi au collet, lui donnait une effroyable rincée.
Je baissai la tête.
- Les femmes n'en sont point, cette fois-ci, dis-je ; nous sommes perdus.
En ce moment, j'entendis Harel qui m'appelait d'une voix lamentable.
Je descendis. Par la porte que j'avais enfoncée pour pénétrer dans le théâtre, une vingtaine d'hommes venaient d'entrer, demandant des armes. Eux aussi se souvenaient de Napoléon à Schnbrunn.
Harel voyait déjà son théâtre pillé de fond en comble ; et m'appelait à son secours, comptant sur mon nom, déjà populaire, et sur mon uniforme d'artilleur.
J'allai au-devant du flot, qui s'arrêta en m'apercevant.
- Mes amis, leur dis-je, vous êtes d'honnêtes gens !
L'un d'eux me reconnut.
- Tiens, dit-il, c'est M. Dumas, le commissaire de l'artillerie.
- Justement ; vous voyez bien que nous pouvons nous entendre.
- Eh oui ! puisque vous êtes des nôtres.
- Alors, écoutez-moi, je vous en prie.
- Ecoutons.
- Vous ne voulez pas la ruine d'un homme qui partage vos opinions, d'un proscrit de 1815, d'un préfet de l'Empire ?
- Non, nous voulons seulement des armes.
- Eh bien, M. Harel, le directeur, a été préfet des Cent-Jours, et exilé par les Bourbons en 1815.
- Vive M. Harel, alors !... Qu'il nous donne ses fusils, et se mette à notre tête.
- Un directeur de théâtre n'est pas maître de ses opinions : il dépend du gouvernement.
- Qu'il nous laisse prendre ses fusils ; nous ne lui en demandons pas davantage.
- Un peu de patience ! Nous allons les avoir ; mais c'est moi qui vais vous les donner.
- Bravo !
- Combien êtes-vous ?
- Une vingtaine.
- Harel ! faites apporter vingt fusils, mon ami.
Puis, me retournant vers ces braves gens :
- Vous comprenez. bien ceci : ces fusils, c'est moi, M. Alexandre Dumas, qui vous les prête ; ceux qui seront tués, je n'ai rien à leur réclamer ; mais ceux qui survivront rapporteront leurs armes. C'est dit ?
- Parole d'honneur !
- Voilà vingt fusils.
- Merci !
- Ce n'est pas tout : vous écrirez sur les portes : Armes données !
- Qui est-ce qui a de la craie ?
J'appelai le chef machiniste.
- Darnault, un morceau de craie !
- Voilà
- Allez écrire ! dis-je à mes hommes.
Et l'un d'eux, le fusil à la main, à la vue du détachement de la ligne, alla écrire sur les trois portes du théâtre : Armes données, et il signa.
Puis les vingt hommes échangèrent avec moi vingt poignées de main et partirent en criant : « Vive la République ! » et en brandissant leurs fusils.
- Maintenant, dis-je à Darnault, barricadez la porte.
- Ma foi, dit Harel, le théâtre est à vous à partir de ce moment, mon cher ami, et vous pouvez y faire ce qu'il vous plaira : vous l'avez sauvé !
- Allons voir George, et lui annoncer qu'elle est sauvée en même temps que le théâtre.
Nous montâmes ; George mourait de peur.
En me voyant entrer en artilleur, elle jeta les hauts cris.
- Est-ce que vous allez vous en aller dans ce costume-là ? demanda-t-elle.
- Parbleu !
- Mais vous serez tué avant d'être au faubourg Poissonnière.
- Quant à cela, c'est bien possible... et, si mon ami G. de B... ne tirait pas si mal, ce serait déjà fait.
- Harel, prête-lui des habits.
- Ah ! oui, pourquoi pas Tom ?
- Mais envoyez-en chercher chez vous, au moins ; je ne vous laisse pas partir avec ce malheureux uniforme.
- Eh bien, voyons !
Harel appela Darnault.
- Darnault, avez-vous là un de vos hommes ?
- Oui, je crois, dit Darnault : il y a Guérin.
- Envoyez-le chercher des habits chez Dumas.
- Donnez-moi un mot, me dit Darnault.
- Prêtez-moi votre crayon.
J'écrivis sur un chiffon de papier quelques lignes au crayon.
Un quart d'heure après, Guérin était de retour sans accident.
Au reste, le chemin était parfaitement libre.
Je m'habillai rapidement en bourgeois ; je confiai mon uniforme à Darnault – ne voulant pas le confier à George, qui l'eût certainement fait brûler – et, par le faubourg Saint-Martin, le passage de l'Industrie la rue d'Enghien, la rue Bergère, je gagnai l'hôtel de M. Laffitte.
J'y arrivai vers sept heures du soir.
La Fayette y arrivait par le boulevard.
Ce fut là qu'il me raconta l'anecdote de la rivière.
Nous entrâmes ensemble chez Laffitte, je n'étais pas entré depuis le mois de juillet 1830.
Voici quelles étaient les nouvelles arrivant, de tous les côtés de Paris, à ce centre de l'opposition, sinon de l'insurrection.
Sur la rive gauche, on était maître de la caserne des vétérans ; la poudrière des Deux-Moulins était emportée ; le poste de la place Maubert, qui avait refusé de rendre ses armes, était tué ou pris. On se battait aux alentours de Sainte-Pélagie ; toute la ligne des barrières appartenait aux républicains.
Sur la rive droite, on était maître de l'Arsenal, du poste de la Galiote, de celui du Château-d'Eau, de la mairie du huitième arrondissement ; les républicains dominaient le Marais ; la fabrique d'armes de Popincourt, enlevée d'assaut, leur avait livré douze cents fusils ; ils étaient arrivés à la place des Victoires, et se préparaient à attaquer la Banque et l'hôtel des postes.
Mais où l'insurrection s'était concentrée, le quartier qu'elle s'occupait de transformer en forteresse inabordable, c'était la rue Saint-Martin et les rues voisines.
La troupe, encore toute troublée des événements de 1830, ignorait pour qui elle devait se décider ; tiendrait-elle pour le gouvernement ? Tournerait-elle au peuple ?
1830 lui traçait ce dernier chemin.
Quant à la garde nationale, l'apparition de l'homme au drapeau rouge l'avait consternée, elle ne voyait, dans l'insurrection du 5 juin et dans les cris de « Vive la République ! » qu'un retour vers la Terreur ; elle se réunissait plutôt pour se défendre que pour attaquer, et l'on racontait qu'un bataillon tout entier, massé sur le pont Notre-Dame, s'était ouvert pour laisser passer huit insurgés.
Aussi le gouvernement, comprenant que la troupe ne ferait rien que de concert avec la garde nationale, avait-il concentré aux mains du maréchal Lobau la direction de toutes les forces militaires de la capitale. – Ce fut au moment où toutes ces nouvelles se croisaient que nous entrâmes dans le salon de M. Laffitte.
La vue du général La Fayette fit pousser un cri. On se leva et l'on alla au devant de lui.
- Eh bien, général, lui cria-t-on de toutes parts, que faites-vous ?
- Messieurs dit-il, de braves jeunes gens sont venus chez moi, et en ont appelé à mon patriotisme.
- Que leur avez-vous répondu ?
- Je leur ai répondu : « Mes enfants, plus un drapeau est troué, plus il est glorieux ! Trouvez-moi un endroit où l'on puisse mettre une chaise, et je m'y ferai tuer. »
Les députés réunis chez Laffitte se regardèrent.
- Eh bien, messieurs, leur dit Laffitte avec ce doux sourire qui ne le quittait pas, même dans les plus grands dangers, qu'en dites-vous ?
- Que fait le maréchal Clausel ? demanda une voix.
- Je puis vous le dire, répondit Savary, qui venait d'entrer, et qui avait entendu la question ; je sors de chez lui.
- Ah !
- Je l'ai pressé de se joindre à nous, et il m'a répondu : « Je me joins à vous, si vous êtes sûrs d'un régiment. - Eh ! monsieur, lui ai-je dit, si nous avions un régiment, nous n'aurions pas besoin de vous ! » Sur quoi, je l'ai quitté.
- Messieurs, dit Laffitte, si nous nous jetons dans l'insurrection, il n'y a pas de temps à perdre ; il faut à l'instant même proclamer la déchéance du roi, nommer un gouvernement provisoire, et que Paris se réveille demain avec une proclamation sur toutes les murailles. – La signerez-vous, général ? continua Laffitte en s'adressant à La Fayette.
- Oui, répondit simplement La Fayette.
- Moi aussi, dit Laffitte ; il nous faut un troisième.
Le général et le banquier regardèrent autour d'eux : personne ne s'offrit.
- Ah ! si Arago était là ! dit Laffitte.
- Vous savez que vous pouvez compter sur lui, hasardai-je ; il ne vous reniera point : je quitte son frère, qui est jusqu'au cou dans l'insurrection.
- Nous pouvons jouer notre tête, dit Laffitte, non celle de nos amis !
- N'a-t-on pas fait cela en 1830 pour le comte de Choiseul ?
- Oui ; mais la situation est plus grave qu'en 1830.
- Elle est la même, harsardai-je.
- Pardon ! en 1830, nous avions le duc d'Orléans avec nous.
- Derrière nous !
- Enfin, il y était, et la preuve, c'est qu'aujourd'hui il est roi.
- S'il est roi, le général La Fayette se rappellera que ce n'est pas notre faute.
- Oui, c'est dans les jeunes têtes qu'était la sagesse !
Je vis qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, et que la nuit se passerait à discuter.
Je sortis ; cela m'était d'autant plus facile que j'étais un personnage fort peu important, et que, probablement, personne ne remarqua mon absence !
Mon intention était d'aller, soit au National, soit chez Ambert ; mais, arrivé au boulevard, j'appris qu'on se battait rue du Croissant.
Je n'avais pas d'arme. Puis à peine pouvais-je me tenir debout, j'étais brûlé par la fièvre. Je pris un cabriolet, et me fis conduire chez moi.
Je m'évanouis en montant l'escalier, et l'on me retrouva sans connaissance entre le premier et le second étage.
Pendant que l'on me retrouvait dans mon escalier, que l'on me déshabillait, que l'on me couchait, l'insurrection allait son train.
Suivons-la jusque derrière la barricade de la rue Saint-Merri.
Nous avons laissé Séchan gardant seul la barricade de la rue de Ménilmontant. Aussitôt le repas fini, ses compagnons étaient venus le rejoindre.
A neuf heures du soir, ils n'avaient pas encore été inquiétés. Les postes les plus avancés de la troupe ne dépassaient pas la rue de Cléry.
C'est qu'il y avait grande préoccupation à l'état-major, où s'étaient réunis un certain nombre de généraux et de ministres.
Le maréchal Soult se trouvait, par son âge et son expérience, président naturel de cette réunion. Mais peut-être était-il le plus indécis de tous. Il se rappelait le 29 juillet 1830, et l'anathème attaché au nom du duc de Raguse.
Un général proposa de donner aux troupes l'ordre de la retraite ; de les masser sur le Champ-de-Mars, et, du Champ-de-Mars, de rentrer l'épée à la main dans Paris.
Peut-être cette opinion, si étrange qu'elle fût en stratégie, allait être adoptée, quand le préfet de police, M. Gisquet, s'y-opposa de toute sa force.
La collision, on se le rappelle, s'était engagée sur un ordre de lui donné aux dragons, et, pendant les trois jours que dura la lutte, il fut plus ardent au combat et plus téméraire aux résolutions extrêmes que les plus hardis généraux.
La discussion se prolongeait lorsqu'il eût fallu agir ; le danger prenait de formidables proportions : les insurgés avaient enlevé successivement sur la garde municipale, repoussée avec de grandes pertes, les postes de la Bastille, de la Lingerie, des Blancs-Manteaux et du marché Saint-Martin.
A huit heures du soir, la nouvelle arrivait à l'état-major qu'ils venaient de construire une barricade près du petit pont de l'Hôtel-Dieu, que la garde municipale, forcée de battre en retraite, leur avait abandonné le quai aux Fleurs ; qu'ils enveloppaient de toutes parts la préfecture de police.
Alors, on expédia des ordres pour rappeler les troupes dans la ville ; un bataillon du 12ème léger partait de Saint-Denis en même temps que le 14ème accourait de Courbevoie.
La batterie de l'Ecole militaire avait été appelée sur le Carrousel.
Un bataillon du 3ème léger et un détachement de la 6ème légion éclairaient le boulevard de la Madeleine ; à la porte Saint-Martin, deux escadrons de carabiniers stationnaient en face du théâtre, et le général Schramm s'était établi avec quatre compagnies à la hauteur de l'Ambigu.
A six heures du soir seulement, et après des charges réitérées, les dragons étaient parvenus à se rendre maîtres de la places des Victoires, et ce fut en présence de M. de Lemet, et en passant au milieu d'une double haie de garde nationale, que partirent les courriers.
Vers neuf heures un quart du soir, Etienne Arago commandait, en uniforme de lieutenant d'artillerie, une patrouille grise d'une vingtaine d'hommes parfaitement armés et au nombre desquels étaient Bernard de Rennes fils, Thomas et Ambert ; il faisait sa jonction avec Bastide, Dussart, Pescheux d'Herbinville et Séchan.
La barricade derrière laquelle j'avais vu Séchan, seul avec sa carabine, comptait alors quarante défenseurs, à peu près.
On passa la nuit à se fortifier.
Vers la même heure, M. Thiers était arrivé à l'état-major. Il avait vu le feu de près : le hasard avait fait qu'il dînait, ce jour-là, au Rocher de Cancale avec Mignet et d'Haubersaert ; ils avaient un instant été enveloppés par les insurgés, qui se conoentraient dans les environs du cloître Saint-Merri, et étaient loin de se douter qu'ils eussent si près d'eux trois des plus chauds partisans de Louis-Philippe.
M. Thiers avait tant raconté de batailles dans son Histoire de la Révolution, qu'il était un peu général. Arrivé à la place du Carrousel il se fit un état- major de MM. de Béranger, de Kératry, Madier de Montjau, Voisin de Gartempe, qui se trouvaient là, et distribua des cartouches, tout en faisant dire aux députés de bonne volonté de venir le rejoindre où il était.
Neuf seulement se rendirent à l'invitation.
On savait que le roi devait venir, et on l'attendait avec une grande impatience. A l'air de son visage, on saurait ce qu'il devait faire.
Le roi arriva, calme et même souriant.
Le roi, nous l'avons dit à propos de la façon dont il s'empara du trône, n'avait aucune audace, mais il avait un grand courage.
Ce fut alors seulement que la défense s'organisa.
L'insurrection campait, en réalité, au coeur de Paris.
La rue Saint-Martin était occupée par deux barricades, l'une au nord, à la hauteur de la rue Maubuée, l'autre au midi, puissamment fortifiée, presque imprenable, à la hauteur de la rue Saint-Merri.
Dans l'espace compris entre ces deux barricades, une maison avait été choisie par les insurgés pour servir à la fois de forteresse, de quartier général et d'ambulance. C'était la maison n° 30.
La position avait été choisie par un stratégiste presque aussi habile que M. Thiers.
Elle faisait face à la rue Aubry-le-Boucher ; par conséquent, si on l'abordait par cette rue, on tombait sous le feu de quatre étages ; si on l'attaquait à revers, on avait affaire aux hommes des barricades.
Un décoré de juillet nommé Jeanne, qui se fit une double célébrité par son courage dans le combat, par sa fermeté devant les juges, commandait ce poste dangereux.
Deux ou trois vieux soldats coulaient des balles avec du plomb arraché aux gouttières.
Des enfants allaient déchirer des affiches le long des murailles, et les rapportaient pour faire des bourres. – Nous publierons dans toute sa naïveté le récit d'un de ces enfants.
Tout à coup, on vient annoncer aux républicains, dont la moitié était sans armes, que, dans la cour de cette même maison n° 30, se trouvait une boutique d'armurier.
C'était une nouvelle miraculeuse.
La boutique fut ouverte, et, sans désordre, sans confusion, tout ce qu'il y avait de fusils fut distribué, tout ce qu'il y avait de poudre fut fractionné en mesure égale.
La distribution venait d'être faite lorsque retentirent plusieurs coups de fusil, et le cri « Aux armes ! ».
Voici ce qui était arrivé :
Une colonne de gardes nationaux qui reconnaissait la rue Saint-Martin était venue donner dans la barricade.
- Qui vive ? cria la sentinelle.
- Amis ! s'empressa de répondre le commandant de la colonne.
- Etes-vous républicains ?
- Oui, et nous venons à votre aide.
- Vive la République ! crièrent alors en choeur les défenseurs de la barricade.
Un des chefs, nommé Rossignol, ne put résister au bonheur de serrer avant les autres la main à des coreligionnaires ; il sauta pardessus la barricade, et s'avança vers les gardes nationaux en criant :
- Soyez les bienvenus !
Mais à l'instant même un cri partit des rangs de la garde nationale :
- Ah ! brigands ! nous vous tenons enfin.
- Feu, mes amis ! cria Rossignol, ce sont des philippistes.
Et une décharge partit de l'intérieur de la barricade, et tua cinq hommes à la garde nationale.
C'était le pendant de : « A moi d'Auvergne ! c'est l'ennemi. » Seulement, plus heureux que le chevalier d'Assas, Rossignol, à travers une grêle de balles, rentra sain et sauf dans la barricadeŽNol Parfait, Episodes des 5 et 6 juin 1832.N.D.AŠ.
Après une lutte terrible, après être revenue trois fois à la charge, la garde nationale fut repoussée.
Et vieillards qui avaient quitté leurs moules à balles, enfants qui avaient cessé de faire des bourres pour prendre les armes, déposèrent leurs fusils, et se remirent à la besogne.
Un enfant de douze ans avait été blessé à la tête par la première décharge ; Jeanne, ni comme chef, ni comme ami, ne put obtenir de lui qu'il quittât la barricade.
Les gardes nationaux s'éloignèrent, abandonnant leurs morts et leurs blessés ; mais, aussitôt le champ de bataille libre, Jeanne et ses hommes franchirent la barricade, et allèrent ramasser les blessés, qu'ils portèrent à leurs ambulances.
Un élève en chirurgie, qui faisait partie des insurgés, les pansa, aidé de deux femmes.
A quelques centaines de pas de la barricade de la rue Saint-Merri s'élevait la barricade du passage du Saumon, qui échelonnait ses sentinelles tout le long de la rue Montmartre.
A huit heures du soir, le maréchal Lobau donna l'ordre de l'emporter à quelque prix que ce fût ; il voulait que, le lendemain, au point du jour, la rue Montmartre fût libre.
On combattit toute la nuit.
Ceux qui gardaient la barricade firent ce serment sur le corps d'un des leurs qui tomba : « Ou nous sortirons vainqueurs, ou l'on nous emportera morts ! »
Un café, qui n'existe plus aujourd'hui, servait d'ambulance au rez-de- chaussée et à l'entresol, tandis que, des fenêtres du premier et du deuxième étage, pleuvaient de temps en temps, dans un drap étendu, des cartouches jetées par des mains inconnues.
Les défenseurs de la barricade n'étaient que vingt.
Quand, après un combat qui avait duré neuf heures, les soldats franchirent enfin la barricade, ils trouvèrent huit morts couchés sur les pavés, sept blessés hors de combat couchés sur des lits au rez-de-chaussée du café, un élève de l'Ecole polytechnique expirant sur le billard.
Les quatre autres insurgés étaient parvenus à s'échapper.
Le 6 au matin, l'insurrection était refoulée et concentrée dans deux quartiers : sur la place de la Bastille et à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, et dans les rues Saint-Martin, Saint-Merri, Aubry-le-Boucher, Planche Mibray et des Arcis.
Pour emporter ces derniers postes le gouvernement réunissait tous ses efforts.
Dès le lendemain, la place de la Concorde était encombrée d'artillerie ; deux bataillons accouraient de Saint-Cloud, et trois régiments de cavalerie entraient à Paris, venant de Versailles et traînant des canons.
Quant à la barricade de la rue de Ménilmontant, elle tint jusqu'au jour ; mais, trop découverte de tous côtés, elle ne put tenir plus longtemps : ceux qui la gardaient se réfugièrent chez Bastide et Thomas, et s'échappèrent par une petite fenêtre donnant sur une ruelle.
A quatre heures du matin, au reste, le bruit courait que tout était apaisé.
Après une nuit fiévreuse, je m'étais levé pour aller aux nouvelles ; mais, ne pouvant marcher, j'avais pris une voiture.
Je me fis conduire rue des Pyramides. J'espérais y voir Arago, et avoir par lui des nouvelles.
Ni lui ni Bernard de Rennes fils n'étaient rentrés ; M. Bernard de Rennes et ses deux charmantes filles – que je n'ai pas revues depuis ce jour-là, je crois – étaient fort inquiets ; mais, pendant que j'étais là, un coup de sonnette vigoureusement accentué retentit.
Ce coup de sonnette annonçait certainement quelque nouvelle, bonne ou mauvaise.
On courut à la porte, et ce ne fut qu'un cri de joie. Le père avait retrouvé son fils, les soeurs revoyaient leur frère.
Je laissai toute cette excellente famille caressant son enfant prodigue, et je montai chez Arago.
Il quittait son costume d'artilleur.
- Derrière quelle barricade as-tu donc passé la nuit ? me demanda-t-il en me voyant pâle comme un mort.
- Dans mon lit, malheureusement... Et toi ?
Il me raconta l'histoire de la barricade de la rue de Ménilmontant.
- Voilà tout ce que tu sais ?.demandai-je.
- Que veux-tu que je sache ? Je quitte mon fusil... Mais viens avec moi au National, nous aurons des nouvelles.
Nous descendîmes. Sur l'escalier, nous rencontrâmes Charles Teste, qui se rendait chez Bernard de Rennes.
- Ah ! te voilà, déserteur ? dit-il à Arago.
- Comment, déserteur ? s'écria celui-ci. Je viens de me battre.
- C'est bien comme cela que je l'entends ; mais sache qu'il y a plusieurs manières de déserter : tu étais maire ; ta place était, non derrière une barricade, mais à ta permanence; quand on est tête, il ne faut pas se faire bras... Parbleu ! moi aussi, j'aurais voulu prendre un fusil, ce n'est pas bien malin ; mais je me suis dit : « Halte-là, Charles ! Tu es tête, ne te fais pas bras ! »
Pour qui connaissait Charles Teste, l'homme était tout entier dans les quelques mots qu'il venait de prononcer, ou plutôt dans un seul mot : le devoir.
Nous arrivâmes au National ; on avait grand-peine à pénétrer dans les bureaux : ils étaient encombrés.
Là, nous apprîmes la dispersion de la barricade du Saumon ; mais, en même temps, nous sûmes que la rue Saint-Merri tenait encore.
En ce moment, de Latouche entra consterné.
- Tout est fini ! dit-il.
- Comment, tout ?
- Oui, tout.
- En viens-tu ?
- Non, mais je rencontre à l'instant même quelqu'un qui en vient.
- Bon ! dit Arago, il y a encore de l'espoir alors... Qui vient avec moi ?
J'en mourais d'envie, mais à peine pouvais-je marcher ; un excellent garçon, ami à nous, décoré de juillet comme nous, Howelt, que je rencontre encore de temps en temps, se présenta.
- Va chez Laffitte, me dit Arago, et dis à François, s'il y est, que je suis allé aux nouvelles.
J'allai chez Laffitte.
Toute l'assemblée était dans une effroyable confusion. On proposait d'envoyer à Louis-Philippe une députation qui protestât contre la révolte de la veille. Mais, il faut le dire, cette proposition fut repoussée avec horreur et mépris.
Je me rappelle un mot de Bryas, qui fut superbe d'indignation.
Son fils, élève de l'Ecole polytechnique, était parmi les insurgés.
La Fayette aussi se refusait à toute démarche auprès du roi.
- Pourquoi cette répugnance ? cria une voix. Le duc d'Orléans n'est-il pas la meilleure des républiques ?
- Ah ! puisque l'occasion se présente de démentir ce propos que l'on m'a faussement attribué, cria le noble vieillard, je le démens.
Enfin, on nomma trois commissaires, non pas pour aller faire amende honorable au nom de l'insurrection, mais pour implorer la clémence du roi en faveur de ceux qui tenaient encore.
Ces trois commissaires étaient François Arago, le maréchal Clausel et Laffitte.
Clausel se récusa ; Odilon Barrot lui fut substitué.
Nous n'avions pas pu entrer dans la salle des délibérations, nous autres jeunes gens ; mais, dans la cour, j'avais rencontré Savary – Savary le membre de l'Institut, le grand géomètre, le physicien, l'astronome, l'homme de bien que la mort, à peine au milieu de l'âge qu'il devait vivre, enleva depuis aux sciences et au pays.
Nous étions très frères d'opinion, et, comme notre république, à nous, n'était pas celle de tout le monde, quand nous nous rencontrions, nous nous accrochions à l'instant même pour bâtir nos utopies.
Nous nous étions donc rencontrés, nous nous étions donc accrochés, et nous attendions ensemble.
Arago sortit le premier. Nous courûmes à lui.
Louis Blanc, qui, dans son excellente Histoire de Dix Ans, n'a laissé échapper aucun détail de cette grande période, mentionne notre entrevue en ces termes :
« En sortant, M. Arago rencontra dans la cour Savary et Alexandre Dumas, un savant et un poète ; très animés l'un et l'autre, ils n'eurent pas plus tôt appris ce qui venait de se passer chez M. Laffitte, qu'ils éclatèrent en discours pleins d'emportement et d'amertume, disant que Paris, pour se soulever, n'avait attendu qu'un signal, et qu'ils s'étaient rendus bien coupables envers leur pays, les députés si prompts à désavouer les efforts du peuple.
« - Mais, demanda François Arago, tout n'est-il donc pas fini ?
« - Non, dit un homme du peuple qui était là, et qui écoutait notre conversation ; car on entend le tocsin de l'église Saint-Merri, et, tant que le malade râle, il n'est pas mort. »
L'expression me frappa, et l'on voit que je ne l'ai pas oubliée.

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