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Chapitre CCXLII


Derniers moments du général Lamarque. – Ce qu'avait été sa vie. – Une de mes entrevues avec lui. – Je suis désigné comme un des commissaires du convoi. – Le cortège. – Symptômes d'agitation populaire. – Défilé sur la place Vendôme. – Le duc de Fitz-James. – Conflits provoqués par des sergents de ville. – Les élèves de l'Ecole polytechnique se joignent au cortège. – Arrivée du convoi au pont d'Austerlitz. – Discours. – Premier coups de feu. – L'homme au drapeau rouge. – Allocution d'Etienne Arago.

Le 1er juin, à onze heures et demie du soir, le général Lamarque avait rendu le dernier soupir.
C'était un grand événement que cette mort.
A cette époque, le parti républicain lui-même se faisait une arme du nom de Napoléon. Or, le général Lamarque – chose qui serait plus difficile à définir aujourd'hui qu'à cette époque, où l'on jugeait bien plutôt par instinct que par éducation – le général Lamarque était à la fois l'homme de l'Empire et de la liberté, le soldat de Napoléon et l'ami de La Fayette. Napoléon, on se le rappelle, l'avait nommé maréchal de France à Sainte-Hélène. Ni les Bourbons de la branche aînée, ni ceux de la branche cadette, n'avaient eu l'intelligence de ratifier la nomination ; mais, aux yeux de la France, c'était bien véritablement un de ses maréchaux qui venait de mourir.
Puis cette mort avait véritablement quelque chose de grandiose, en raison des circonstances dans lesquelles elle se produisait, et des particularités qui l'avaient accompagnée.
On citait du général Lamarque, à son lit de mort, une foule de mots dans lesquels il y avait à la fois du Léonidas et du Caton.
Il était mort héroïquement, et, cependant, en regrettant la vie. La pensée qui avait vécu au fond de son coeur, tant que son coeur avait battu, était celle ci : « Je n'ai pas assez fait pour la France ! »
La maladie dont mourait le général semblait se jouer de l'art : tantôt le malade paraissait en pleine convalescence, et le bulletin de sa santé annonçait la bonne nouvelle aux amis ; tantôt quelque crise fatale laissait le malade plus bas que l'amélioration ne l'avait porté.
Lui seul ne se trompait jamais à ces améliorations passagères. Les docteurs Lisfranc et Broussais, ses amis, le soignaient avec le double dévouement de la science et de l'amitié.
- Mes amis, leur disait invariablement le général, je vous remercie de vos soins ; ils me touchent, mais ils ne vaincront pas le mal ! Vous espérez, et vous voulez me faire espérer inutilement : je sens que je succomberai.
Puis, un moment après, avec un soupir, il ajoutait :
- Ah ! Je regrette de mourir ! J'aurais voulu servir encore la France... Et, tenez, je suis surtout désolé de n'avoir pu me mesurer avec ce Wellington, qui s'est fait une réputation de sa défaite à Waterloo ; je l'avais étudié ; je connaissais sa tactique, et, bien sûr, je l'eusse battu !
Laffitte allait le voir autant que sa vie occupée le lui permettait. A la dernière visite qu'il lui avait rendue, la France seule avait fait les frais de la conversation.
- Oh ! mon ami ! mon ami ! lui avait dit le malade en prenant congé de lui, réservez-vous pour la France ; elle seule est grande ! Nous sommes tous petits... Seulement, ajoutait-il, écrasé sous cette incessante idée, moi, je pars avec le regret de n'avoir pu venger mon pays des infâmes traités de 1814 et 1815.
C'était du général Lamarque, ce mot sublime jeté de son banc à un orateur qui vantait la paix qu'avait amenée le retour des Bourbons :
- La paix de 1815 n'est pas une paix ; c'est une halte dans la boue !
Le général Exelmans, cet autre vieux compagnon de guerre, qui devait lui survivre de vingt ans pour mourir d'une chute de cheval, était venu le voir à son tour, et essayait de lui rendre cet espoir que nous avons dit perdu depuis longtemps dans le coeur du malade.
- Qu'importe, s'était écrié celui-ci avec une espèce d'impatience, qu'importe que je meure, pourvu que la patrie vive !
Dans un de ces moments de découragement où il voyait devant lui, ouverte, cette tombe qui devait dévorer tant de patriotisme, il s'était fait apporter l'épée d'honneur que lui avaient votée les officiers des Cent-Jours, dont il avait plaidé la cause avec tant de chaleur et un si grand succès ; alors, assis sur son lit, il avait tiré l'épée du fourreau, l'avait regardée longtemps, posée sur ses genoux, et, enfin, l'avait portée à ses lèvres en disant :
- Mes bons officiers des Cent-Jours ! ils me l'avaient donnée pour que je m'en servisse, et je ne m'en servirai pas !
Un jour, vaincu par la douleur, il fit, en présence du docteur Lisfranc, une sortie contre cet art impuissant qu'on appelle la médecine.
Tout à coup, s'apercevant devant qui il parlait :
- Je maudis la médecine, dit-il ; mais je bénis les médecins, qui font tant avec le peu que la science met entre leurs mains. Embrassez-moi Lisfranc, et ne m'oubliez pas : je vous aimais beaucoup !
Ses derniers instants, comme on le voit, avaient été dignes d'un soldat ; il avait lutté contre la mort comme Léonidas contre Xerxès ; son lit avait été le champ de bataille.
Une heure avant sa mort, au milieu d'une agonie qui trahissait ses douleurs par des soubresauts et des frissonnements, il rouvrit ses yeux, fermés depuis trente-six heures, et par trois fois prononça ces deux mots :
- Honneur ! patrie !
Ce sont les deux mots gravés, comme on sait, sur la croix de la Légion d'honneur. Une heure après avoir jeté ce triple cri, qui avait été celui de toute son existence, il avait rendu le dernier soupir.
On a dit qu'en mourant l'homme grandissait ; la chose est vraie au moral comme au physique : le général Lamarque venait de grandir énormément aux yeux de tous. On se rappelait l'enfant volontaire à dix-neuf ans, le jeune homme capitaine de la fameuse colonne infernale, apportant à la Convention une gerbe de drapeaux pris à l'ennemi, et méritant de la grande et terrible assemblée un décret qui déclarait que le capitaine Lamarque avait bien mérité de la patrie.
Dans l'intervalle de ces trente ans, comme sa vie guerrière avait été belle !
On se rappelait Caprée, la Calabre, le Tyrol et Wagram, où il enfonça trois fois l'armée autrichienne ; on se rappelait, on exaltait ses luttes de chaque jour en Catalogne contre ce Wellington qui ne l'avait jamais vaincu, et qu'il espérait vaincre.
Puis sa vie politique, sa vie de tribun, non moins belle ; sa présence à tous les combats de la Chambre ; sa voix s'élevant toujours pour honorer et défendre la France ; ses prières en faveur de la liberté menacée ; ses cris d'alarme, chaque fois qu'il voyait la Révolution compromise ; si malade et si faible qu'il eût été jusqu'au jour où il avait pris le lit, jamais une question d'honneur national ne l'avait trouvé muet ou fléchissant.
Le général Foy mourant laissait au moins Lamarque, comme Miltiade laissait Thémistocle. En mourant, le général Lamarque ne laissait aucun héritier de cette race guerrière qui avait donné des généraux sur le champ de bataille, des tribuns à la Chambre.
Malgré tous ces droits à la reconnaissance publique, le gouvernement de Louis-Philippe, qui ne voyait dans le général Lamarque qu'un ennemi, heureux de la chute de cet ennemi, n'accorda à ses funérailles que le tribut d'honneurs strictement réclamé par la position politique et militaire du général ; toutes les dispositions funéraires à prendre furent abandonnées aux soins pieux des amis et de la famille, et laissées sous leur responsabilité.
Je fus nommé par la famille commissaire, et chargé de faire prendre à l'artillerie la place qu'elle devait occuper derrière le char funèbre.
Cet honneur était en quelque sorte un souvenir du mort légué au vivant.
Comme le général Foy et le général La Fayette, le général Lamarque avait pour moi une grande amitié, due bien plutôt au souvenir de mon père qu'à ma valeur personnelle. Cependant, lorsqu'il sut, vers la lin de 1830, que j'étais revenu de la Vendée, où m'avait envoyé le général La Fayette, il me fit prier de passer chez lui.
Nous causâmes longtemps de cette Vendée avec laquelle il avait fait connaissance en 1815, et où l'appelait une mission du gouvernement nouveau ; je lui dis tout ce que j'en pensais ; c'est-à-dire qu'un jour ou l'autre, elle menaçait de se soulever.
Chacune de mes paroles répondait à une de ses prévisions.
Des épingles à tête noire me servirent à lui tracer mon itinéraire, et à lui indiquer les lieux probables du rassemblement.
Le lendemain, il partit pour Nantes.
On ne le laissa point arriver jusqu'à sa destination ; un ordre de rappel l'atteignit à Angers.
Cette mesure était, selon nous, le résultat de ces mesquines combinaisons que le ministre Casimir Perier décorait du titre de grandes vues politiques, et nous croyons ne pas nous tromper en lui donnant l'explication même que nous n'avons pas hésité à donner à Loui-Philippe, lors de l'entrevue que nous eûmes l'honneur d'avoir avec lui à notre retour de Vendée.
La révolution de 1830 avait été si instantanée, qu'un moment, nous autres républicains, nous la crûmes complète ; elle avait été répercuter son bruit d'armes et son cri de liberté en Belgique, en Italie, en Pologne ; trois peuples s'étaient levés en criant : « A moi, France ! » C'est un de ces appels que la France entend toujours ; et le général La Fayette avait répondu au nom de la France.
La sympathie la plus vive et la plus populaire avait, en outre, éclaté dans nos villes et dans nos campagnes en faveur de ces révolutions faites à l'image de la nôtre ; éruptions partielles et éloignées de ce grand volcan dont le cratère est à Paris, et qui, parfois, comme l'Etna, semble éteint, mais qui, trompeur comme lui, brûle toujours ! Des cris de « Vivent l'Italie, la Belgique et la Pologne ! » emplissaient nos rues, et entraient par tout ce qu'il y avait de fenêtres et de portes dans les palais royaux et ministériels. C'était trois mois à peine après la révolution ; à cette époque tout incandescente encore du soleil des trois jours, la grande voix du peuple était encore écoutée, et force avait été au gouvernement de promettre par la bouche du général La Fayette, comme nous l'avons dit plus haut, que la nationalité de la Belgique, de l'Italie et de la Pologne ne périrait pas.
Or, nous les avons entendus, ces cris de joie des patriotes étrangers, en moins de quatre mois se changer en cris de détresse. Que demandions-nous, cependant ? Que l'on secourût l'Italie, en lui envoyant un de ces vieux généraux qui en aurait montré le chemin à une armée nouvelle, et la Pologne, en faisant diversion aux projets du tsar par le soulèvement, facile pour nous, de la Turquie d'un côté, et de la Perse de l'autre. – Prise ainsi dans un triangle de feu, nous laissions la Russie se débattre, et nous portions aux deux autres nations, nos voisines, les secours plus efficaces encore de notre présence et de nos armes. Le peuple, si sûr et si profond d'instinct, sentait tellement, sans se pouvoir rendre compte des moyens, ces trois résultats possibles, qu'il accueillit avec des cris de joie la proclamation du système ministériel de non-intervention, et la promesse royale que la nationalité polonaise ne périrait pas.
Avancés comme l'étaient les ministres de la royauté de Louis-Philippe, il fallait ou faire la guerre ou se parjurer : en faisant la guerre, on se brouillait avec les rois ; en se parjurant, on se brouillait avec les peuples.
Un seul moyen restait. C'était de prouver au pays qu'il avait trop à s'occuper lui-même de ses propres affaires pour se mêler de celles des autres ; c'était de donner à la France une inflammation d'entrailles, comme nous l'avons déjà dit, afin qu'occupée de ses propres douleurs, elle n'eût plus de sympathie pour la douleur des autres. Une petite guerre civile dans la Vendée secondait merveilleusement ces vues. Il fallait donc éloigner de ce pays, sur lequel on voulait expérimenter, tout homme de vigueur qui eût comprimé les mouvements à leur naissance, et tout homme intelligent qui eût pu deviner la cause réelle de ces mouvements.
Or, Lamarque était à la fois un homme de vigueur et d'intelligence ; aussi ne lui donna-t-on pas même le temps d'arriver sur le théâtre de la guerre civile.
Voilà donc à quelles circonstances j'avais dû l'honneur de me trouver en contact avec le général Lamarque, et celui de n'avoir point été oublié par la famille au moment où il s'agissait de faire rendre les derniers honneurs au vainqueur de Caprée.
J'allai annoncer cette nomination à mes amis Bastide et Godefroy Cavaignac, leur demandant s'il y avait quelque chose d'arrêté pour le lendemain.
On avait, pour le soir même, rendez-vous chez Etienne Arago, qui était, comme je l'ai déjà dit, lieutenant dans la 12ème légion d'artillerie, et qu'une organisation secrète désignait, en cas d'insurrection triomphante, comme maire du Ier arrondissement ; le fils du célèbre avocat Bernard de Rennes était son adjoint.
Arago demeurait dans la maison même de Bernard de Rennes laquelle faisait le coin de la place et de la rue des Pyramides.
Rien ne fut décidé à cette réunion ; aucun plan n'était tracé, aucun projet n'était arrêté : chacun se livrerait à son inspiration, et prendrait conseil des circonstances. Seulement, le détachement d'artillerie commandé pour le convoi se rendrait en armes à la maison mortuaire, et se munirait de cartouches.
Le 5 juin, jour fixé pour le convoi, je me rendis à huit heures du matin à la maison du général, située dans le faubourg Saint-Honoré. – En ma qualité de commissaire, je n'avais point de carabine, ni, par conséquent, de cartouches.
A huit heures, il y avait déjà plus de trois mille personnes devant la maison. Je vis un groupe de jeunes gens qui préparaient des espèces de prolonges avec des cordes : je m'approchai d'eux, et leur demandai à quoi ils étaient occupés. Ils disposaient des cordages, me répondirent-ils, pour tramer le char funèbre. En même temps, ils m'apprirent que le corps du général Lamarque était exposé dans sa chambre à coucher, et que l'on défilait devant le lit de parade.
J'allai me mettre à la queue, et défiler à mon tour.
Le général, en grand uniforme, était couché sur son lit, et avait la main gantée sur son épée nue, sa tête était belle, et sa dignité s'était accrue de la majesté de la mort.
Ceux qui passaient, passaient silencieux et pleins de vénération, s'inclinaient en arrivant au pied du lit, et jetaient, avec un rameau de laurier, de l'eau bénite, sur le cadavre.
Je passai comme les autres, et redescendis dans la rue.
J'étais extrêmement faible de mes restes de choléra ; j'avais perdu tout appétit, et je mangeais à peine une once de pain par jour. La journée promettait d'être fatigante : j'entrai chez mon ami Hiraux, dont le café faisait, comme on sait, le coin de la rue Royale et de la rue Saint-Honoré, et j'attendis le moment du départ en essayant de prendre une tasse de chocolat.
A onze heures, un roulement de tambours m'appela à mon poste.
On venait de descendre le cercueil sous la grande porte, tendue de noir. Tous les éléments divers qui devaient former le cortège : gardes nationaux, ouvriers, artilleurs, étudiants, anciens soldats, réfugiés de tous les pays, citoyens de toutes les villes, roulaient pêle-mêle le long de la rue et du faubourg Saint-Honoré, laissant, comme dans un double lac, s'écouler leurs flots sur la place de la Madeleine et sur la place Louis XV.
Au roulement des tambours, tout ce pêle-mêle se débrouilla ; chacun se réunit à ses chefs, à son drapeau, à sa bannière. Beaucoup n'avaient, pour toute bannière ou tout drapeau, qu'une grande branche de laurier ou de chêne.
Tout cela se passait sous les yeux de quatre escadrons de carabiniers qui occupaient la place Louis XV.
A l'autre extrémité de Paris, sur la place même de la Bastille, attendait le 12ème léger.
La garde municipale, de son côté, était échelonnée sur toute la ligne qui s'étend de la préfecture de police au Panthéon.
Un détachement de cette même garde protégeait le jardin des Plantes.
Un escadron de dragons couvrait la place de Grève, avec un bataillon du 3ème léger,
Enfin, un détachement de soldats de la même arme se tenait prêt à monter à cheval à la caserne des Célestins.
Le reste des troupes était consigné dans ses casernes respectives, et des ordres avaient été donnés pour faire venir, au besoin, des régiments de Rueil, de Saint-Denis et de Courbevoie.
Il y avait donc à Paris, le matin même de la terrible journée, dix-huit mille homrnes, à peu près, de troupe de ligne et d'infanterie légère ; quatre mille quatre cents hommes de cavalerie ; deux mille hommes de garde municipale à pied et à cheval. En tout, environ vingt-quatre mille hommes.
On nous avait prévenu – car nous avions des amis jusque dans le ministère de la guerre – de cette augmentation de troupes, due incontestablement à la circonstance dans laquelle on se trouvait. On avait ajouté que le gouvernement n'attendait qu'une occasion de montrer sa force ; ce qui faisait qu'au lieu de craindre une émeute, on la désirait.
Mais il y avait une telle ardeur dans ces jeunes têtes politiques qui formaient le parti républicain, que, lorsque le briquet touchait le caillou il fallait que l'étincelle en jaillît, l'étincelle dût-elle mettre le feu à la poudrière, et la poudrière dût-elle nous faire sauter tous.
Au reste, sur la place Louis XV même, nous étions abouchés avec tous les chefs des sociétés secrètes.
Une seule de ces sociétés, la société Gauloise, avait été d'avis d'engager le combat.
La veille, la société des Amis du peuple s'était réunie au boulevard Bonne- Nouvelle, et avait décidé, comme nous avions fait de notre côté, qu'on ne commencerait pas le feu, mais qu'on le repousserait s'il était engagé par les soldats.
Il ne fallait donc, comme on le voit, qu'un coup de fusil partant en l'air pour amener un égorgement général.
Joignez à ces dispositions une chaleur étouffante, une atmosphère chargée d'électricité, de gros nuages noirs roulant au-dessus de Paris, comme si le ciel, en deuil, eût voulu prendre part à la fête funèbre par le roulement de son tonnerre.
Aussi est-il impossible, aujourd'hui, à vingt-deux ans de distance, de faire comprendre le degré d'exaltation auquel toute cette foule était arrivée, lorsqu'elle reçut de ses chefs l'ordre de prendre, à la suite du catafalque, la place qui était assignée à chaque arme, à chaque corporation, à chaque société, à chaque nation.
Ce n'était plus un convoi : c'était une fédération autour d'un cercueil.
A onze heures et demie, sous une pluie battante, le corbillard s'ébranla, traîné par une trentaine de jeunes gens.
Les coins du drap étaient portés par le général La Fayette – ayant à son côté un homme du peuple, décoré de juillet, au bras duquel s'appuyait de temps en temps le général, lorsque le pavé devenait trop glissant – ; par MM. Laffitte et Châtelain, du Courrier français ; par le maréchal Clausel et le général Pelet ; enfin, par M. Mauguin et un élève de l'Ecole polytechnique.
Derrière le catafalque marchait M. de Laborde, questeur de la Chambre, précédé de deux huissiers, accompagné de MM. Cabet et Laboissière, commissaires du convoi, et suivi d'un certain nombre de députés et de généraux.
Les principaux,parmi les députés, étaient : MM. le maréchal Gérard Tardieu, Chevandier, Vatout, de Corcelles, Allier, Taillandier de Las Cases fils, Nicod, Odilon Barrot, La Fayette.Georges, de Béranger, Larabit, de Cormenin, de Bryas, Degouve-Denuncques, Charles Comte, le général Subervie, le colonel Lamy, le comte Lariboisière, Charles Dupin, Viennet, Sapey, Lherbette, Paturel, Bavoux, Baude, Marmier, Jouffroy, Duchaffaut, Pourrat, Pèdre-Lacaze, Bérard, François Arago, de Girardin, Gauthier, d'Hauteserve, le général Tiburce Sébastiani, Garnier-Pagès, Leyraud, Cordier, Vigier.
Les principaux, parmi les généraux, étaient : MM. Mathieu Dumas, Emmanuel Rey, Lawoestine, Hulot, Berkem, Saldanha, Reminski, Seraski – de ces trois derniers, l'un portugais, les deux autres polonais. Avec eux se trouvaient les maréchaux de camp Rewbell, Schmitz, Mayot et Sourd.
Après les députés et les généraux venaient les proscrits de tous les pays, chaque groupe portant le drapeau de sa nation.
Deux bataillons formaient la troupe d'escorte, et marchaient échelonnés sur les flancs.
Puis – comme, au milieu de ses quais, coule la rivière qui les envahira, vienne l'orage, – roulaient six cents artilleurs, à peu près, carabine chargée, cartouches dans la giberne et dans les poches ; puis dix mille gardes nationaux sans fusils, mais armés de sabres ; puis les corporations d'ouvriers mêlées aux membres des sociétés secrètes ; puis trente mille citoyens, quarante mille, cinquante mille peut-être !
Tout cela s'ébranla sous la pluie.
Le cortège tourna par la Madeleine pour suivre le boulevard, encombré des deux côtés de femmes et d'hommes, tapis bariolé que continuaient, comme une tenture, les citoyens sur leurs portes ou à leurs fenêtres, hommes, femmes et enfants.
Pas un des bruits ordinaires aux grandes réunions d'hommes ne s'échappait de cette foule. De temps en temps seulement, un signal était donné, et, avec une incroyable simultanéité, ce cri était poussé par cent mille voix, tandis que s'agitaient drapeaux, bannières, pennons, branches de laurier, branches de chêne :
- Honneur au général Lamarque !...
Puis toutes les bouches se fermaient ; branches de chêne, branches de laurier, pennons, bannières, drapeaux n'avaient plus d'autre mobilité que celle imprimée par ces courtes et chaudes rafales qui accompagnent les tempêtes.
Tout rentrait dans le silence, et presque dans l'immobilité de la mort.
Et, cependant, il y avait quelque chose d'invisible qui planait dans l'air, et qui murmurait tout bas : « Malheur ! »
Ce quelque chose d'invisible, on le sentait comme, au milieu d'une ruine, on sent dans les ténèbres l'aile d'un oiseau de nuit.
Au reste, c'était sur nous autres artilleurs que tous les yeux étaient fixés. On devinait bien que, si quelque chose éclatait, ce serait dans les rangs de ces hommes aux uniformes sévères, qui marchaient côte à côte, les yeux sombres, les dents serrées, et qui, pareils à des chevaux impatients qui secouent leurs panaches, secouaient les flammes rouges de leurs shakos.
Je pouvais d'autant mieux juger de ces dispositions que, délégué de la famille, je marchais, non pas dans les rangs, mais sur les flancs de l'artillerie.
De temps en temps, des hommes du peuple que je ne connaissais pas perçaient la haie, me serraient la main gauche – de la droite, je tenais mon sabre – et me disaient :
- Que l'artillerie soit tranquille, nous sommes là !
On mit près de trois quarts d'heure à atteindre la rue de la Paix. Là se produisit tout à coup un mouvement auquel personne d'abord ne comprit rien. Il n'était pas dans le programme.
La tête du cortège, au milieu de cris inintelligibles, était entraînée vers la place Vendôme. Je courus aux informations : grâce à mon uniforme, à une certaine popularité qui m'accompagnait déjà, et surtout à l'écharpe aux trois couleurs frangée d'or que je portais au bras gauche, tout le monde s'écartait devant moi. Je parvins donc plus facilement que je ne l'eusse espéré à la tête de la colonne, qui s'engageait déjà dans la rue de la Paix.
Voici ce qui était arrivé.
A la hauteur de la rue de la Paix, un homme en costume d'ouvrier, mais qu'il était facile de reconnaître pour appartenir à une classe plus élevée, s'était détaché des boulevards, et était venu échanger quelques paroles avec les jeunes gens attelés au char.
Aussitôt un cri s'était élevé.
- Oui, oui, le soldat de Napoléon, autour de la colonne !... A la colonne ! à la colonne !
Et sans consulter ni généraux, ni députés, ni sergents de ville, costumés ou non costumés, une secousse unanime avait fait dévier le catafalque de la ligne droite, et il s'était engagé dans la rue de la Paix. Ce fut le premier épisode de cette journée.
Je courus reprendre ma place.
- Qu'y a-t-il ? me demanda-t-on.
- Le cercueil va faire le tour de la colonne.
- Et le poste présentera-t-il les armes ? demanda une voix.
- Pardieu ! dit une autre voix, s'il ne les présente pas de bonne volonté, on les lui fera présenter de force.
- Honneur au général Lamarque !... crièrent cent mille voix.
Puis, comme d'habitude, tout rentra dans le silence : la tête du cortège atteignit la place Vendôme.
Tout à coup, on sentit un grand frémissement dans la foule : ce serpent aux mille vertèbres frissonnait au moindre choc, de la tête à la queue.
A la vue du cortège débouchant sur la place Vendôme, le poste de l'état- major était resté enfermé dans son corps de garde. La sentinelle seule se promenait de long en large devant la porte.
Un cri retentit :
- Les honneurs au général Lamarque ! Les honneurs au général Lamarque !
En même temps, une foule ardente se précipitait sur le corps de garde de l'état-major.
Le commandant du poste n'essaya pas même de faire résistance ; après un moment de pourparlers, il fit sortir les soldats, battre aux champs, et présenter les armes.
Ce premier épisode préparait à la lutte, en montant les esprits les plus tièdes jusqu'à l'ébullition.
On regarda ce succès comme une victoire.
Il est probable, au reste, que le chef du poste n'avait aucun ordre.
Cette promenade autour de la colonne n'était point portée au programme ; l'officier céda, non pas à la crainte, mais à la sympathie que son coeur de soldat éprouvait, sans doute, pour les restes du grand général et de l'illustre tribun.
Il fit bien, car une collision terrible eût eu lieu – et, si près des Tuileries, qui sait ce qui serait arrivé ?
Le cortège regagna la rue de la Paix, et reprit sa marche sombre et silencieuse par les boulevards.
On arriva au cercle de la rue de Choiseul, aujourd'hui le cercle des Arts ; la terrasse était couverte des membres du cercle.
Un seul avait son chapeau sur la tête ; c'était le duc de Fitz-James.
Je devinai ce qui allait se passer, et je frémis, je l'avoue. Je connaissais intimement M. le duc de Fitz-James, qui me faisait, de son côté, une bonne part dans ses amitiés. Je savais que, de force, dût-on le mettre en morceaux, il ne lèverait point son chapeau : j'avais donc grand désir qu'il le levât de bonne volonté.
Juste en ce moment, soit hasard, soit provocation acceptée, la phrase sacramentelle : « Honneur au général Lamarque ! » retentit, suivie des cris :
- Chapeau bas ! Chapeau bas !
En même temps, une grêle de pierres alla briser les vitres de l'hôtel.
Force fut au duc de se retirer.
Trois jours après, je lui demandai l'explication de cette espèce de bravade, si peu en harmonie avec ses moeurs courtoises.
- Je ne puis rien vous répondre là-dessus, dit le duc ; l'explication de cette énigme vous arrivera de la Vendée.
En effet, une lettre du noble duc trouvée dans les papiers de madame la duchesse de Berry donnait l'explication de ce chapeau resté sur la tête : c'était un signal auquel on ne répondit pas, ou plutôt auquel répondirent seulement ceux qui ne pouvaient pas le comprendre.
Cet accident arrêta le convoi près de dix minutes. Des gardes nationaux parurent sur la terrasse, et affirmèrent que ce que l'on avait pris pour une insulte de l'ex-pair de France n'était qu'une distraction ; et le catafalque reprit sa route au milieu de la foule, pareil à un vaisseau pavoisé, qui, marchant vent debout, fend à grand-peine les flots de la mer. Seulement, la foule avait passé du murmure au grondement.
A partir de ce moment, tout doute cessa dans mon esprit, et je demeurai convaincu que la journée ne se passerait pas sans coups de fusil. Ils en étaient bien convaincus aussi, ces six cents artilleurs au visage pâle et aux sourcils froncés.
Cependant, aucun incident ne fut soulevé dans le trajet du cercle Choiseul à la porte Saint-Martin.
Depuis le Gymnase, la pluie avait cessé de tomber ; mais le tonnerre grondait incessamment, se mêlant au roulement des tambours voilés.
La présence des sergents de ville, placés de distance en distance sur les flancs du convoi, portait le comble à l'irritation des esprits. Leur air provocateur faisait dire qu'ils étaient là pour engager une rixe. Or, beaucoup, au lieu d'être disposés à éloigner cette rixe, l'appelaient du fond de leur coeur.
En face du théâtre, une femme fit observer à un homme du peuple qui portait un drapeau que le coq gaulois était un mauvais emblème de démocratie.
Le porte-étendard, partageant, selon toute probabilité, cette opinion, renversa le drapeau, brisa le coq gaulois sous son pied et mit en place une branche de saule, arbre de deuil, ami des tombeaux.
Un sergent de ville vit cette substitution et les conditions dans lesquelles elle s'était faite ; il s'élança pour arracher l'étendard des mains de celui qui le portait ; celui-ci résista : le sergent de ville tira son épée, et le frappa à la gorge.
A la vue du sang, un cri de rage partit de toutes les bouches ; vingt épées, sabres ou poignards sortirent des fourreaux.
Le sergent de ville, reconnaissant en moi un commissaire, s'élança de mon côté en criant :
- Sauvez-moi !
Je le poussai dans les rangs de l'artillerie ; les uns étaient d'avis de le protéger, les autres de le mettre en morceaux ; pendant cinq minutes, pâle comme un cadavre, il demeura entre la vie et la mort. Le sentiment le plus généreux l'emporta, il fut sauvé.
Au même moment, tous les regards furent attirés dans une même direction.
Sur une insulte à lui faite par un autre sergent de ville, un capitaine de vétérans mit l'épée à la main, et attaqua l'homme de police. Celui-ci, de son côté, tira son épée du fourreau, et se défendit en rompant. Arrivé sur le trottoir, il se perdit dans l'épaisseur de la foule, où, cependant, on put suivre sa fuite par les imprécations qui s'élevaient sur son passage.
Le jeune homme blessé par le premier sergent de ville avait pu continuer sa route, appuyé aux bras de deux amis. Seulement, il avait ôté sa cravate, et le sang coulait, de sa blessure béante, sur sa chemise et sa redingote. Son ruban de juillet – je me rappelle que c'était un décoré de juillet – était devenu rouge comme un ruban de la Légion d'honneur.
A partir de ce moment, la conviction d'une rixe prochaine et sanglante passa dans l'esprit de tout le monde.
Tout, en effet, semblait crier aux armes : le roulement du tambour les gémissements du tam-tam, ces balancements des drapeaux de tous les pays représentant tous la lutte incessante de la liberté contre la servitude, ces cris de plus en plus fréquents, et prenant, chaque fois, un caractère de menace plus distinct de : « Honneur au général Lamarque ! », tout ce qui montait : de la terre, tout ce qui descendait du ciel, tout ce qui se passait dans l'air, poussait les esprits à une exaltation-pleine de dangers.
- Où nous mène-t-on ? cria au milieu d'un groupe d'étudiants une voix épouvantée.
- A la république ! répondit une voix ferme et sonore, et nous vous invitons à souper ce soir aux Tuileries avec nous !
Une espèce rugissement de joie accueillit cette invitation, qui rappelait, dans un sens opposé, celle de Léonidas aux Thermopyles, et je vis des hommes sans armes arracher les pieux qui servaient de tuteurs aux jeunes arbres qu'on venait de planter sur le boulevard, à la place des anciens, abattus le 28 juillet 1830.
D'autres brisaient les arbres eux-mêmes afin de s'en faire des massues.
Le 12ème léger était, comme je l'ai dit, en bataille sur la place de la Bastille.
Un instant, on crut que c'était là qu'allait commencer la lutte ; mais, tout à coup, un officier se détacha du front de bandière, et, s'avançant vers Etienne Arago, avec lequel je causais en ce moment, lui dit :
- Je suis républicain ; j'ai des pistolets dans mes poches ; vous pouvez compter sur nous.
Quelques artilleurs qui, ainsi que moi, avaient entendu ces paroles, crièrent :
- Vive la ligne !
Ce cri, poussé par nous, fut répété avec enthousiasme : on savait que nous n'eussions pas poussé sans raison un pareil cri.
La ligne y répondit par le cri presque unanime de : « Honneur au général Lamarque ! »
Ces mots : « La ligne est pour nous », répétés de rang en rang parcoururent, comme le fluide électrique, le cortège dans toute sa longueur.
Au même moment, de grands cris retentirent.
- L'Ecole polytechnique !... Vive l'Ecole ! Vive la République !
Ces cris étaient inspirés par la vue d'une soixantaine d'élèves qui accouraient, les habits en désordre, tête nue, deux ou trois ayant l'épée à la main. Consignés, ils avaient forcé la consigne, renversé le général Tholozé, qui avait voulu s'opposer à leur sortie, et ils venaient jeter dans l'insurrection leur nom populaire, et leur uniforme, noir encore de la poudre de juillet.
L'artillerie les reçut à bras ouverts ; on savait que, si peu nombreux qu'ils fussent, c'était un puissant renfort.
Leur arrivée produisit un tel effet, que, spontanément, à leur vue, la musique qui précédait le corbillard entonna La Marseillaise. On ne saurait se faire une idée de l'enthousiasme avec lequel la foule accueillit cet air électrique, défendu depuis plus d'un an. Cinquante mille voix répétèrent en choeur : Aux armes, citoyens !
Ce fut sur ce chant que le cortège traversa la place de la Bastille, et parcourut le boulevard Bourdon, s'avançant entre le canal Saint-Martin et les greniers d'abondance.
A l'entrée du pont d'Austerlitz s'élevait une estrade ; c'était là que devaient être prononcés les discours d'adieu. Ces discours prononcés, le corps du général Lamarque continuerait sa route vers le département des Landes, où il devait être inhumé, tandis que le cortège rentrerait dans Paris.
Il était plus de trois heures de l'après-midi ; je n'avais rien pris depuis la veille, que la tasse de chocolat de mon ami Hiraux : je tombais littéralement de fatigue. Les discours promettaient d'être longs et, naturellement, ennuyeux ; je proposai à deux ou trois artilleurs de venir dîner aux Gros Marronniers. Ils acceptèrent.
- Y aura-t-il quelque chose ? demandai-je à Bastide avant de m'éloigner.
- Je ne crois pas, dit-il en regardant autour de lui, et, pourtant, ne vous y fiez pas : il y a du 29 juillet dans l'air.
- En tout cas, je ne vais pas loin, lui dis-je.
Et je m'éloignai.
- Tu t'en vas ? me dit Etienne Arago.
- Je reviens dans un quart d'heure.
- Presse-toi, si tu veux en être !
- Comment veux-tu que j'en sois ? Je n'ai ni carabine ni cartouches.
- Il fallait faire comme moi, mettre des pistolets dans tes poches.
Et il me montra, en effet, la crosse d'un pistolet qui sortait de sa poche.
- Diable ! fis-je, si je croyais qu'il y eût quelque chose, je me passerais de dîner.
- Oh ! s'il y a quelque chose, sois tranquille, cela durera assez longtemps pour que tu arrives avant le dessert.
C'était probable ; aussi nous éloignâmes-nous sans scrupule.
J'étais si faible, que je fus obligé de m'appuyer au bras de mes deux compagnons, et encore manquai-je de m'évanouir en entrant au restaurant.
On me fit boire de l'eau glacée, et je revins à moi.
Tout était sens dessus dessous ; aussi eûmes-nous grand-peine à nous faire servir.
Nous étions attelés après une matelote gigantesque, plat de résistance obligé d'un dîner à la Rapée, quand nous entendîmes une fusillade, mais si singulière, que nous ne doutâmes point que ce ne fût une décharge faite sur le cercueil en l'honneur de l'illustre mort.
- A la mémoire du général Lamarque ! dis-je en levant mon verre.
Mes deux compagnons me firent raison.
Alors, on entendit quatre ou cinq coups de fusil isolés.
- Oh ! oh ! fis-je, on dirait que voilà un autre air qui commence ! Il y a des notes de fusil de chasse là-dedans.
Et je courus sur le quai, où je montai sur une borne. On ne pouvait rien distinguer, sinon qu'il se faisait un grand mouvement sur le pont d'Austerlitz.
- Payons vite, et allons voir ce que c'est que cette musique-là, dis-je à mes deux compagnons.
Nous jetâmes dix francs sur la table ; mais, comme la fusillade redoublait, nous ne demandâmes point notre reste, et. nous nous mîmes à courir vers la barrière.
Le bruit de la fusillade m'avait rendu mes forces.
En arrivant à la barrière, nous la trouvâmes gardée par des gens en blouse qui, en nous apercevant, crièrent : « Vive les artilleurs ! »
Nous courûmes à eux.
- Qu'y a-t-il et que se passe-t-il donc ? demandâmes-nous.
- Il y a que l'on a tiré sur le peuple, que les artilleurs ont riposté, que le père Louis-Philippe est dans le troisième dessous, et que la République est proclamée. Vive la République !
Nous nous regardâmes.
Le triomphe nous paraissait bien complet pour le peu de temps qu'il avait mis à s'accomplir.
Maintenant, voici ce qui s'était passé réellement, et où l'on en était.
J'ai dit qu'au moment de notre départ, on allait commencer les discours.
Alors étaient montés sur l'estrade des porte-drapeaux de toutes les nations : Polonais, Italiens, Espagnols et Portugais, agitant au-dessus du catafalque leurs étendards de toutes couleurs, parmi lesquels on voyait flotter pour la première fois le drapeau de l'Union allemande, noir, rouge et or.
Le général La Fayette avait commencé par dire quelques paroles pieuses, calmes et sereines, comme le grand vieillard les prononçait. puis étaient venus Mauguin, plus ardent, Clausel, plus militaire, puis le général portugais Saldanha.
Tandis que parlaient les orateurs, les jeunes gens allaient de groupe en groupe, semant différentes nouvelles. Les uns disaient : « On se bat à l'hôtel de ville ! », les autres : « Un général vient de se déclarer contre Louis- Philippe ! », ceux-ci : « Les troupes sont soulevées ! », ceux-là : « On marche sur les Tuileries ! »
Personne ne croyait sérieusement à tous ces bruits, et, cependant, ils échauffaient les esprits et remuaient les coeurs.
Notre batterie, après avoir traversé le boulevard, avait pris place près de l'estrade.
Là étaient réunis Etienne Arago, Guinard, Savary, correspondant par des signes avec Bastide et Thomas, qui étaient sur le boulevard Bourdon.
Au milieu du discours du général Saldanha, tout à coup l'attention semble distraite ; des cris, un mouvement, une rumeur attirent les yeux vers les boulevards.
Un homme vêtu de noir, grand, mince, pâle comme un fantôme, avec des moustaches noires, tenant à la main un drapeau rouge bordé de franges noires, monté sur un cheval qu'il manoeuvre avec peine au milieu de la foule, agite son drapeau couleur de sang, sur lequel est écrit en lettres noires : la liberté ou la mort !
D'où venait cet homme ? L'instruction faite contre lui, ni le jugement prononcé ne l'ont dit. Tout ce que l'on a su, c'est qu'il se nommait Jean Baptiste Peyron, et qu'il était des Basses-Alpes.
Il fut condamné à un mois de prison.
Personne de nous ne le connaissait.
Etait-il mû, comme il l'a dit lui-même, par un sentiment d'exaltation touchant à la folie ? Etait-ce un agent provocateur ? Ce mystère n'a jamais été éclairci.
Mais, de quelque part qu'il vînt, quel que fût le motif qui l'animât, son apparition fut saluée par une unanime réprobation.
Le général Exelmans s'écria d'une voix qui domina toutes les voix :
- Pas de drapeau rouge ! C'est le drapeau de la Terreur ; nous ne voulons que le drapeau tricolore : c'est celui de la gloire et de la liberté.
Deux hommes alors s'élancèrent sur le général Exelmans, deux hommes inconnus toujours, et essayèrent de l'entraîner vers le canal.
Il se débarrassa d'eux, et rencontra le comte de Flahaut.
- Qu'y a-t-il à faire ? demanda le général Exelmans.
- Courir aux Tuileries, et prévenir le roi de ce qui se passe.
Et tous deux s'élancèrent vers les Tuileries.
En ce moment, des jeunes gens dételaient la voiture du général La Fayette, et le conduisaient vers l'hôtel de ville.
En même temps, et comme si ce mouvement eût été combiné avec l'apparition de l'homme au drapeau rouge, une colonne de dragons sortait de la caserne des Célestins.
C'était M. Gisquet qui avait envoyé cet ordre, lequel eût dû être donné par le général Pajol, commandant la première division militaire.
L'apparition des dragons, qui, cependant, n'avait d'abord rien d'hostile, puisqu'ils avaient les pistolets dans les fontes et les fusils aux porte-crosses, n'en produisit pas moins un certain mouvement sur le boulevard Bourdon.
Etienne Arago vit le mouvement, et, se penchant à l'oreille de Guinard :
- Je crois qu'il serait temps de commencer, dit-il.
- Commence ! répondit laconiquement Guinard.
Arago ne se le fit point répéter ; il s'élança à son tour sur l'estrade. Un étudiant avait succédé au général Saldanha, il prend la place de l'étudiant et s'écrie :
- Assez de discours comme cela ! Quelques mots doivent suffire, et, ces mots, les voici : C'est au cri de « Vive la République ! » que le général Lamarque a commencé sa carrière militaire, c'est au cri de « Vive la République ! » qu'il faut accompagner ses cendres. – Vive la République ! Qui m'aime me suive !
Pas un mot de l'allocution n'a été perdu ; à peine a-t-on vu un lieutenant d'artillerie prenant la parole, que tout le monde, fait silence. Puis le nom d'Arago, nom si populaire, a circulé tout bas au milieu d'un immense cri de « Vive la République ! ».
Aux derniers mots de son discours, Arago s'est emparé d'un des drapeaux de l'estrade et – le drapeau à la main, Guinard et Savary à ses côtés – il s'est élancé vers notre batterie.
Mais dans le mouvement qui avait suivi l'allocution, la foule avait rompu les rangs des artilleurs ; de sorte que les trois chefs, suivis d'une trentaine d'hommes seulement, avaient disparu aux yeux de leurs autres compagnons.
En ce moment, quelques coups de feu retentissaient sur le boulevard Bourdon.
Suivons Arago, Guinard et Savary ; nous reviendrons tout à l'heure sur cet autre point de la lutte.

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