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Chapitre XXIV


La chienne porte-falot. – L'épitaphe de Demoustier. – Mon premier maître d'armes. – Le roi boit. – Quatrième terreur de ma vie. Le tonneau de miel.

Au milieu de tout ce que nous venons de raconter, ma mère avait fait deux nouvelles pertes non moins douloureuses pour elle que la première : elle avait perdu son père et sa mère.
Je me rappelle à peine ma grand-mère Labouret. Je ne me souviens d'aucun détail relatif ni à sa vie ni à sa mort. C'était une digne femme qui, ayant bien vécu, dut bien mourir.
Il en fut autrement de mon grand-père, mort en 1808, d'une affection de foie. Je me le rappelle parfaitement avec sa pipe à la bouche et sa démarche grave, habitude qu'il avait contractée du temps que, comme le père de mademoiselle de la Vallière, il était maître d'hôtel.
C'était un grand joueur de dominos, qui passait pour très fort à ce jeu, et qui allait tous les soirs faire sa partie dans un café où j'ai passé une bonne portion de mon enfance. Ce café était tenu, je m'en souviens, par deux personnes de sexe différent qui m'aimaient beaucoup : l'une s'appelait mademoiselle Waffart et l'autre M. Camberlin.
Comme mon grand-père y passait toutes ses soirées, j'allais quelquefois l'y rejoindre, et, là, je regardais jouer au billard, jeu pour lequel je me sentais au fond du coeur la plus grande vocation. Malheureusement, le billard, soit pendant la journée, soit le soir, entraînait des frais tout à fait au-dessus de mes moyens. De sorte que force était à moi de regarder jouer les autres et de compter les points ; mais voilà tout.
Chaque soir, à dix heures, on entendait gratter à la porte ; c'était la chienne de mon grand-père qui venait le chercher – la gueule vide, les nuits où il y avait de la lune –, la gueule ornée d'un bâton portant une lanterne à chaque bout, les nuits où il n'y en avait pas. On l'appelait Charmante, et elle était charmante d'intelligence en réalité. Elle avait, lors de sa mort, fait ce métier pendant huit ou dix ans, et il ne lui était jamais arrivé d'être venue gratter à la porte dix minutes avant l'heure ou dix minutes après, d'avoir pris le chemin le plus long au lieu de prendre le chemin le plus court, ou d'avoir cassé une seule de ses lanternes.
Un jour mon grand-père se plaignit de violentes douleurs au côté, garda la chambre, puis s'alita. Enfin, un soir, on m'emporta de la maison comme on avait fait pour mon père. On me conduisit chez un de nos voisins nommé Lepage et qui était vitrier. J'y passai la nuit. Le lendemain, mon grand-père était mort.
Ma mère héritait de ces fameux trente arpents de terre dont j'ai déjà parlé, et de cette maison dont on payait la rente viagère. Seulement, c'était de la rente à servir qu'elle héritait, et non de la maison.
Si ma pauvre mère n'avait pas toujours gardé cette double espérance d'obtenir une pension et de se faire payer les vingt-huit mille cinq cents francs d'arriéré dus à mon père, voici sans doute ce qu'elle eût fait : elle eût vendu les trente arpents de terre trente ou trente-cinq mille francs, prix qu'ils valaient. Elle eût cédé ses droits à la maison de M. Harlay pour cinq ou six mille francs, et, avec ces quatre mille francs, elle se fût fait deux mille livres de rente avec lesquelles, grâce à son économie, nous eussions parfaitement vécu.
Tandis qu'au contraire, toujours dans l'espoir de rembourser avec ce malheureux arriéré, elle commença à emprunter sur les terres en les hypothéquant.
Du revenu de ces terres, il était impossible d'exister ; à peine rapportaient elles deux du cent.
Je ne sais si c'est avant ou après la mort de mon grand-père que nous déménageâmes. Je crois cependant que c'est auparavant.
Nous demeurâmes alors rue de Lormet ; je m'étais rapproché de la maison où j'étais né.
Peu de temps après, nous perdîmes, dans cette maison, la cousine que j'appelais maman ­ine.
La mort frappait, comme on voit, à coups redoublés sur la famille ; en quatre ans, quatre personnes s'étaient couchées pour l'éternité, l'une près de l'autre, dans ce petit cimetière dont j'ai déjà parlé.
Mais, à part la mort de mon père, aucune de ces morts ne produisit sur moi une impression réelle. Tout cela se traduisait par une promenade quotidienne au cimetière. Un tertre de plus s'ajoutait aux autres tertres, que ma mère appelait son jardin ; un nouveau cyprès était planté près des anciens cyprès ; de nouvelles roses fleurissaient près des anciennes roses ; ma mère versait quelques larmes de plus, et tout était dit.
Nos tombes, à nous, étaient près de la tombe de Demoustier. Son épitaphe est la première inscription tumulaire que j'aie lue. Elle avait été composée par Legouvé.
La voici :

Sous cette pierre repose du sommeil du juste

          Charles-Albert Demoustier

Membre associé de l'Institut National
Né, à Villers-Cotterêts ; le 31 mars 1760,
Et dont l'âme paisible retournera au sein de l'immortalité
Le 11 ventôse An IX de la république 2 mars 1801.

          En ces mots l'amitié consacra son histoire ;
          Il montra les talents aux vertus réunis ;
          Son esprit lui donna la gloire
          Et sa belle âme des amis.

          Repose en paix, ombre chérie !

En effet, si une ombre doit reposer en paix, c'est bien celle de ce bon et spirituel Demoustier, dont tout Villers-Cotterêts vénérait la mémoire. Ma mère me disait souvent que jamais homme plus doux, plus sympathique, plus charmant n'avait existé. Il voyait, à quarante et un ans, juste l'âge où mon père est mort, venir la fin de toutes choses avec cette douce et pieuse tranquillité des bonnes natures. La veille de sa mort, ma mère était près de son lit, et, sans en avoir, essayait de lui donner des espérances. Il lui souriait doucement, et regardait un rayon de ce beau soleil de printemps, qui n'est pas encore le soleil véritable, mais un premier sourire de la nature.
Demoustier mit la main sur sa main, et, la regardant :
- Chère madame Dumas, lui dit-il, il ne faut pas se faire illusion : le bouillon ne passe plus, le lait ne passe plus, l'eau ne passe plus, il faut bien que je passe.
Le lendemain, il était mort, le sourire sur les lèvres.
Hélas ! une pierre pareille à celle qui couvrait le tombeau de Demoustier, c'était l'ambition de ma mère. Mais elle n'était pas assez riche pour consacrer, aux dépens des vivants, cette prodigalité aux morts.
Je présume que c'est de ces promenades accomplies avec ma mère au cimetière de Villers-Cotterêts qu'est née ma prédilection pour les cimetières, mais pour les cimetières de village, bien entendu – rien ne m'impressionne encore autant aujourd'hui – ; touchant aux églises avec leur maigre saule pleureur, leurs pierres à moitié brisées et leurs croix peintes en noir, avec une simple inscription blanche disant le nom et l'âge du trépassé.
Hélas ! si je retournais maintenant dans le nôtre, outre la tombe de ma mère, combien de tombes amies y retrouverais-je ! Presque tous ceux que j'ai connus dans mon enfance sont là, et, comme le Christ au commencement de la Rome chrétienne, je puis dire : « J'ai plus d'amis dessous que dessus. »
Que ceux qui se donnent la peine d'étudier les plus petites choses étudient les différentes localités où s'est passée mon enfance ; les Fossés, Antilly, la chambre restreinte de l'hôtel de l'épée, les ruines du château de Villers- Cotterêts, la maison et le jardin de ville de M. Deviolaine, le cloître de Saint-Rémy, le château de Villers-Hellon, le grand parc de François Ier, de Henri II et de Henri IV, et le petit cimetière du Pleux – c'est ainsi qu'on appelle l'endroit où est situé le cimetière de Villers-Cotterêts –, et ils se rendront compte de toutes les différentes nuances de mes productions, et, en allant plus loin, des variations de mon caractère.
A tout cela j'ai dû un grand respect pour toutes les choses saintes, une grande foi dans la Providence, un grand amour en Dieu. Jamais, dans le cours d'une vie déjà assez longue, je n'ai eu, aux heures les plus douloureuses de cette vie, ni une minute de doute, ni un instant de désespoir ; je n'oserais pas dire que je suis sûr de l'immortalité de mon âme, mais je dirai que je l'espère. Seulement, je crois que la mort, c'est l'oubli du passé sans être la renonciation à l'avenir. Si l'on arrivait à donner la mémoire aux âmes, on aurait résolu le grand mystère dont Dieu garde le mot : les âmes alors se souviendraient, et l'immortalité serait révélée.
En somme, au milieu de ces promenades, au milieu de ces jeux, au milieu de ce commencement d'éducation, je grandissais, je jouais sur mon violon la Marche des Samnites et l'ouverture de Lodoïska et Hiraux, son bonnet noir rabattu sur les deux oreilles, déclarait à ma mère qu'il avait trop de conscience pour lui voler plus longtemps les dix francs par mois qu'elle lui donnait pour faire de moi un musicien.
Je renonçai d'autant plus facilement à ces leçons, que j'eusse interrompues depuis longtemps déjà, si ma sympathie pour Hiraux ne l'avait pas emporté sur mon horreur pour le solfège ; je renonçai, dis-je, d'autant plus facilement à ces leçons, que j'avais commencé de prendre des leçons bien autrement attrayantes pour moi : je prenais des leçons d'armes.
De ce beau château, ancienne maison de plaisance des ducs d'Orléans, la République avait fait une caserne, et l'Empire un dépôt de mendicité.
J'avais découvert, dans ce dépôt, un ancien maître d'armes ; seulement, il avait une avarie : donnant des leçons sans masque, le fleuret d'un de ses élèves avait pénétré dans la bouche, et lui avait déchiré la luette. Cet accident – qui, en le rendant presque muet, ou plutôt en lui créant un baragouin à peu près inintelligible, avait rendu chez lui la démonstration presque impossible –, cet accident, disons-nous, joint à un grand amour de la bouteille, avait conduit notre ancien Saint-Georges à la demeure royale de François Ier, devenue une succursale du dépôt de mendicité de la Seine.
Cet homme s'appelait le père Mounier, et, j'en demande bien pardon à Grisier, son continuateur, c'est lui qui, à l'âge de dix ans, me donna les premières leçons d'armes.
Car j'avais dix ans, à peu près, quand je commençai à manifester ce peu de goût pour la musique et ce grand enthousiasme pour les exercices du corps.
Au milieu de tout cela, et tout en ne rêvant que sabres, épées, pistolets et fusils, j'étais demeuré fort poltron à un seul endroit. Comme la nature, j'avais horreur du vide. Aussitôt que je me sentais suspendu à une certaine distance de terre, j'étais comme Antée, la tête me tournait, et je perdais toutes mes forces. Je n'osais descendre seul un escalier dont les marches étaient un peu roides, et je n'eusse jamais osé, comme mes jeunes camarades, aller dénicher un nid à la cime d'un arbre.
Cette couardise me valait toute sorte de berneries de la part de mes cousines Deviolaine, de leur frère Félix et de ma soeur aînée. On s'amusait à me conduire, sous prétexte de jouer à cache-cache ou à tout autre jeu, dans des greniers dont, la porte une fois fermée, on ne pouvait plus descendre qu'à l'aide d'une échelle. Alors, j'employais, à la grande jubilation des autres enfants, toutes les supplications pour obtenir qu'on me rouvrît la porte ; puis, comme on se gardait bien de se rendre à mes prières, je me décidais enfin à descendre par l'échelle, descente que j'exécutais le plus gauchement du monde, à la vue de la société.
Un jour, je faillis être tué pour être resté en bas, tandis que les autres étaient montés en haut. Toute la société enfantine avait entrepris l'ascension d'une meule de paille au pied de laquelle j'étais resté. Ma cousine Cécile, vrai garçon pour les habitudes, et qui, pareille à la princesse Palatine, semblait convaincue qu'elle changerait de sexe à force de sauter et de bondir, ma cousine Cécile était arrivée la première au faite, lorsque, se penchant pour me regarder et se moquer de moi, le pied lui manqua : elle roula sur la déclivité de la meule, me tomba à califourchon sur les épaules, et faillit me rompre le cou.
Une preuve de sang-froid que je donnai au milieu d'un grand danger me réhabilita pourtant dans l'esprit de mes jeunes amis et amies. C'était le jour des Rois, on avait dîné chez M. Deviolaine. La royauté de la fève m'était échue, et, après le dîner, je m'étais empressé de transporter le siège de mon empire dans le jardin. En lançant un bâtiment de papier sur le bassin qui faisait le centre de la pelouse, je me penchai un peu trop en avant, je perdis mon centre de gravité, la tête emporta le derrière, et je fis, dans un bassin de quatre pieds de profondeur et dans une eau glacée, un plongeon des plus complets et, à ce qu'il paraît, des plus effrayants pour la société, qui se mit à battre l'air avec les bras et à crier à tue-tête : « A l'aide ! au secours ! Dumas se noie !... » Heureusement, je ne perdis pas la tête, je m'accrochai aux herbes qui pendaient de la pelouse dans le bassin, et, grâce à cet appui, je reparus à la surface de l'eau, ruisselant comme le fleuve Scamandre ; de sorte que Victor n'eut besoin que de me donner la main pour me rendre à mon élément et à mon terrain naturels.
Alors, avec mon air grave et doctoral, me tournant vers la troupe effarée :
- Imbéciles, leur dis-je, ce n'était pas « Dumas se noie ! » qu'il fallait crier, c'était « Le roi boit ! » On trouva le mot charmant. Comme c'est le premier que j'aie fait et que je l'ai fait à l'âge de sept ans, je demande pour lui l'indulgence du public.
Ce qui n'empêcha pas ma cousine Cécile de dire, en exécutant ses tours de force ordinaires, que je n'étais et ne serais jamais bon qu'à faire un séminariste. On verra bientôt combien peu s'en fallut que la prédiction ne se réalisât.
Les grandes terreurs de ma vie s'élèvent à cinq, je crois, et, fort heureusement, remontent toutes à ma première jeunesse. J'ai dit les trois premières : le serpent d'Amiens, une ; les deux couleuvres de Saint-Rémy, deux ; madame de Genlis, trois.
Passons à la quatrième.
Je jouais aux billes à la porte d'un marchand épicier nommé Lebègue qui, pendant ce temps-là, étendait et grattait du chocolat sur un marbré avec un de ces longs couteaux pliants qu'on appelle, je crois, spatules. Je me pris de dispute avec mon partenaire. Nous nous gourmâmes. Notez bien que, devant les coups de poing, je n'étais jamais poltron. Il était plus fort que moi : il me repoussa violemment, et je m'en allai tomber, à reculons, le derrière dans un tonneau de miel.
Je prévis à l'instant même l'événement et ses conséquences. Je jetai un cri, l'épicier se retourna, et lui aussi vit ce qui arrivait.
Ce qui arrivait, c'est, comme je l'ai dit, que je m'en allai tomber le derrière dans le miel.
Je me relevai comme si un ressort m'eût remis sur mes jambes, et cela, malgré la résistance qu'opposait à ce mouvement la substance à laquelle j'adhérais.
Puis, incontinent, je me mis à fuir.
La rapidité que je déployai dans cette prudente résolution venait de ce que j'avais vu l'épicier s'élancer d'un mouvement presque simultané, son couteau à la main.
Je dirigeai naturellement ma course du côté de la maison. Mais la maison, située au milieu de la rue de Lormet, était assez loin de la place sur laquelle l'événement était arrivé. Je courais bien ; seulement, l'épicier avait des jambes doubles des miennes ; j'étais poussé par la terreur, mais lui était mû par la cupidité. Je me retournais tout en courant, et je voyais le terrible industriel, l'oeil ardent, les lèvres entrouvertes, le sourcil froncé et le couteau à la main, gagnant à chaque pas sur moi. Enfin, en nage, haletant, sans voix, près d'expirer, je me laissai aller sur le pavé, à dix pas de la porte, convaincu que c'en était fait de moi, et que Lebègue s'était mis à ma poursuite dans l'intention bien positive de m'égorger.
Il n'en était rien. Après une lutte dans laquelle j'épuisai le reste de mes forces, il me coucha le ventre sur son genou, gratta le fond de ma culotte avec sa spatule, me remit sur mes jambes, et s'en retourna parfaitement satisfait d'être rentré dans sa marchandise.
Malgré cette longanimité, je fus plus d'un an à prendre l'autre côté de la rue quand je passais devant le magasin d'épiceries de maître Lebègue.

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