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Chapitre CCXXXIV


Mon régime contre le choléra. – Je suis atteint par l'épidemie. – J'invente l'éthérisation. – Harel vient me proposer « La Tour de Nesle ». – Le manuscrit de Verteuil. – Janin et la tirade des grandes dames. – Première idée de la scène de la prison. – Mes conditions avec Chapel. – Avantages faits par moi à M. Gaillardet. – Le spectateur de l'Odéon. – Les auteurs connus et les auteurs inconnus. – Ma première lettre à M. Gaillardet.

Le choléra allait son train ; mais on en était arrivé à s'habituer au choléra.
En France, on s'habitue à tout, – hélas !
On avait même dit que la meilleure manière de combattre le choléra, c'était de n'y point penser, de vivre comme d'habitude, si l'on pouvait.
Ce régime m'allait très bien à l'époque dont il est question. J'écrivais Gaule et France, ouvrage qui me fatiguait beaucoup comme recherches ; de sorte que je n'étais pas fâché d'oublier un peu, le soir, mon travail du matin.
Il en résultait que, chaque soir, j'avais quelques amis : Fourcade, Collin, Boulanger, Liszt, Châtillon, Hugo parfois, Delanoue presque toujours. – On causait, on parlait art ; parfois on décidait Hugo à dire des vers ; Liszt, qui jamais ne se faisait prier un seul instant, frappait de toutes ses forces sur un mauvais piano qu'il injuriait tout en le mettant en cannelle, et la soirée s'écoulait sans qu'on pensât plus au choléra que s'il eût été à Pétersbourg, à Bénarés ou à Pékin.
D'ailleurs, on avait fait le calcul que, cinq cents trépassés par jour sur un million d'hommes, ce n'était pas tout à fait un mort par mille vivants, et l'on avait, à tout prendre, bien plus de chances d'être un des mille vivants que d'être le mort.
Ce calcul, comme on le voit, était on ne peut plus rassurant.
Au milieu de tout cela, Harel, qui était en froid avec Hugo, venait de temps en temps me tourmenter pour lui faire une pièce. Il prétendait que le moment était on ne peut plus favorable, qu'il n'y avait de succès nulle part, et que le premier qui aurait un succès, en pareille circonstance, l'aurait de cent représentations.
Quant au choléra, il le traitait de mythe, l'assimilait aux fantômes de Sémiramis et d'Hamlet, et avait mis un morceau de papier dans sa tabatière pour ne point oublier qu'il était à Paris.
L'objet pour lequel il me poursuivait avec cet acharnement était un drame intitulé la Tour de Nesle, dans lequel il y avait, disait-il, une idée à révolutionner tout Paris.
Je repoussais le tentateur avec énergie en lui disant que le même sujet m'avait déjà été proposé deux fois : une par Roger de Beauvoir, auteur de l'écolier de Cluny ; l'autre par Fourcade, qui, à cette époque, voulait faire de la littérature.
Henri Fourcade était le frère de ce Fourcade, mon vieil ami, dont j'ai déjà parlé à propos de mes premières amours à Villers-Cotterêts ; qui, on se le rappelle, dansait si bien, et – luxe dont j'avais été étourdi – avait dans sa poche, en allant au bal, une paire de gants de rechange.
Un soir donc que nous venions de rire, de causer, de dire des vers, de faire de la musique et de souper, comme j'allais reconduire mes amis, et que je les éclairais du haut de mon palier, je me sentis pris d'un léger tremblement dans les jambes ; je n'y fis point attention, je m'appuyai sur la rampe, moitié pour éclairer ceux qui descendaient, moitié pour me soutenir moi-même, et leur criai un sonore et franc « Au revoir ! »
Puis, le bruit des pas s'étant éteint dans la cour, je me retournai pour rentrer.
- Oh ! monsieur, me dit Catherine, comme vous êtes pâle !
- Bah ! vraiment, Catherine ? fis-je en riant.
- Que monsieur se regarde dans une glace, et il verra.
Je suivis le conseil de Catherine, je me regardai dans une glace.
J'étais fort pâle, en effet.
En même temps, je me sentis pris d'un frisson qui, peu à peu, tournait au grelottement.
- C'est drôle, dis-je, j'ai froid.
- Ah ! monsieur, s'écria Catherine, c'est comme cela que ça commence.
- Quoi, Catherine ?
- Le choléra, monsieur.
- Vous croyez donc que j'ai le choléra, Catherine ?
- Oh ! pour sûr, monsieur... Ha !
- Alors, Catherine, ne perdons pas de temps : un morceau de sucre trempé dans l'éther, et le médecin !
Catherine sortit, se heurtant à tous les meubles, et criant :
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! monsieur qui a le choléra !
Pendant ce temps, comme je sentais que les forces me manquaient rapidement, je m'approchai de mon lit, je me dévêtis aussi vite que possible, et je me couchai.
Je grelottais de plus en plus.
Catherine rentra ; la pauvre fille avait à peu près perdu la tête : au lieu de m'apporter un morceau de sucre trempé dans l'éther, elle m'apportait un verre à malaga plein d'éther.
Quand je dis plein, par bonheur la main lui avait tremblé, et le verre n'était plus qu'aux deux tiers.
Elle me le présenta.
A plus juste titre qu'elle, je ne savais guère, de mon côté, ce que je faisais ; ne me souvenant plus de ce que je lui avais demandé, ignorant le contenu du verre qu'elle me présentait, je le portai à mes lèvres, et j'avalai d'un seul trait la valeur d'une once d'éther.
Il me sembla que j'avalais l'épée de l'ange exterminateur !
Je poussai un soupir, fermai les yeux, et tombai la tête sur l'oreiller. Jamais chloroforme n'avait produit un effet plus rapide. A partir de ce moment, et pendant les deux heures que dura mon évanouissement, je n'eus plus conscience de rien ; seulement, quand je rouvris les yeux, j'étais dans un bain de vapeur qu'à l'aide d'un conduit mon médecin m'administrait sous mes couvertures, tandis qu'une bonne voisine me frottait, par-dessus les draps, avec une bassinoire pleine de braise.
Je ne sais pas ce qu'il adviendra de moi en enfer, mais je n'y serai jamais plus près d'être rôti que je ne le fus cette nuit-là.
Je passai cinq ou six jours sans pouvoir mettre le pied hors de mon lit ; j'étais littéralement roué.
Tous les jours, on me remettait la carte d'Harel ; seulement, à lui comme aux autres, on répondait que je ne recevais pas.
Lorsque je rouvris ma porte, la première chose que j'aperçus par l'entrebâillement, ce fut sa souriante et spirituelle figure.
- Et le choléra, lui demandai-je, y croyez-vous ?
- Il est parti !
- Vous en êtes sûr ?
- Il ne faisait pas ses frais... Ah ! mon ami, le bon moment pour lancer un drame !
- Vous croyez ?
- Il va y avoir une réaction en faveur des théâtres. D'ailleurs, vous avez vu ce que j'ai fait mettre dans les journaux ?
- Oui, à l'endroit des salles de spectacle, où aucun cas de choléra n'a jamais été constaté... Mon cher Harel, vous êtes l'homme le plus spirituel du XIXème siècle !
- Eh ! non !
- Pourquoi cela ?
- Vous le voyez bien, puisque je ne puis pas vous déterminer à me faire une pièce.
- En conscience, suis-je en état ?
- Vous ?...
Il haussa les épaules.
- J'ai une fièvre de tous les diables.
- Elle vous tiendra lieu d'inspiration.
- Mais, enfin, voyons, qu'est-ce que c'est que votre pièce ?
- Eh bien, je vais vous dire la vérité.
- Vrai ?
- Parole d'honneur.
- Harel ! Harel ! Harel !
- Que vous êtes bête !
- Vous voyez bien que je ne vous le fais pas dire.
- Mais si, vous me le faites dire, et c'est ce qui prouve votre esprit puisque vous me rendez stupide.
- Voyons, trêve de marivaudage ! Nous disons ?
- Nous disons qu'un jeune homme de Tonnerre, nommé Frédéric Gaillardet, m'a apporté un manuscrit où il y a une idée ; mais il n'a jamais fait de théâtre : ce n'est point écrit, dramatiquement
parlant. Je n'en ai pas moins traité avec lui ; j'avais mon projet.
- Voyons votre projet.
- Depuis longtemps, Janin a envie de faire du drame.
- Bon !
- J'ai dit : « Voilà l'occasion toute trouvée ! » Je lui ai porté le manuscrit de mon jeune auteur.
- Après ?
- Il l'a lu.
- Eh bien ?
- Il a reconnu comme moi qu'il y avait un drame.
- Et ce drame ?
- Il l'a cherché pendant six semaines, et ne l'a point trouvé.
- Alors, il n'a rien ajouté au manuscrit primitif ?
- Si fait, il l'a récrit.
- Ensuite ?
- C'est mieux écrit mais ce n'est pas plus jouable.
- De sorte que voilà déjà deux auteurs ?
- Ne vous inquiétez pas de Janin.
- Pourquoi cela ?
- Parce que, ce matin, manuscrit à lui, manuscrit à M. Gaillardet, il a tout pris à brassée, et a tout
jeté sur le canapé de George en me disant : « Allez au diable, vous et votre drame ! »
- Alors, vous êtes venu à moi ; merci !
- Qu'est-ce que cela vous fait, mon ami ? Lisez cela.
- Mais je vous dis que je suis très faible, que je ne puis pas même lire.
- Je vous enverrai Verteuil ; il vous lira la pièce : il lit très bien.
- Et je n'aurai pas de désagrément avec votre jeune homme ?
- Un mouton, mon cher !
- Je comprends, et vous voulez le tondre ?
- Il n'y a pas moyen de parler sérieusement avec vous.
- Envoyez-moi Verteuil.
- Quand ?
- Quand vous voudrez.
- Dans une heure, il sera ici.
- Eh bien, vous vous en allez ?
- Je n'ai garde de rester.
- Pourquoi cela ?
- Vous n'auriez qu'à vous dédire.
- Oh ! je ne m'engage à rien.
- C'est inutile, puisque vous vous êtes engagé.
- A quoi ?
- A me livrer la pièce faite dans quinze jours.
- Harel !
- Soignez le rôle de George.
- Harel !
- Adieu.
Harel était parti.
- Ah ! l'animal ! murmurai-je en retombant sur mon oreiller, il me donnera une rechute.
Une heure après, comme l'avait dit Harel, Verteuil était à la maison.
Il croyait me trouver levé et convalescent ; il me trouva au lit, brûlé de fièvre, et maigri de vingt-cinq livres.
Je lui fis peur.
- Oh ! me dit-il, vous n'allez pas travailler dans cet état ?
- Que diable voulez-vous, mon cher ! puisque Harel l'exige !
- Non, je remporte le manuscrit, et je dis à mademoiselle George que c'est impossible, à moins de vous tuer.
- Y a-t-il quelque chose dans ce manuscrit ?
- Sans doute, il y a quelque chose ; mais...
- Mais quoi ?
- Dame ! Vous verrez...Je n'ose pas dire.
- Alors, laissez-moi cela ; je le lirai.
- Quand ?
- A mon loisir. Est-ce bien écrit, au moins ?
- C'est recopié par moi !
- Bon !
- Je ne vous ai apporté que la copie du manuscrit de Janin, pour que vous perdiez le moins de temps possible.
- Y a-t-il une grande différence entre les deux manuscrits ?
- Comment l'entendez-vous ?
- Au fond.
- C'est la même chose, à part une ou deux tirades ajoutées par Janin.
- Et dans la forme ?
- Dame ! Il y a le style, vous savez, c'est pimpant, brillant, cassant.
- Je verrai cela.
- Quand voulez-vous que je revienne ?
- Revenez demain.
- A quelle heure ?
- Vers midi.
- A demain midi ; reposez-vous d'ici là.
- Je tâcherai... Adieu.
- Adieu.
Il me donna la main.
- Prenez garde ! Vous avez une fièvre de cheval.
- C'est bien là-dessus que je compte. Mille tendresses à George ; qu'elle soit tranquille : s'il y a un rôle pour elle, il faudra bien qu'il vienne ou qu'il dise pourquoi.
- Vous n'avez pas autre chose à lui faire dire ?
- Que je l'aime de tout mon coeur, c'est tout.
Et Verteuil sortit, me laissant seul avec la fièvre et la copie du manuscrit de Janin.
Encore une fois, je le répète – et ces quelques lignes, c'est à M. Frédéric Gaillardet que je les adresse – Dieu me garde, après vingt et un ans écoulés, d'avoir l'apparence d'une intention hostile pour un homme qui m'a fait l'honneur de risquer sa vie contre la mienne, et d'échanger avec moi un coup de pistolet ; mais je dois, selon ma franchise accoutumée, raconter les choses comme elles se sont passées, bien certain que, s'il le fallait, aujourd'hui encore, les souvenirs de Bocage, de George, de Janin, de Verteuil seraient d'accord avec les miens.
Cette déclaration faite, je reprends mon récit.
Resté seul, je commençai la lecture du manuscrit.
La pièce débutait par le second tableau, c'est-à-dire par le monologue d'Orsini. – Au reste, à peu de chose près, ce second tableau, alors le premier, resta ce qu'il était.
Il n'y avait, comme me l'avait dit Verteuil, et comme je le reconnus plus tard moi-même, entre le manuscrit de M. Gaillardet et celui de Janin d'autre différence que le style. Janin, on le sait, sous ce rapport, est un maître devant lequel les petits s'inclinent et que les grands saluent.
Cependant, une tirade entière, la plus brillante peut-être de tout le drame, appartenait à Janin : c'était celle des grandes dames.
Le premier défaut qui me frappa dans l'ouvrage, moi homme de théâtre, c'est que, la pièce commençant au second tableau, aucun des personnages n'était connu, aucun des caractères ne se trouvait exposé ; de sorte que, tout en lisant ce tableau, c'est-à-dire celui de la tour, le tableau de la taverne commença de m'apparaître comme dans un nuage.
Je ne m'y arrêtai point : ce n'était pas le moment. Je commençai le second ; mais je proteste que je n'allai pas plus loin que la huitième ou dixième page. Le drame déviait complètement de la route qu'à mon avis il devait suivre.
Ce qui ressortit pour moi comme l'essence du drame, ce fut la lutte entre Buridan et Marguerite de Bourgogne, entre un aventurier et une reine, l'un armé de toutes les ressources de son génie, l'autre de toutes les puissances de son rang.
Il allait sans dire que le génie devait naturellement triompher de la puissance.
Ensuite, j'avais depuis longtemps en tête une idée qui me semblait des plus dramatiques ; je voulais arriver à mettre cette situation sous les yeux du public :
Un homme arrêté, condamné, couché, sans ressource et sans espérance, au fond d'un cachot ; un homme qui sera perdu si son ennemi a le courage de ne pas venir jouir de son abaissement, et de le faire empoisonner, étrangler ou poignarder dans son coin, cet homme sera sauvé si cet ennemi cède au désir de venir l'insulter une dernière fois ; car, avec la parole, seule arme qui lui reste, il l'épouvantera à ce point que son ennemi déliera peu à peu les chaînes de ses bras et le carcan de son cou, lui ouvrira la porte qu'avec tant de soin il avait fait fermer sur lui, et l'emmènera en triomphe, lui qui, s'il sortait jamais de ce sépulcre anticipé, semblait n'en devoir sortir que pour monter sur l'échafaud.
La lutte entre Marguerite de Bourgogne et Buridan me donnait cette situation. Je ne la laissai point échapper, comme on le comprend bien. C'est ce qu'on appela depuis la scène de la prison.
Cela trouvé, je ne m'inquiétai plus du reste. J'écrivis à Harel que j'étais tout à lui pour la Tour de Nesle, et le priai de venir me trouver afin de régler les conditions auxquelles ce nouveau drame serait fait.
Il faut que j'explique au public ce que j'entendais par régler les conditions.
Je désirais, puisque Janin se retirait loyalement – plus que loyalement généreusement – de la collaboration, je désirais que M. Gaillardet, qui avait un instant abandonné sa moitié à Janin, rentrât dans sa moitié.
Voici quels étaient à cette époque, à moins de traité particulier, les droits d'auteur au théâtre de la Porte-Saint-Martin, auquel le drame de M. Gaillardet était destiné : quarante-huit francs de droits d'auteur, et vingt quatre francs de billets par soirée.
Vingt-quatre francs de droits et douze francs de billets avaient, en conséquence, été concédés à Janin.
Janin, nous l'avons dit, rendait sa part ; je désirais que cette part fit retour à M. Gaillardet, et que mon droit, à moi, fût établi en dehors, et comme si j'étais complètement étranger à l'ouvrage.
Je mettais aussi, comme condition sine qua non, de ne pas me nommer.
Il avait été convenu, dans le traité avec Janin, que Janin se nommerait.
Harel ne fit aucune difficulté de m'accorder ce traité à part ; c'était celui de Christine : dix pour cent sur la recette, et trente-six ou quarante francs de billets, je crois.
Il n'y avait rien à dire, puisque le droit était proportionnel – faisait-on de l'argent, j'en gagnais ; n'en faisait-on pas, je ne pesais sur la recette que dans de légères proportions.
Or, remarquez bien que, à cette époque de choléra, les grandes recettes étaient de deux ou trois cents francs. L'Odéon joua une fois pour un spectateur qui refusa de reprendre son argent, exigea que l'on jouât pour lui, et siffla. Mais, en sifflant, le malheureux avait donné une arme contre lui : le directeur fit venir un commissaire de police qui, sous prétexte que le siffleur troublait la représentation, le mit à la porte.
Harel, dis-je, ne fit aucune difficulté pour le traité à part ; mais il n'en fut pas de même pour l'incognito que je désirais garder : ce fut une véritable lutte que je dus soutenir, et dans laquelle il déploya le luxe éblouissant de son esprit, l'arsenal foudroyant de ses paradoxes.
Je résistai ; Harel se retira vaincu.
Il était décidé et signé que j'avais mon traité à part, que je ne me nommerais pas, et que M. Gaillardet, nommé seul le soir de la première représentation et sur l'affiche, toucherait seul la totalité des droits accordés au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à l'époque où M. Gaillardet avait signé son traité ; seulement, je me réservais de mettre le drame à mon nom dans mes oeuvres complètes.
A partir de ce moment, Verteuil ne me quitta plus. Tous les matins, il venait, et, tant dicté qu'écrit de ma main, tous les soirs, il emportait un tableau.
Après le tableau de la prison, Harel accourut. C'était un chef-d'oeuvre qui devait faire pâlir le succès d'Henri III. Je ris.
Je devais absolument me nommer ; il était impossible que je ne me nommasse pas.
Je me fâchai. Harel s'en alla désespéré.
Les directeurs avaient alors une singulière idée dont ils sont bien revenus depuis : c'est qu'ils faisaient plus d'argent, à mérite égal, avec un nom connu qu'avec un nom inconnu. Je crois qu'ils se trompaient. Plus le nom est connu, plus il soulève de sentiments envieux de la part de la critique ; plus il est inconnu, plus la critique l'entoure de bienveillance. La critique, qui ne fait pas d'enfants, ne choie et ne caresse que les orphelins qu'elle peut adopter ; mais elle se détourne, irritée et grondeuse, de ceux qui se présentent portés sur les épaules d'un père vigoureux.
Aujourd'hui, les directeurs sont tombés dans l'abus contraire. On a cherché dans les recueils de proverbes toutes les pièces qui n'étaient pas des pièces, toutes les comédies qui n'étaient pas des comédies, tous les drames qui n'étaient pas des drames, et on les a joués avec plus ou moins de succès.
Cet essai a eu pour but de prouver, je le crois du moins, que l'art dramatique est un art à part ; art rare et difficile, puisque la Grèce ne nous a légué qu'Eschyle, Euripide, Sophocle et Aristophane ; Rome, que Plaute, Térence et Sénèque ; l'Angleterre, que Shakespeare et Sheridan ; l'Italie, que Machiavel et Alfieri ; l'Espagne, que Lope de Vega, Calderon, Alarcon et Tirso de Molina ; l'Allemagne, que Goethe et Schiller ; la France, que Corneille, Rotrou, Molière, Racine, Voltaire et Beaumarchais ; c'est-à-dire vingt-trois noms nageant sur un océan de vingt-trois siècles !
En réalité, voici, à mon avis, ce qui arrive :
Il se fait plus de bruit autour de l'ouvrage d'un homme connu ; on attend et l'on accueille l'apparition de cet ouvrage avec une curiosité plus grande ; mais aussi l'exigence des spectateurs monte à la mesure de la réputation : on se lasse d'entendre appeler un homme l'heureux ; comme les Athéniens se lassaient d'entendre appeler Aristide le Juste ; et la réaction s'opère avec une âpreté d'autant plus rigoureuse que la faveur a été plus grande. Enfin, l'homme qui tombe, s'il est inconnu, ne tombe que de la hauteur de la pièce par laquelle il débute ; l'homme connu qui tombe, au contraire, tombe de la hauteur de tous ses succès passés.
J'ai éprouvé la chose pour mon compte : à trois époques de ma vie, la réaction m'a ébranlé, au point que, pour rester où j'en étais, il m'a fallu faire des efforts plus grands que ceux que j'avais faits pour y monter. Nous ne sommes pas loin de la première de ces époques, et je raconterai cette phase de ma vie avec la même simplicité que je raconte le reste.
Après neuf jours de travail qui devaient retarder ma convalescence de plus d'un mois, Verteuil emportait les deux derniers tableaux du drame avec cette lettre pour Harel :

« Cher ami,
Ne vous inquiétez point de ces deux derniers tableaux. Ils sont faibles cela se conçoit : arrivé au bout, la force m'a manqué. Regardez-les comme non avenus, puisqu'ils sont à refaire.
Mais donnez-moi deux ou trois jours de repos, et soyez tranquille. Je commence à être de votre avis : il y a un énorme succès dans l'ouvrage.
Tout à vous.

                    Alex Dumas »

Après le quatrième acte, le plus faible de tout l'ouvrage, Harel m'avait écrit :

« Mon cher Dumas,
J'ai reçu votre quatrième acte.
Hum ! hum ! C'est un drôle de corps que votre roi Louis le Hutin ! Mais enfin, il y a de l'esprit à foison, et l'esprit fait tout passer.
J'attends le cinquième acte.
Tout à vous.

                    Harel ».

Le cinquième arrivait ; seulement, le cinquième était bien autrement mauvais que le quatrième !
Aussi, Harel accourut-il un crêpe à son chapeau, et la tête couverte de cendres. Il était en deuil de son succès.
Tout ce que je pus dire ne le rassura point ; il me fallut, le même soir, me remettre au travail.
Le surlendemain, les tableaux étaient refaits, et Harel était rassuré.
Le même jour, tenant à mettre, autant que possible, les procédés de mon côté, j'écrivis à M. Gaillardet :

« Monsieur,
M. Harel, avec lequel je suis en relations continues d'affaires, est venu me prier de lui donner quelques conseils, pour un ouvrage de vous qu'il désire monter.
J'ai saisi avec plaisir cette occasion de faire arriver au théâtre un jeune confrère que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais que je désire bien sincèrement y voir réussir. J'ai aplani toutes les difficultés qui se seraient présentées à vous pour la mise en répétition d'un premier ouvrage, et votre pièce, telle qu'elle est maintenant, me parait susceptible d'un succès.
Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur, que vous en restez seul auteur, que mon nom ne sera point prononcé ; c'est là une condition sans laquelle je reprendrais de l'ouvrage ce que j'ai été heureux d'y pouvoir ajouter.
Si vous regardez ce que j'ai fait pour vous comme un service, permettez-moi de vous le rendre, et non de vous le vendre.

                    Alex Dumas ».

Et, en effet, à mon point de vue du moins, c'était bien un service rendu, puisque, quoique je me substituasse à Janin comme collaborateur, je ne prenais ni les droits d'auteur ni les droits de billets attachés à cette collaboration, et qui, dans le traité resté entre les mains d'Harel, et en vertu duquel Harel procédait, revenaient à Janin.
Harel avait-il le droit, du consentement de Janin, et sur la prière de Janin, de me substituer à Janin ?
Je crois que oui, puisque ma substitution laissait le nom seul de M. Gaillardet sur l'affiche, et lui donnait quarante-huit francs de droits et douze francs de billets, au lieu de vingt-quatre francs de droits et six francs de billets.
M. Gaillardet y gagnait comme argent, puisqu'il recevait le double ; M. Gaillardet y gagnait comme réputation, puisqu'il se nommait seul.
Il me reste à prouver que le traité Janin-Gaillardet et Harel était passé sous l'empire de l'ancien traité, accordant seulement quarante-huit francs de droits et douze francs de billets. La chose me sera facile avec deux dates.
Le traité Janin-Gaillardet et Harel avait été signé le 29 mars 1832, et le traité nouveau, qui régit encore aujourd'hui le théâtre de la Porte-Saint-Martin, n'a été signé entre M. Harel et la commission des auteurs que le 11 avril suivant.
Je le répète, j'aurais voulu passer sous silence toute cette ridicule querelle de paternité ; je vais être forcé de mettre sous les yeux du lecteur des détails qui ne l'intéressent que médiocrement, mais qu'il aurait, cependant, le droit de réclamer si je les passais sous silence.
J'écris l'histoire de l'art pendant la première moitié du XIXème siècle ; je parle de moi comme d'un étranger ; je mettrai les pièces sous les yeux de mon arbitre naturel, c'est-à-dire du public ; il jugera sur pièces, comme on dit au palais.
Je ne me donnerai pas raison, je ne donnerai pas tort à M. Gaillardet. J'écrirai pour raconter, et non pour prouver. Ad narrandum, non ad probandum.

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