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Chapitre CCXXXIII


Invasion du choléra. – Aspect de Paris. – La médecine et le fléau. – Proclamation du préfet de police. – Les prétendus empoisonneurs. – Réclame d'Harel. – « Le Mari de la veuve ». – Comment cette pièce fut faite. – Mademoiselle Dupont. – Eugène Durieu et Anicet Bourgeois. – Catherine non Howard et le choléra. – Première représentation du « Mari de la veuve ». – Un horoscope qui ne s'est pas vérifié.

Cependant, la France suivait depuis longtemps avec inquiétude la marche du choléra. Parti de l'Inde, il avait pris la route des grands courants magnétiques, avait traversé la Perse, gagné Saint-Pétersbourg, et s'était rabattu sur Londres.
Le détroit seul nous séparait de lui.
Qu'était-ce donc que la distance de Douvres à Calais pour un géant qui venait de faire trois mille lieues ?
Aussi traversa-t-il le détroit d'une seule enjambée.
Je me rappelle le jour où il frappa son premier coup : le ciel était d'un bleu de saphir ; le soleil, plein de force. Toute la nature renaissait avec sa belle robe verte et les couleurs de la jeunesse et de la santé sur les joues. Les Tuileries étaient émaillées de femmes, comme l'est une pelouse de fleurs ; les émeutes, éteintes depuis quelque temps, laissaient un peu de calme à la société, et permettaient aux spectateurs de se hasarder dans les théâtres.
Tout à coup, cet effroyable cri retentit, poussé par une de ces voix dont parle la Bible, qui passent dans les airs en jetant à la terre les malédictions du ciel.
- Le choléra est à Paris !
On ajoutait :
- Un homme vient de mourir rue Chauchat ; il a été littéralement foudroyé !
Il sembla qu'à l'instant même un crêpe s'étendait entre le ciel bleu, le soleil si pur et Paris.
On fuyait dans les rues, on se pressait de rentrer chez soi, on criait ; : « Le choléra ! le choléra ! » comme, dix-sept ans auparavant, on criait : « Les Cosaques ! »
Mais, si bien qu'on fermât portes et fenêtres, le terrible démon de l'Asie se glissait par les gerçures des contrevents, par les serrures des portes.
Alors, on tenta de lutter contre lui.
La science s'avança et essaya de le prendre corps à corps. Il la toucha du bout du doigt, et la science fut terrassée.
Elle se releva étourdie, mais non vaincue ; elle commença à étudier la maladie.
On mourait parfois en trois heures ; d'autres fois, il fallait moins de temps encore.
Le malade, ou plutôt le condamné, éprouvait tout à coup un léger frémissement : puis venait la première période du froid, puis les crampes, puis les selles effrayantes et sans fin ; puis la circulation s'arrêtait par l'épaississement du sang ; les capillaires s'injectaient ; le malade devenait noir et mourait.
Seulement, rien de tout cela n'était positif ; les périodes se suivaient, se précédaient, se mêlaien ; chaque tempérament apportait sa variété à la maladie.
Au reste, tout cela n'était que symptômes ; on mourait avec des symptômes, comme d'une maladie inconnue. Le cadavre était visible ; l'assassin invisible ! Il frappait ; on voyait le coup ; on cherchait inutilement le poignard.
On médicamenta au hasard ; comme un homme surpris par un voleur dans la nuit frappe au hasard au milieu de l'obscurité, espérant atteindre ce voleur, la science espadonna dans les ténèbres.
En Russie, on traitait le choléra par la glace. Les attaques présentaient des symptômes typhoïdes.
On partit de ce point.
Les uns administrèrent des toniques, c'est-à-dire du punch, du vin chaud, du bordeaux, du madère.
Les autres, n'ayant en vue que les douleurs d'entrailles, traitèrent ces douleurs par les deux systèmes en présence à cette époque : ceux-ci par le système physiologique de Broussais, qui consistait à saigner les malades, et à leur mettre des sangsues sur l'estomac et sur le ventre – traitement qui avait pour but de combattre la maladie dans sa nature inflammatoire – ceux- là par les opiacés, les calmants, les adoucissants, l'opium, la belladone, l'ellébore – c'était combattre sinon la maladie, du moins la douleur – d'autres, enfin, essayaient de réchauffer par les bains de vapeur, les frictions, les fers brûlants.
Quand la période de froid était attaquée à temps, et qu'avec une réaction énergique on parvenait à la vaincre, le malade, en général, était sauvé.
Toutefois, on n'en sauvait pas un sur dix ! C'était tout le contraire de la dîme.
Le fléau frappait de préférence sur les classes pauvres, mais n'épargnait pas les riches. Les hôpitaux s'encombraient avec une effroyable rapidité.
Un homme tombait malade chez lui ; deux voisins le posaient sur une civière, et le portaient à l'hôpital le plus rapproché.
Souvent, avant d'arriver, le malade était mort, et l'un des porteurs, sinon tous les deux, prenait sa place sur la civière.
Un cercle de visages épouvantés se formait autour du mort ; un cri retentissait au milieu de cette foule : un homme, une de ses mains à sa poitrine, l'autre à ses entrailles, se tordait comme un épileptique, tombait à terre, se roulait sur le pavé, devenait bleu, et expirait.
La foule se dispersait terrifiée, levant les bras au ciel, tournant la tête en arrière, fuyant pour fuir, car le danger était partout ; elle ne comprenait rien aux distinctions que les médecins établissaient entre ces trois mots : épidémique, endémique, contagieux.
Les médecins étaient des héros ! Jamais général sur le champ de bataille le plus sanglant ne courut dangers pareils à ceux auxquels s'exposait l'homme de science debout au milieu de l'hôpital, ou allant par la ville de lit en lit.
Les soeurs de charité étaient des saintes, parfois des martyres.
Les bruits les plus étranges couraient, venant on ne savait d'où, et étaient répétés par le peuple avec des imprécations et des menaces.
On disait que c'était le gouvernement qui, pour se débarrasser d'un surcroît de population encombrant Paris, faisait jeter du poison dans les fontaines et dans les brocs des marchands de vin. Paris semblait atteint de folie ; ceux-là mêmes à qui leur fonction faisait un devoir de le rassurer l'épouvantaient.
Le 2 avril, le préfet de police, M. Gisquet,adressait aux commissaires de police la circulaire suivante :

« Monsieur le commissaire,

L'apparition du choléra-morbus dans la capitale, source de vives inquiétudes et d'une douleur réelle pour tous les bons citoyens, a fourni aux éternels ennemis de l'ordre une nouvelle occasion de répandre parmi la population d'infâmes calomnies contre le gouvernement : ils ont osé dire que le choléra n'était autre chose que l'empoisonnement effectué par les agents de l'autorité pour diminuer la population, et détourner l'attention générale des questions politiques.
Je suis informé que, pour accréditer ces atroces suppositions, des misérables ont conçu le projet de parcourir les cabarets et les étals de boucherie avec des fioles et des paquets de poison, soit pour en jeter dans les fontaines ou les brocs, ou sur la viande, soit simplement pour en faire le simulacre, et se faire arrêter en flagrant délit par des complices qui après les avoir signalés comme attachés à la police, favoriseraient leur évasion, et mettraient ensuite tout en oeuvre pour démontrer la réalité de l'odieuse accusation portée contre l'autorité.
Il me suffira, monsieur, de vous signaler de pareils desseins pour vous faire sentir la nécessité de redoubler de surveillance sur les établissements de marchands de liquides et les boutiques des bouchers et vous engager à prévenir les habitants contre des attentats qu'ils ont personnellement un puissant intérêt à prévenir.
Si des tentatives aussi audacieuses venaient à se réaliser, je n'ai pas besoin de vous dire combien il importerait de saisir les coupables, et de les mettre sous la main de la justice. C'est une tâche dans laquelle vous serez secondé par tous les amis de l'ordre et tous les honnêtes gens.
Recevez, etc.

                    Gisquet ».

Une heure après l'apparition d'une pareille circulaire, on eût dû mettre le préfet de police en accusation.
On n'en fit rien.
M. Gisquet répondait à une stupidité par une calomnie.
Ce n'étaient plus les agents du gouvernement qui empoisonnaient les fontaines et les brocs des marchands de vin, pour décimer la population, et détourner l'attention des affaires politiques : c'étaient les républicains qui jetaient des fioles de poison sur les étals des bouchers, pour dépopulariser le gouvernement de Louis-Philippe !
On pouvait comprendre la première accusation : elle venait de l'ignorance ; mais la seconde ! la seconde, qui venait de l'autorité, et de quelle autorité ! de celle qui devait être la mieux instruite sur ces sortes d'affaires !
Le peuple ne demandait qu'à ne pas croire à la présence de la peste : cet ennemi invisible qui frappait du sein des nuées l'irritait par son invisibilité.
Il se refusait à croire que l'on mourût d'un empoisonnement aérien, par un ciel si pur, avec un soleil si radieux.
Une cause matérielle, visible, palpable faisait bien mieux son affaire ; sur cette cause, au moins, il pouvait se venger.
Des placards contenant à peu près les mêmes accusations avaient été affichés.
Le même jour, des rassemblements eurent lieu autour des placards ; puis on se porta aux barrières.
De pauvres malheureux furent assommés à coups de bâton, assassinés à coups de couteau, déchirés par les ongles des femmes et les dents des chiens.
On montrait du doigt un homme, on le poursuivait ; atteint, l'homme était mort !
Je vis de loin une de ces terribles exécutions.
La foule se ruait vers la barrière ; on comptait les têtes par milliers ; chacun était une vague de cet océan irrité ; grand nombre de garçons bouchers avec leurs tabliers tachés de sang étaient mêlés à l'effroyable marée : chaque tablier, au milieu de tous ces flots, semblait une vague d'écume.
Paris menaçait de devenir mieux qu'un grand charnier : il menaçait de devenir un immense abattoir.
Le préfet fut forcé de se rétracter et de reconnaître qu'un assassin, un meurtrier, un empoisonneur qui échappait à toutes les recherches avait rompu son ban, et se cachait dans Paris.
Cet assassin, ce meurtrier, cet empoisonneur, c'était le choléra !
Oh ! qui a vu Paris à cette époque ne l'oubliera jamais, avec son ciel implacablement bleu, son soleil railleur, ses promenades désertes, ses boulevards solitaires, ses rues sillonnées par des corbillards, et hantées par des fantômes.
Les salles de spectacle semblaient d'immenses tombeaux. Harel fit mettre cette réclame dans les journaux pendant les représentations de Dix ans de la vie d'une femme :
« On a remarqué avec étonnement que les salles de spectacle étaient les seuls endroits publics où, quel que fût le nombre des spectateurs, aucun cas de choléra ne s'était encore manifesté. Nous livrons ce fait incontestable à l'investigation de la science. »
Pauvre Harel ! Il avait encore de l'esprit quand personne non seulement n'en avait plus, mais ne songeait même plus à en avoir !
A ce moment, les journaux accusaient jusqu'à sept ou huit cents morts par jour !
Chose étrange ! les autres maladies semblaient avoir disparu ; elles s'arrêtaient stupéfaites ; la mort n'avait plus qu'une manière de frapper.
On quittait un ami le soir ; on lui serrait la main en lui disant : « Au revoir ! ». Le lendemain, une voix qui venait on ne savait d'où, de l'abîme, murmurait à votre oreille :
- Tu sais bien, un tel ?
- Oui... Eh bien ?
- Il est mort !
On avait dit au revoir, c'était adieu qu'à tout hasard il eût fallu dire.
Bientôt les bières manquèrent ; dans ce terrible steeple-chase entre la mort et les faiseurs de cercueils ; les faiseurs. de cercueils furent distancés.
On entassa les cadavres dans des tapissières ; on en roulait dix, quinze, vingt à l'église. Les parents suivaient le char commun, ou ne le suivaient pas. Chacun savait le numéro de son mort, et pleurait ce numéro-là. On disait une messe collective ; puis, la messe dite, on prenait le chemin du cimetière, on versait le contenu de la tapissière dans la fosse commune, et l'on recouvrait le tout d'un linceul de chaux.
Le 18 avril fut le point culminant de la première période. Le chiffre monta à près de mille !
A cette époque, je demeurais, comme je l'ai dit, rue Saint-Lazare, dans le square d'Orléans, et je voyais, de ma fenêtre, passer chaque jour cinquante ou soixante convois se rendant au cimetière Montmartre. Ce fut avec cette perspective devant les yeux que je fis une de mes comédies les plus gaies : Le Mari de la veuve.
Voici comment la pièce fut faite.
Mademoiselle Dupont, l'excellente soubrette de la Comédie-Française, qui riait avec des lèvres si roses et de si blanches dents ; mademoiselle Dupont, la Martine la plus effrontée que j'aie jamais vue, avait obtenu une représentation à bénéfice.
Je l'avais connue chez Firmin plutôt qu'au théâtre ; elle n'avait jamais joué dans aucune de mes pièces.
Un matin – c'était, autant que je puis me rappeler, la veille même du 29 mars, jour où devait éclater le choléra – elle se présenta chez moi.
Tout était prêt pour sa représentation à bénéfice ; elle venait seulement me demander pour elle une scène épisodique.
Nous étions au samedi, je crois ; la représentation devait avoir lieu le mardi ou le mercredi suivant. Il n'y avait pas de temps à perdre.
Je suis stupide à l'endroit dis-je, des choses d'à-propos ; et cependant ; comment refuser à la charmante soubrette une demande de si peu d'importance ?
- Remettez la représentation à samedi, lui dis-je, et, au lieu d'une scène, je vous ferai une comédie en un acte.
- Vous y engagez-vous ?
- D'honneur !.
- Je vais voir si c'est possible, et, dans une heure, je suis ici.
Vingt minutes après, je recevais de mademoiselle Dupont un billet qui m'annonçait qu'elle avait obtenu un sursis de douze jours, et qui m'invitait à faire dans la pièce un rôle pour mademoiselle Mars.
J'étais à peu près brouillé avec mademoiselle Mars, depuis Antony, et elle n'était pas fâchée de se raccommoder avec moi.
J'avais un ami, homme d'infiniment d'esprit, chef ou sous-chef de bureau au ministère de l'intérieur – cet ami s'est même fait un nom depuis dans l'administration. Il s'appelait et, par bonheur, s'appelle encore Eugène Durieu.
Deux ou trois fois, depuis un an, je l'avais rencontré, et, chaque fois, il m'avait raconté quelque sujet de pièce, tantôt en un acte, tantôt en deux actes, tantôt en trois actes. Jamais, cependant, je ne sais pourquoi, nous n'avions rien arrêté.
Je lui écrivis ; il accourut.
- Passons la revue de vos sujets, lui dis-je ; j'ai besoin d'une pièce en un acte pour la représentation à bénéfice de mademoiselle Dupont.
- Etes-vous fou ? elle est affichée pour mardi prochain !
- Elle est retardée de huit jours.
- Et vous croyez que, d'ici là, la pièce pourra être écrite, lue, distribuée, apprise et jouée ?
- J'en fais mon affaire.
- Bon !
- Un jour pour écrire la pièce, un jour pour la recopier, un jour pour la lire ; il restera encore sept jours pour les répétitions ; c'est du luxe !
Eugène Durieu reconnut la justesse du calcul, et me vida son sac.
Nous nous arrêtâmes au sujet du Mari de la veuve ; mais le plan était loin d'être fait.
- Ecoutez ! dis-je à Durieu, il est midi ; j'ai affaire jusqu'à cinq heures. Anicet Bourgeois désire avoir ses entrées au Théâtre-Français. Pourquoi ? je n'en sais rien : un caprice ! Allez le trouver de ma part, débrouillez avec lui le scénario ; revenez ensemble à quatre heures et demie, nous dînerons. Dans la soirée, nous ferons le numérotage des scènes ; je pourrai me mettre à la pièce cette nuit ou demain matin, et, en tout cas, à quelque heure que je m'y mette, vingt-quatre heures après celle où je m'y serai mis, elle sera finie.
Durieu partit tout courant. Je rentrai à cinq heures, comme j'avais dit, et trouvai mes deux collaborateurs à la besogne. Le terrain n'était pas encore déblayé : je vins à la rescousse.
Ils me quittèrent à minuit, me laissant un numérotage de scènes à peu près complet.
Le lendemain, ainsi que je m'y étais engagé, je me mis à l'oeuvre.
J'en étais à ma troisième ou quatrième scène, quand la femme de chambre entra tout effarée, et pâle comme une morte.
- Ah ! monsieur ! monsieur ! monsieur ! dit-elle.
- Eh bien, qu'y a-t-il, Catherine ?
- Ah ! monsieur, il y a... Mon Dieu ! mon Dieu !
- Après ?
- Il y a que le choléra... Ah ! monsieur, j'ai des crampes !
- Le choléra est à Paris ?
- Oui, monsieur, il y est, le gredin !
- Diable ! Et c'est sûr, ce que vous me dites là ?
- Un homme vient de mourir, rue Chauchat, monsieur. Il n'y a qu'un quart d'heure qu'il est mort, et il est déjà noir comme un nègre !
- Comment l'a-t-on traité ?
- Par les frictions, monsieur ; mais rien n'y a fait... Noir, monsieur ! tout noir !
- On l'aura peut-être frotté avec une brosse à cirage.
- Oh ! monsieur, pouvez-vous plaisanter !... Rue Chauchat, monsieur ! rue Chauchat !
En effet, la rue Chauchat est voisine de la rue Saint-Lazare. Qui empêchait le choléra, en sortant de la rue Chauchat, de passer par la rue Saint-Lazare, et, en passant par la rue Saint-Lazare, de frapper à ma porte ?
- Si le choléra sonne, n'ouvrez pas, Catherine ! repris-je ; je vais aller voir ce qui se passe.
Je pris mon chapeau, et sortis.
C'est alors que je vis se dérouler sous mes yeux le spectacle de terreur que j'ai essayé de peindre.
Je rentrai, assez mal disposé, je l'avoue, à faire de la comédie, et j'écrivis à mademoiselle Dupont :

« Ma belle Martine,
Je présume qu'en arrêtant le jour de votre représentation, vous aviez compté sans le choléra.
Il vient d'arriver de Londres, et a débuté, il y a deux heures, rue Chauchat.
Son début fait un tel bruit, qu'il nuirait, j'en ai peur, à votre recette.
Que dois-je faire à l'endroit de la comédie en un acte ? A vous, quand même.

                    Alex. Dumas ».

On trouva mademoiselle Dupont chez elle, et, par le messager qui avait porté ma lettre, je reçus la réponse suivante :

« Mon cher Dumas,
Il y a si longtemps que ma représentation traine, que je veux en finir d'une façon ou de l'autre.
Faites donc toujours la pièce, je vous en supplie ; elle ira quand elle ira.
Toute à vous.

                    Dupont ».

Je me remis donc au Mari de la veuve.
Comme je l'avais promis, la pièce fut faite en vingt-quatre heures. Le rôle principal plut à mademoiselle Mars, qui l'accepta. Sa présence dans une pièce était une garantie de rapidité. En effet, nous avons déjà dit quelle était la probité de mademoiselle Mars à l'endroit du théâtre et des auteurs. Elle vint exactement aux répétitions, malgré le choléra, et me fit enrager pour une pièce en un acte comme elle eût pu le faire pour une pièce en cinq actes. Chaque jour, elle trouvait quelque chose à corriger ; j'emportais la pièce, et je faisais la correction chez moi.
Voilà comment Le Mari de la veuve fut fait, avec cette perspective funèbre dont je vous parlais tout à l'heure.
La pièce, d'ailleurs, était adorablement montée : les cinq rôles qu'elle comporte étaient remplis par mademoiselle Mars, Monrose, Anaïs, Menjaud et mademoiselle Dupont.
Au jour dit, la pièce passa. Le choléra nous avait fait une rude concurrence ; il n'y avait pas cinq cents personnes dans la salle.
La pièce eut un succès médiocre, et attrapa même un coup de sifflet..
Menjaud, après avoir reçu une averse, rentrait, en se secouant, au château.
« - Quel temps ! disait-il, me voilà trempé comme du vin de collège ! »
Un spectateur siffla ; un maître de pension, sans doute.
Le mot, au reste, n'était pas de moi ; je l'avais entendu dire à Soulié quelques jours auparavant, et je l'avais utilisé, le trouvant drôle.
Ce me fut une nouvelle preuve de cette vérité, que ce qui s'encadre admirablement dans l'esprit de l'un jure dans celui de l'autre.
Je cherche dans tous les journaux le compte rendu de la représentation, et je n'en trouve de trace que dans l'Annuaire historique de Lesur, et dans la Gazette de France.
Mes lecteurs me permettront de mettre sous leurs yeux cette double appréciation que la critique fait de l'ouvrage ; elle est courte et sincère. Voici celle de Lesur :

« Théâtre Français. – Représentation au bénéfice de mademoiselle Dupuis... »

D'abord, Lesur se trompe : c'est de mademoiselle Dupont qu'il eût fallu dire.
« Le Mari de la veuve, comédie en un acte en prose, par M. ***. »
« Jamais, peut-être, salle de spectacle n'offrit un aspect plus triste et une assemblée moins nombreuse un jour de représentation à bénéfice. Le choléra avait envahi Paris ; la ville était en proie à la terreur, l'émeute courait les rues, le rappel battait à l'heure de l'ouverture des bureaux. Il n'y eut donc, ce soir-là, que très peu de spectateurs assez hardis pour aller respirer le camphre et le chlore dans la solitude du Théatre-Français, et juger par eux-mêmes du mérite de la pièce nouvelle. Sous ce rapport, les absents n'ont guère perdu.
Quelques détails agréables, quelques mots spirituels et le talent de mademoiselle Mars doivent soutenir ce léger ouvrage pendant une dizaine de représentations.
L'auteur, qui, sans doute, ne s'aveuglait pas sur l'importance de sa pièce, a gardé l'anonyme. »

Et d'un ! – Passons à la Gazette de France.

« On a donné dernièrement une petite comédie : Le Mari de la veuve, de M. Alexandre Dumas, laquelle, quoique écrite avec assez de rapidité et de naturel dans le dialogue, n'offre que fort peu de bon sens dans l'intrigue et de vérité dans les caractères ; mais cette pièce est si agréablement jouée par Monrose, Menjaud, mademoiselle Mars et mademoiselle Dupont, qu'elle devient fort amusante, et fait beaucoup rire ceux qui ont l'esprit de se moquer des quolibets et de l'indifférence silencieuse des petits journaux contre le Théâtre-Français, et d'aller plus souvent à ce théâtre qu'à Atar-Gull ou à Madame Gibou. »

La pièce a aujourd'hui plus de trois cents représentations.

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1998-2010
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