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Chapitre CCXXX


Une pièce politique. – Une pièce morale. – Doligny, directeur de théâtre en Italie. – Saint-Germain piqué de la tarentule. – Comment on aurait pu visiter Versailles si Louis-Philippe l'avait voulu. – La censure du grand-duc de Toscane. – Les cartons de l'imprimeur Batelli. – Richard Darlington, Angèle, Antony et La Tour de Nesle, représentés sous le nom d'Eugène Scribe.

Ce fut vers ce temps que l'on représenta à l'Odéon une pièce qui fit quelque sensation, d'abord par sa valeur propre, ensuite par la mesure qu'elle motiva.
Cette pièce avait pour titre Une révolution d'autrefois, ou les Romains chez eux.
Les auteurs étaient Félix Pyat et Théo.
Ils avaient pris pour héros cet empereur insensé que, six ans plus tard, j'essayai à mon tour de mettre en scène, Caligula.
L'intrigue de la pièce était nulle ou à peu près ; son principal mérite était celui qui se rattache au second titre : les Romains chez eux.
En effet, ce fut la première fois que l'on vit des gens ayant toge sur le dos, et le cothurne aux pieds, parler, agir, manger, comme on agit et comme on parle dans la vie réelle.
Le sujet était la mort de Caligula, et l'avènement de Claude au trône.
Malheureusement pour la longévité de la pièce, elle contenait une scène qui fournit le sujet d'une application irrespectueuse au chef du gouvernement. C'était la scène IIIe du dernier acte.
Un soldat présentait Claude comme convenant parfaitement aux Romains, parce qu'il était gros, gras et bête. Il est impossible de se figurer l'effet que fit le gros, gras et bête ; il y avait, à cette époque, une effrayante réaction contre Louis-Philippe. L'insurrection du mois de juin couvait déjà dans tous les esprits. On fit l'application des trois épithètes au chef du gouvernement, sans vouloir lui rendre cette justice, qu'il y en avait une, au moins, qu'il ne devait mériter que seize ou dix-sept ans plus tard.
Je n'avais pas assisté à la première représentation ; je parvins à me placer à la seconde, mais avec beaucoup de peine.
Remarquez bien que c'est de l'Odéon que je parle.
Tout Paris eût défilé au parterre d'Harel – car je crois qu'Harel avait encore l'Odéon à ce moment-là – si la pièce n'eût point été arrêtée à la troisième représentation.
Et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que personne, ni directeur ni auteurs, ne comptait sur l'ouvrage, chose facile à voir à la façon dont il était monté. A part Lockroy et Provost, la pièce tout entière était distribuée à ce que l'on appelle, en termes de théâtre, la troupe de fer-blanc. Arsène jouait Chéréas, et Mossard, Claude.
Dix-sept jours après, la Porte-Saint-Martin jouait une pièce qui devait faire un scandale d'un autre genre. La pièce avait pour titre : Dix ans de la vie d'une femme, ou les Mauvais Conseils. Le rôle principal était joué par Dorval.
La pièce de Dix ans de la vie d'une femme – le premier manuscrit, du moins – était d'un jeune homme de trente ans à peu près, nommé Terrier. Harel, en la lisant, y avait vu un pendant au Joueur, et avait accolé Terrier à Scribe.
Il résulta de l'accolement une pièce à faire dresser les cheveux, un drame qu'eussent à peine osé signer Mercier ou Rétif de la Bretonne !
Quelque chose comme dix-huit ans après, nous étions au conseil d'Etat, discutant, devant la commission formée pour préparer la loi sur les théâtres, la question de la censure dramatique et de la liberté théâtrale, et, à ce propos, j'entendais Scribe attaquer, plus violemment qu'il n'a l'habitude de le faire, la littérature immorale. Il demandait une censure qui fut un frein salutaire pour préserver le talent des excès de tout genre auxquels il se livre trop communément. Je me permis d'interrompre l'austère orateur et je lui adressai cette question en riant, d'un bout à l'autre de la salle :
- Dites donc, Scribe, est-ce à la littérature morale qu'appartient le drame intitulé Dix ans de la vie d'une femme ?
- Hein ?...
Je répétai la demande.
Scribe répondit comme il avait été attaqué, en riant.
Relisez l'ouvrage, et vous verrez qu'il lui eût été difficile de répondre autrement.
Le fait est que, s'il y eût eu une censure en 1832, le talent de mon confrère Scribe, que plus que personne j'apprécie, retenu par un frein salutaire, n'eût point donné aux âmes timorées le spectacle d'une pièce qui est demeurée, non pas comme le modèle, mais comme l'expression la plus avancée de l'excentricité dramatique.
C'est M. Scribe qui, dans la phrase suivante, prononcée par lui devant le conseil d'Etat, me fournit le mot qui me manquait :
« On ne gagne pas beaucoup d'argent avec les pièces vraiment littéraires ; on réussit souvent mieux à en gagner avec des excentricités et des attaques contre la morale et le gouvernement. »
Au reste, c'est une belle chose que la réputation d'homme moral que possède mon illustre confrère, non seulement en France, mais encore à l'étranger ; et je vais vous raconter, à ce sujet, une anecdote qui ne sera point sans charme.
J'habitais Florence depuis deux ans, sans qu'il fût venu à l'idée d'un seul directeur de spectacle de jouer de moi, homme immoral, aucune pièce, soit originale, soit traduite, sur aucun des théâtres de la ville des fleurs.
Un beau matin, tandis que j'étais encore couché, j'entends dans mon salon retentir une voix connue, et résonner un nom ami.
La voix et le nom étaient ceux de Doligny.
Vous vous rappelez que je vous ai parlé de Doligny à propos du Tompson de Richard Darlinlgton, et que j'ai rendu toute justice à la façon distinguée dont il avait joué ce rôle.
Eh bien, c'était Doligny, qui, comédien et directeur, venait, avec une troupe française, chercher fortune en Italie.
Partout la fortune a trois cheveux : en Italie, elle n'en a qu'un ; partout elle tourne sur une seule roue : en Italie, elle tourne sur deux.
Ce qui veut dire qu'en Italie, plus que partout ailleurs, la fortune est, pour tout le monde, et particulièrement pour les directeurs d'entreprises littéraires, une Atalante difficile à rejoindre et à saisir aux cheveux.
Doligny courait donc de Turin à Milan, de Milan à Rome, de Rome à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Bologne, dans l'espoir de rejoindre la fortune.
Il n'y avait pas encore réussi.
Enfin, il avait cru voir le spectre d'or prendre la route de Florence. Il s'était frappé le front, et s'était dit :
- Comment n'ai-je pas encore songé à cela ?
Ce à quoi il n'avait pas songé, c'est que j'étais à Florence.
J'emporte avec moi – d'où cela vient-il ? je n'en sais rien ; mais, enfin, cela est – j'emporte avec moi une atmosphère de vie et de mouvement qui est devenue proverbiale.
J'ai habité trois ans Saint-Germain ; eh bien, les habitants de Saint-Germain eux-mêmes, ces respectables sujets de la Belle au bois dormant, ne se reconnaissaient plus : j'avais communiqué à la ville un entrain que ses habitants avaient pris d'abord pour une espèce de fièvre endémique et contagieuse dans le genre de celle que produit la piqûre de l'araignée napolitaine. J'avais acheté le théâtre, et les meilleurs artistes de Paris, en venant souper chez moi, jouaient de temps en temps, avant de s'asseoir à table, afin de se mettre en appétit, soit Hamlet, soit Mademoiselle de Belle- lsle, soit Les Demoiselles de Saint-Cyr, au bénéfice des pauvres. Ravelet n'avait plus assez de chevaux. Collinet n'avait plus assez de chambres, et le chemin de fer m'avoua, un jour, une augmentation de vingt mille francs de recettes par an depuis que j'étais à Saint-Germain.
Il est vrai qu'à l'époque des élections, Saint-Germain me trouva trop immoral pour avoir l'honneur d'être son représentant.
Saint-Germain était donc ressuscité, ou à peu près ; Saint-Germain courait sa forêt à cheval, Saint-Germain allait au spectacle, Saint-Germain tirait sur ma terrasse des feux d'artifice qu'on voyait de Paris, et, cela, au grand étonnement de Versailles, qui, de temps en temps, se levait du fond de sa tombe, regardant avec ses yeux vides par-dessus les collines de Louveciennes, et disait de sa voix de trépassé :
- Qu'a donc Saint-Germain à se trémousser ainsi ? Voyez, moi, est-ce que je bouge ? Que diable ! quand on est mort, ce n'est pas pour tirer des feux d'artifice, ce n'est pas pour aller au spectacle, ce n'est pas pour monter à cheval ! Voyez, moi, je dors comme un académicien, et je pousse même le respect des convenances jusqu'à ne pas ronfler !
Et Versailles se recouchait dans son sépulcre doré, où, comme il le disait lui-même, il ne ronflait même pas.
Un jour, cela ennuya le roi d'entendre ce bruit qui venait du côté de Saint- Germain, et, si bien qu'il prêtât l'oreille, de ne pas entendre le plus petit souffle venant de Versailles.
Il appela M. de Montalivet.
Le roi aimait M. de Montalivet, quoiqu'il n'aimât point les gens d'esprit.
Montalivet et Vatout, c'étaient les deux exceptions de la cour.
- Mon cher comte, dit Louis-Philippe, comprenez-vous une chose ?
- Laquelle, sire ?
- C'est que nous soyons parvenus à ressusciter Saint-Gerrnain on avait fait accroire au roi que c'était lui qui avait fait ce miracle ; c'est que nous soyons parvenus à ressusciter Saint-Germain, et qu'avec la galerie, avec les eaux tous les premiers dimanches du mois, nous ne parvenions pas même à galvaniser Versailles !
- Sire, répondit Montalivet, voulez-vous que Versailles, au lieu d'être triste jusqu'à la mort, soit gai jusqu'à la folie ?
- Mon cher comte, répondit le roi, je ne vous cache pas que cela me ferait le plus grand plaisir.
- Eh bien, sire, Dumas a quinze jours de prison à faire comme garde national : ordonnez que Dumas fasse ses quinze jours de prison à Versailles.
Le roi tourna le dos à M. de Montalivet, et ne lui adressa pas la parole d'un mois.
Qu'en résulta-t-il ? Que Versailles devint de plus en plus triste et, après avoir passé du mélancolique au sombre, passa du sombre au funèbre.
Quant à Saint-Germain, je ne sais ce qu'il est devenu ; mais on m'a assuré que, depuis mon départ, il avait été pris du spleen, et frisait tout simplement l'agonie.
Or, c'était la connaissance de cette qualité vivifiante qui attirait Doligny à Florence. Il se disait :
- Puisque Dumas est en Toscane, la Toscane doit être redevenue le département de l'Arno, et nous allons rire et gagner de l'argent. Doligny se trompait : on rit peu par toute l'Italie ; mais l'on ne rit pas du tout en Toscane. Quant à y gagner de l'argent, ne connais que le comte de Larderette qui y fasse fortune ; mais sa spéculation n'a rien de littéraire.
J'écoutai l'exposé des projets de Doligny avec une mélancolie dont la progression ne laissa pas que de l'inquiéter.
- Eh bien, me demanda-t-il, me suis-je trompé ?
- En quoi ?
- N'allez-vous pas à la cour ?
- Le moins que je puis ; mais j'y vais.
- Ne voyez-vous pas la société ?
- Le moins que je puis ; mais, enfin, je la vois.
- N'avez-vous pas d'amis ?
- Le moins que je puis ; mais j'en ai.
- Croyez-vous donc que mes acteurs soient mauvais ?
- Je ne les connais pas.
- Croyez-vous donc que la représentation de vos pièces ne piquera pas la curiosité ?
- Si fait.
- Ne croyez-vous pas, enfin, que, grâce à tout cela, je puisse faire de l'argent ?
- Je le crois ; mais...
- Mais quoi ?
- Il faut en faire avec d'autres pièces que les miennes.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'on ne vous les laissera pas jouer.
- On me refusera vos pièces ?
- Oui.
- Quel motif donnera-t-on à ce refus ?
- On n'en donnera pas...
- Cependant, mon cher ami, au fond de tout cela, il y a une raison.
- Sans doute.
- Cette raison, dites-la-moi.
- Mon ami, c'est un aveu pénible que vous me demandez.
- Faites-le pour moi.
- Je ne sais comment vous dire, à vous, une chose que j'ai honte de me dire à moi-même.
- Songez que ma fortune en dépend !
- Mon ami, je suis un auteur immoral.
- Bah !
- Oui.
- Qui a dit cela ?
- Le Constitutionnel ; de sorte que la chose s'est répandue de l'orient au couchant, et du midi au septentrion.
- Vous me désespérez !
- Que voulez-vous !...
- Je vais toujours leur envoyer vos pièces.
- Envoyez, mais ce sera inutile.
- Il me semble, cependant, que, quand ils les auront lues...
- Oui, mais ils ne les liront pas.
- Et ils les refuseront ?
- Sur l'étiquette.
- Ah ! par exemple, j'en veux avoir le coeur net.
- Ayez-en le coeur net, mon cher ; il ne vous en coûtera rien que vos frais de loyer, si vous avez loué la salle.
- Mais certainement que je l'ai louée.
- Diable ! envoyez, alors.
- Pas plus tard qu'aujourd'hui
- Allez ! Seulement, prévenez-moi du refus, aussitôt que vous en serez prévenu vous-même.
- A quoi bon ?
- Qui sait ? peut-être alors aurai-je une idée.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas tout de suite ?
- Ah ! mon cher, les idées sont des demoiselles fort capricieuses qui ne se laissent prendre qu'à leur fantaisie, et la fantaisie de mon idée est de ne se produire qu'après le refus de la censure grand-ducale.
- Allons, il faut bien en passer par les caprices de votre idée.
Et Doligny s'en alla, désespéré du refus probable qui le menaçait, et, cependant, ayant quelque espoir dans l'idée qui devait naître de ce refus.
Trois jours après, je le revis. Grâce à la protection de l'ambassadeur Belloc, un charmant homme, le refus ne s'était fait attendre que trois jours.
C'était une grande faveur : il pouvait se faire attendre un mois, six semaines... toujours !
- Eh bien ? dis-je en apercevant Doligny.
- Eh bien, ca y est.
- Refusé ?
- Refusé.
- Quelles pièces aviez-vous envoyées ?
- Richard Darlington, Antony, Angèle, La Tour de Nesle.
- Peste ! vous n'y avez pas été de main morte ! les quatre pièces les plus immorales d'un auteur immoral.
- Croyez-vous que, si j'en envoyais d'autres ?...
- Inutile.
- Alors, il ne me reste plus qu'à utiliser votre idée !
- Vous tenez particulièrement à ces quatre pièces ?
- Je crois que ce sont celles qui font le plus d'effet. Cependant, si vous croyez que vous obteniez plus facilement le visa pour d'autres...
- Oh ! cela ne fait rien.
- Comment, cela ne fait rien ?
- Du moment que je me charge de vous obtenir le visa, c'est tout ce qu'il vous faut ?
- Parbleu ! Et vous vous en chargez ?
- Je m'en charge.
Je pris mon chapeau.
- Vous allez ?
- Venez avec moi.
- Je vous suis de confiance.
- Et vous avez raison..
Je faisais, à cette époque, un grand ouvrage sur les peintres de la galerie des offices. Je conduisis Doligny chez l'imprimeur.
- Mon cher Batelli, dis-je en entrant, il faut que vous me rendiez un service.
- Avec plaisir, monsou Doumasse.
- Voici ce dont il s'agit...
- Voyons !
- Il s'agit de me faire quatre cartons à ces quatre pièces, de changer les quatre titres, et de mettre un autre nom d'auteur.
- C'est facile. Soulement, expliquez-moi bien la çose.
- Vous voyez ce qu'il y a là ?
- Riçard Darlington, drame en trois actes et en sept tableaux, par monsou Alessandre Doumasse.
- C'est cela... Eh bien, il s'agit de mettre : l'Ambitieux ou le Fils du bourreau, par M. Eugène Scribe.
- Bene ! Après ?
- Vous voyez ce qu'il y a là ?
- Angèle, drame en cinq actes, par monsou Alessandre Doumasse.
- Il s'agit de mettre : L'échelle de femmes, par M. Eugène Scribe.
- Bene ! Après ?
- Vous voyez ce qu'il y a là ?
- Antony, drame en cinq actes, par monsou Alessandre Doumasse.
- Il s'agit de mettre : L'assassin par amour, par M. Eugène Scribe.
- Bene ! Après ?
- Vous voyez ce qu'il y a là ?
- La Tour de Nesle, par MM. Gaillardet et Doumasse.
- Il s'agit de mettre L'adultère puni, par M. Eugène Scribe.
- Bene ! bene !
Au bout d'une heure, les cartons étaient composés, tirés et collés ; le même jour, les quatre pièces étaient déposées aux bureaux de la censure.
Trois jours après, elles étaient rendues avec le visa.
Les censeurs n'avaient pas fait la plus petite observation, n'avaient pas trouvé le plus petit mot à dire.
C'est tout au plus si le comité de censure n'avait pas proposé au grand-duc de fonder un prix de vertu en faveur de quatre pièces si édifiantes.
Le même soir, toute la ville, à l'exception de MM. les censeurs, savait qu'on venait de permettre la représentation de quatre pièces de M. Alexandre Dumas, cachées sous le pseudonyme moral d'Eugène Scribe.
Je n'ai jamais eu succès pareil. On trouva ces quatre ouvrages des chefs- d'oeuvre d'innocence ; le grand-duc, l'homme le plus innocent de son grand duché, applaudit à tout rompre !
Scribe, à cette occasion, allait recevoir la croix de commandeur de Saint- Joseph. Par bonheur pour Scribe, quelqu'un révéla la supercherie au grand duc.
Scribe en fut quitte pour la peur.

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