Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CCXVI


Victor Escousse et Auguste Lebras.

Sur ces entrefaites, on joua, au Théâtre-Français, le drame de Pierre III, du malheureux Escousse. Je n'ai pas vu Pierre III je l'ai fait chercher pour le lire : le drame n'a pas été imprimé, à ce qu'il paraît.
Voici ce qu'en dit Lesur dans son Annuaire de 1831 :

Théâtre Français 28 décembre. Première représentaion de Pierre III drame en cinq actes en vers, par M. Escousse.
« La chute de cet ouvrage porta un coup fatal à son auteur, enivré peut-être du succès de Farruck le Maure. Dans Pierre III, l'histoire, ni la vraisemblance, ni la raison n'étaient respectées. C'était un déplorable échantillon de cette littérature frénétique et barbare ces deux épithètes sont à mon adresse mise à la mode par des hommes d'un talent trop réel pour que leur exemple n'entraînât point de déplorables imitations. Mais qui pouvait se douter que la vie de l'auteur fût attachée à celle de son oeuvre ? Encore une épreuve, encore une chute et le malheureux jeune homme devait mourir !... »
En effet, bientôt Victor Escousse et Auguste Lebras donnent en collaboration, à la Gaieté, le drame de Raymond, qui tombe.
Il faut que la critique se soit bien cruellement déchaînée contre ce drame, puisque nous trouvons, après les derniers mots de la pièce, en post-scriptum, ces quelques lignes, signées de l'un des auteurs :

« P. – S. – Cet ouvrage nous a suscité beaucoup de critiques, et, il faut dire, peu de personnes ont tenu compte à deux pauvres jeunes gens, dont le plus âgé a vingt ans à peine, d'une tentative qu'ils ont faite pour intéresser avec cinq personnages, en proscrivant tous les accessoires du mélodrame. Mon intention, cependant, n'est point de chercher à nous défendre. Je veux seulement publier la reconnaissance que je dois à Victor Escousse, qui, pour me frayer une entrée au théâtre, m'a admis à sa collaboration ; je veux aussi le défendre, autant qu'il est en mon pouvoir, contre les calomnies qui, dans le monde, attaquent son caractère comme homme, et lui imputent une vanité ridicule que je n'ai point remarquée en lui. Je le dirai hautement, je n'ai eu qu'à me louer de ses procédés à mon égard, non seulement comme collaborateur, mais encore comme ami. Puisse ce peu de mots, que j'écris avec franchise, amortir les traits que la haine se plaît à lancer contre un jeune homme dont le talent, je l'espère, étouffera, un jour, les paroles de ceux qui l'attaquent sans le connaître ! »
                    « Auguste Lebras ».

Au reste, Escousse avait si bien compris qu'avec le succès lui venait la lutte, avec l'amélioration dans la position matérielle, la recrudescence dans la douleur morale, qu'après son succès de Farruck le Maure lorsqu'il quitta sa petite chambre d'employé pour prendre l'appartement un peu plus confortable d'auteur couronné, il adressa à cette chambre, témoin de ses premières émotions de poète et d'amant, les vers que voici :

A ma chambre

          De mon indépendance,
          Adieu, premier séjour,
          Où mon adolescence
          A duré moins d'un jour !
          Bien que peu je regrette
          Un passé déchirant,
          Pourtant, pauvre chambrette,
          Je vous quitte en pleurant !

          Du sort, avec courage,
          J'ai subi tous les coups ;
          Et, du moins, mon partage
          N'a pu faire un jaloux.
          La faim, dans ma retraite,
          M'accueillait en rentrant...
          Pourtant, pauvre chambrette,
          Je vous quitte en pleurant !

          Au sein de la détresse,
          Quand je suçais mon lait,
          Une tendre maîtresse
          Point ne me consolait.
          Solitaire couchette
          M'endormait soupirant...
          Pourtant, pauvre chambrette,
          Je vous quitte en pleurant !

          De ma muse, si tendre,
          Un Dieu capricieux
          Ne venait point entendre
          Les sons ambitieux.
          Briller pour l'indiscrète,
          Est besoin dévorant...
          Pourtant, pauvre chambrette,
          Je vous quitte en pleurant !

          Adieu ! Le sort m'appelle
          Vers un monde nouveau :
          Dans couchette plus belle,
          J'oublierai mon berceau.
          Peut-être, humble poète
          Loin de vous sera grand...
          Pourtant, pauvre chambrette,
          Je vous quitte en pleurant !

En effet, cet appartement qu'Escousse avait pris en remplacement de sa chambre, et où il ne s'installait point sans souffrance, le voyait rentrer, le 18 février, avec son ami Auguste Lebras, suivi de la fille de la portière, qui apportait un boisseau de charbon.
Ce charbon, il venait de l'acheter chez la fruitière voisine.
Pendant que cette femme le mesurait :
- Crois-tu qu'il y en ait assez d'un boisseau ? demanda-t-il à Lebras.
- Oh ! oui ! répondit celui-ci.
Ils payèrent, et demandèrent que le charbon leur fût apporté à l'instant même. La fille de la portière laissa, sur leur ordre, le boisseau de charbon dans l'antichambre, et sortit, sans se douter qu'elle venait de renfermer la mort avec les deux pauvres enfants.
Depuis trois jours, Escousse, pour qu'on ne mît pas d'obstacle à ce dessein arrêté, avait retiré des mains de la portière la seconde clef de son appartement.
Les deux amis se séparèrent.
Le même soir, Escousse écrivit à Lebras :
« Je t'attends à onze heures et demie : le rideau sera levé. Viens, afin que nous précipitions le dénouement ! »
A l'heure fixée, Lebras arriva ; il n'avait garde de manquer au rendez-vous : cette fatale idée du suicide germait depuis longtemps dans son cerveau.
Le charbon était déjà allumé. Ils calfeutrèrent les portes et les fenêtres avec des journaux. Puis Escousse se mit à une table, et écrivit la note suivante :
« Escousse s'est tué parce qu'il ne se sentait pas à sa place ici-bas ; parce que la force lui manquait, à chaque pas qu'il faisait en avant ou en arrière ; parce que l'amour de la gloire ne dominait pas assez son âme, si âme il y a !
Je désire que l'épigraphe de mon livre soit :

          « Adieu, trop inféconde terre,
          Fléaux humains, soleil glacé !
          Comme un fantôme solitaire,
          Inaperçu j'aurai passé.
          Adieu, les palmes immortelles,
          Vrai songe d'une âme de feu !
          L'air manquait : j'ai fermé mes ailes.
          Adieu ! »

Cela, comme nous l'avons dit, se passait à onze heures et demie. A minuit, madame Adolphe, qui venait de jouer au théâtre de la Porte-Saint-Martin, rentra chez elle ; elle logeait sur le même palier qu'Escousse, et l'appartement du jeune homme n'était séparé du sien que par une cloison. Un bruit étrange lui parut venir de cet appartement. Elle écouta : un double râle se faisait entendre. Elle appela, elle frappa à la cloison, mais n'obtint aucune réponse.
Le père d’Escousse logeait aussi sur le même palier, où s'ouvraient quatre portes : ces quatre portes étaient celle d'Escousse, celle de son père, celle de madame Adolphe, et celle de Walter, artiste que j'ai beaucoup connu à cette époque, et que j'ai perdu de vue depuis.
Madame Adolphe courut chez le père d'Escousse, le réveilla – car il était déjà endormi – le força de se lever, et de venir chez elle écouter ce râle qui l'effrayait.
Le râle décroissait, mais était encore sensible ; si sensible, qu'on entendait le funèbre accord des deux respirations.
Le père écouta quelques secondes ; puis, souriant :
- Jalouse ! dit-il à madame Adolphe.
Et il alla se coucher, sans plus vouloir écouter ses observations.
Madame Adolphe resta seule. Jusqu'à deux heures du matin, elle entendit ce râle auquel, seule, elle s'obstinait à donner sa véritable signification.
Cependant, si incrédule qu'eût été le père d'Escousse, de funestes pressentiments l'avaient agité toute la nuit. Le matin, vers huit heures il alla frapper à la porte de son fils. On ne répondit pas. Il écouta, tout faisait silence.
Alors, l'idée lui vint qu'Escousse était aux bains du Wauxhall, où le jeune homme allait quelquefois. Il entra chez Walter, lui raconta ce qui s'était passé la veille, et lui dit son inquiétude du matin. Walter s'offrit à courir jusqu'au Wauxhall ; l'offre fut acceptée. – Au Wauxhall, on n'avait pas vu Escousse.
L'inquiétude du père redoubla ; l'heure de son bureau approchait, mais il n'y voulut aller qu'après s'être rassuré, en faisant ouvrir la porte de son fils. Un serrurier fut appelé, et la porte forcée avec peine, car la clef, qui la fermait en dedans, était restée dans la serrure.
Cette clef restée dans la serrure épouvanta le pauvre père au point que, la porte ouverte, il n'osa en franchir le seuil. Ce fut Walter qui entra, tandis que lui demeurait appuyé à la rampe de l'escalier.
La seconde porte était calfeutrée, comme nous l'avons dit, mais n'était fermée ni au verrou, ni à la clef. Walter la poussa violemment, fit craquer l'obstacle de papier, et entra.
La vapeur du charbon était encore si intense, qu'il faillit tomber à la renverse. Cependant il pénétra dans la chambre, saisit le premier objet venu, une carafe, je crois, et la lança dans la fenêtre. Un carreau fut brisé par le choc, et donna passage à l'air extérieur. Walter put respirer ; il alla jusqu'à la fenêtre et l'ouvrit.
Alors le spectacle terrible lui apparut dans toute son effrayante nudité. Les deux jeunes gens étaient couchés et morts : Lebras à terre, sur un matelas qu'il avait tiré du lit ; Escousse sur le lit même. Lebras, malingre de corps, faible de santé, avait été facilement vaincu par la mort ; mais il n'en avait pas été ainsi de son compagnon, vigoureux et plein de santé : la lutte avait été longue, et avait dû être cruelle ; c'était au moins ce qu'indiquaient ses jambes repliées sous son corps, et ses mains crispées, dont les ongles étaient entrés dans les chairs.
Le père faillit devenir fou. Walter me disait souvent qu'il voyait toujours les deux pauvres jeunes gens, l'un sur son matelas, l'autre sur son lit. Madame Adolphe n'osa pas garder son logement : toutes les fois qu'elle se réveillait pendant la nuit, il lui semblait entendre ce râle que le pauvre père avait pris pour un double soupir d'amour !
On connaît l'admirable élégie que ce suicide a inspirée à Béranger ; nous voudrions que nos lecteurs eussent oublié que nous l'avons mise en partie sous leurs yeux quand nous nous sommes occupé de l'illustre chansonnier : cela nous permettrait de la leur citer ici tout entière. mais le moyen pour eux d'oublier que nous avons déjà cousu cette riche broderie poétique aux lambeaux de notre prose ?

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente