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Chapitre CCXV


Chateaubriand donne sa démission de pair de France. – Il s'expatrie. – Béranger le chante. – Chateaubriand versificateur. – Première représentation de « Charles VII. » – La visière de Delafosse. – Yaqoub et Frédérick Lemaître. – « La Reine d'Espagne » - M. Henri de Latouche. – Ses oeuvres, son talent, son caractère. – Intermède de « La Reine d'Espagne ». – Préface de la pièce. – Bruits du parterre recueillis par l'auteur.

On s'occupait fort, à cette époque, de la démission et de l'exil de Chateaubriand, qui tous deux étaient volontaires.
L'ancien ministre donnait sa démission de pair de France, à cause de l'abolition de l'hérédité de la pairie, l'auteur des Martyrs s'exilait parce que le bruit que faisait son opposition devenait, de jour en jour moins sonore, et qu'il craignait de le voir s'éteindre tout à fait.
- Vous savez, madame, que Chateaubriand devient sourd ? disais-je, un jour, à madame O'Donnel, femme d'esprit, soeur d'une femme d'esprit, fille d'une femme d'esprit.
- Bon ! me répondit-elle, c'est depuis qu'on ne parle plus de lui.
Eh bien, oui, il faut l'avouer, il se faisait contre Chateaubriand une terrible conspiration, celle du silence, et Chateaubriand n'avait pas la force de la supporter. Il espéra que l'écho de cette vaste renommée qui, un instant, avait presque balancé dans le monde celle de Napoléon, s'était réfugié à l'étranger.
Les journaux firent grand bruit de cet exil volontaire. Béranger y vit sujet à l'un de ses petits poèmes, et lui, voltairien et libéral, adressa des vers à l'auteur d'Atala, de René et des Martyrs, catholique et royaliste.
On se rappelle cette poésie de Béranger, qui commence par ces quatre vers :

          Chateaubriand, pourquoi fuir ta patrie,
          Fuir notre amour, notre encens et nos soins ?
          N'entends-tu pas la France qui s'écrie :
          « Mon beau ciel pleure une étoile de moins » ?

Chateaubriand eut le bon esprit de répondre en prose. Les meilleurs vers de Chateaubriand sont à cent piques au-dessous des plus mauvais vers de Béranger.
Ce fut un des tourments de la vie de Chateaubriand, que de faire des vers si mauvais, et de s'obstiner à en faire. Ce travers, il le partageait avec Nodier : ces deux génies de la prose moderne étaient tourmentés du démon de la rime. Heureusement, on oubliera Moïse et les Contes en vers, comme on a oublié que Raphal jouait du violon.
Pendant que Béranger chantait, que Chateaubriand se retirait à Lucerne – où, huit ou dix mois après, je devais l'aider à donner à manger à ses poules – le jour de la première représentation de Charles VII, c'est-à-dire le 20 octobre, était arrivé.
J'ai déjà dit ce que je pensais de la valeur de ma pièce : comme vers, c'était un grand progrès sur Christine ; comme oeuvre dramatique, c'était une imitation d’Andromaque, du Cid, de La Camargo. Justice lui fut complètement rendue : elle eut un grand succès, et ne fit pas un sou !
Notons ici, en passant, que, lorsqu'elle fut transportée au Théâtre-Français, elle fit vingt ou vingt-cinq représentations à cent louis chacune.
Il en fut de même, plus tard, pour Les Demoiselles de Saint-Cyr. Cette comédie, représentée en 1843 avec un succès honorable, mais peu fructueux, quoiqu'elle eût alors pour interprètes Firmin, mesdemoiselles Plessy et Anaïs, eut, à sa reprise, c'est-à-dire six ans après, le double des représentations qu'elle avait eues dans sa nouveauté, et fit un argent fou pendant cet étrange été de la Saint-Martin.
Revenons à Charles VII.
Nous avons constaté le succès de l'ouvrage ; un incident comique faillit le compromettre.
Delafosse, un des comédiens les plus consciencieux que je connaisse, jouait le rôle de Charles VII. Comme je l'ai dit, Harel n'avait voulu faire aucune dépense pour la pièce, et, cette fois encore, il avait agi en homme d'esprit ; de sorte que j'avais été obligé, comme on sait, d'emprunter au musée d'artillerie une cuirasse du XVe siècle ; cette cuirasse avait, sur un reçu de moi, été transportée au cabinet d'accessoires de l'Odéon ; là, l'armurier du théâtre avait dû, non pas la nettoyer – elle brillait comme de l'argent – mais en repasser les ressorts et les articulations pour leur rendre la souplesse qu'ils avaient perdue dans une roideur de quatre siècles. Peu à peu la cuirasse complaisante s'était, en effet, assouplie, et Delafosse, dont, à un moment donné, elle devenait la carapace, avait pu, quoique dans un étui de fer, allonger ses jambes et mouvoir ses bras. Le casque seul s'était refusé à toute concession ; sa visière, relevée probablement depuis le sacre de Charles VII, après avoir vu une pareille solennité, refusait absolument de se baisser.
Delafosse voyait avec peine cette obstination de sa visière, qui, pendant tout le temps de son long discours belliqueux, lui rendait service en restant levée, mais qui, le discours achevé, et au moment de sa sortie, lui donnait, en s'abaissant, un air formidable sur lequel il avait compté.
L'armurier fut appelé, et, à la suite de plusieurs essais dans lesquels il appela tour à tour les adoucissants et les coercitifs, l'huile et la lime, il obtint de la malheureuse visière qu'elle consentit à s'abaisser. Seulement, une fois ce but atteint, c'était une chose presque aussi difficile de la faire se relever, que c'en avait été une de la faire s'abaisser : en s'abaissant, elle glissait sur un ressort fait en tête de clou, lequel, après quelques lignes de pression, trouvait une ouverture, reprenait son jeu, et fixait la visière de telle façon, que ni coups d'épée, ni coups de lance ne pouvaient la relever ; il fallait comprimer ce ressort avec la dague d'un écuyer pour la repousser dans son alvéole, et permettre à la visière de se relever.
Peu importait à Delafosse cette difficulté : il sortait visière baissée, et son écuyer avait tout le temps de faire l'opération dans la coulisse.
Une visière pareille, et Henri II ne mourait pas de la main de Montgomery ! Voyez à quoi tient le destin des empires ! Je pourrais même dire celui des pièces ! Henri II fut tué parce que sa visière s'était relevée. Charles VII faillit l'être parce que sa visière s'était abaissée.
Dans la chaleur de la diction, Delafosse fit un geste si violent, que la visière tomba d'elle-même, cédant, sans doute, à l'émotion qu'elle éprouvait. C'était peut-être sa manière d'applaudir.
Quoi qu'il en soit, Delafosse se trouva tout à coup fort empêché de continuer son discours : le vers commencé de la façon la plus claire, accentué de la façon la plus nette, s'acheva dans un beuglement lugubre et inintelligible.
Le public se prit naturellement à rire.
On dit qu'il est impossible à notre meilleur ami de s'empêcher de rire, quand il nous voit tomber. C'est bien autre chose, je vous en réponds, quand il voit tomber notre pièce.
Mes meilleurs amis se mirent donc à rire.
Par bonheur, l'écuyer du roi Charles VII, ou le comparse de Delafosse, comme on voudra, n'oublia pas en scène son rôle de la coulisse ; il s'élança, la dague au poing, sur l'infortuné roi ; le public vit, dans l'accident qui venait d'arriver, un jeu de scène ; dans le mouvement du comparse, un incident nouveau. Les rires cessèrent et l'on attendit.
Le résultat de l'attente fut qu'au bout de quelques secondes, la visière se releva, et montra Charles VII rouge comme une pivoine, et tout près d'étouffer.
La pièce se termina sans autre accident.
Frédérick Lemaître m'en voulut longtemps de ne pas lui avoir donné le rôle d'Yaqoub ; mais sans doute se trompait-il sur le caractère de ce personnage, qu'il prenait pour Othello.
La seule ressemblance qu'il y ait entre Othello et Yaqoub, c'est la couleur du visage ; la couleur de l'âme, si l'on peut dire cela, est toute différente.
J'eusse fait Othello – et je serais bien fier si je l'avais fait ! – Othello, jaloux, violent, emporté, homme d'initiative et de volonté, général des galères de Venise ; Othello, avec son nez aplati, ses grosses lèvres, ses pommettes saillantes, ses cheveux crépus ; Othello, plus Nègre qu'Arabe, je l'eusse donné à Frédérick.
Mais mon Othello, à moi, ou plutôt mon Yaqoub, plus Arabe que Nègre, est un enfant du désert, au teint bistré, et non noirci, au nez droit, aux lèvres minces, aux cheveux lisses et plats ; une espèce de lion pris à la mamelle de sa mère, et transporté, des sables rougis et brûlants du Sahara, sur la dalle froide et humide d'un château d'occident. à l'ombre et au froid, il s'est énervé, alangui, poétisé. C'était donc la nature fine, aristocratique et un peu maladive de Lockroy qui convenait au rôle.
Aussi, dans mes idées, Lockroy le joua-t-il admirablement.
Je reçus, le lendemain de la représentation de Charles VII, bon nombre de lettres de félicitations. La pièce avait juste assez de vertus secondaires pour n'effaroucher personne, et m'attirer les compliments de gens qui, ne pouvant plus, ou ne voulant plus en faire à Ancelot, tenaient absolument à en faire à quelqu'un.
Pendant ce temps, le Théâtre-Français préparait une pièce qui devait causer un bien autre émoi que mon pauvre Charles VII.
C'était La Reine d'Espagne, d'Henri de Latouche.
M. de Latouche – dont nous allons avoir à nous occuper bientôt, à propos de l'apparition de madame Sand sur notre horizon littéraire M. de Latouche était une sorte d'ermite qui habitait La Vallée-aux-Loups.
Le nom de l'ermitage peint assez bien l'ermite.
M. de Latouche était un homme d'un talent réel ; il a publié une traduction du Cardillac d'Hoffmann, et un roman napolitain très remarquable. La traduction – M. de Latouche avait démarqué le linge volé – la traduction s'appelait Olivier Brusson ; le roman napolitain s'appelait Fragoletta.
Ce roman est une oeuvre obscure, mal liée, mais, en certains endroits, éblouissante de couleur et de vérité ; c'est la réfraction du soleil napolitain sur les rochers du Pausilippe.
La révolution parthénopéenne y est décrite dans toutes ses horreurs, avec la sanglante et impudente nudité des peuples du Midi.
M. de Latouche avait, en outre, retrouvé, colligé, publié les poésies d'André Chénier. Il faisait facilement croire que ces poésies étaient sinon de lui, du moins, en grande partie, de lui.
Que M. Henri de Latouche ait forgé un hémistiche là où un hémistiche manquait, soudé une rime là où la plume avait oublié de l'agrafer, soit ! Mais que les vers d'André Chénier soient de M. de Latouche, non !
Nous avons peu connu M. de Latouche ; toutefois, nous ne croyons pas qu'il y eût en lui une si grande abnégation de gloire, qu'il ait donné à André Chénier, vingt-cinq ans après la mort du jeune poète, cette renommée européenne de laquelle il pouvait lui-même s'enrichir.
Au reste, M. de Latouche faisait de très beaux vers ; Frédéric Soulié, qui avait, à cette époque, des relations avec lui, m'en disait parfois d'une facture merveilleuse et d'une originalité suprême.
Bref, M. de Latouche, misanthrope solitaire, critique acerbe, ami quinteux, venait de faire, sur le sujet le plus graveleux de France et d'Espagne, une comédie en cinq actes en prose, qui, ne se contentant plus de secouer les grelots de Comus, comme disaient les membres du Caveau, sonnait à toute volée les cloches du théâtre de la rue de Richelieu.
Cette comédie avait pour thème l'impuissance du roi Charles II, et pour intrigue l'intérêt de l'Autriche à ce que l'époux de Marie-Louise d'Orléans eût un enfant, et l'intérêt de la France à ce qu'elle n'en eût pas.
C'était léger, comme on voit.
Il faut dire que M. de Latouche, dans sa riche imagination, avait trouvé moyen de renchérir sur les chances de danger qui menacent les auteurs ordinaires. D'habitude, quand un acte est fini, il en est de l'auteur comme du patient que l'on met à la torture : il se repose en attendant une torture nouvelle.
Ah bien, oui ! M. de Latouche n'avait point voulu de ce moment de repos : il avait substitué des intermèdes aux entractes.
Nous reproduisons textuellement l'intermède du deuxième au troisième acte. – Inutile de dire quelle est la situation : le lecteur devinera facilement que, grâce aux soins du médecin du roi, l'Autriche est en voie de triompher de la France.

Intermède
« Les personnages sortent, et, après quelques instants d'intervalle, la rampe se baisse.
« Effet de nuit.
« Le chambellan, précédé de flambeaux, se présente à la porte de l'appartement de la reine, et y frappe du pommeau de son épée ; la camarera mayor vient sur le seuil de cette porte. Ils se parlent à l'oreille ; le chambellan s'éloigne ; puis les femmes de la reine, sur un signe de la camarera, arrivent successivement, et se rangent cérémonieusement autour de leur chef.
« Une jeune camériste soutient la portière en velours de la chambre à coucher de la reine.
Le cortège du roi s'avance ; deux pages soutenant sur de riches coussins, l'un l'épée, l'autre, la culotte du roi, précèdent Sa Majesté. Sa Majesté est en robe de chambre d'étoffe de soie et or à ramages, doublée d'hermine ; deux couronnes sont brodées sur les revers.
Charles II porte en bandoulière le cordon bleu de France, pour faire honneur à la nièce de Louis XIV.
En passant devant la haie des courtisans, il fait à plusieurs des signes d'intelligence, de contentement et de triomphe ; ceux-ci témoignent leur joie. Charles II s'arrête un moment : il s'agit de faire selon l'étiquette, passer le bougeoir que porte un des officiers aux mains d'une des dames de la reine. Sa Majesté choisit des yeux la plus jolie et lui décerne du geste cette faveur. Deux dames reçoivent des mains des pages la culotte et l'épée, les autres laissent passer le roi, et referment brusquement leurs rangs. – Quand la portière est retombée derrière Sa Majesté, la nourrice crie : Vive le roi !
Ce cri est répété par tous les assistants.
Une symphonie, qui d'abord a joué avec solennité l'air des Folies d'Espagne, termine le concert en charivari. »

L'ouvrage n'eut qu'une représentation, et encore manqua-t-il ne pas l'avoir entière.
Dès le même soir, M. de Latouche retira sa pièce.
Mais, tenu quitte de sa pièce par le public, M. de Latouche était d'une nature trop irascible et trop rancunière pour tenir le public quitte de sa pièce. Il fit comme M. Arnault, ou à peu près : il appela de la représentation à l'impression ; seulement, il ne dédia point La Reine d'Espagne au souffleur. On avait trop entendu ce qu'avaient dit les acteurs, depuis le premier jusqu'au dernier mot : la pièce était tombée sous un soulèvement de pudeur et de morale. L'auteur débattit la question d'impudeur et d'immoralité.
Nous reproduisons la préface de notre confrère de Latouche.
Annaliste, nous consignons le fait ; archiviste, nous classons la pièce dans nos archives.
La voici :
« Si cette pièce fût tombée, au théâtre, sous l'accusation de manquer aux premiers principes de la vie dans les arts, je l'aurais laissée dans l'oubli qu'elle mérite peut-être ; mais elle a été repoussée par une portion du public, dans une seule et douteuse épreuve, sous la prévention d'impudeur et d'immoralité ; quelques journaux de mes amis l'ont traitée d'obscénité révoltante, d'oeuvre de scandale et d'horreur. Je la publie comme une protestation contre ces absurdités ; car, si j'accepte la condamnation, je n'accepte pas le jugement. On peut consentir à ce que le chétif enfant de quelques veilles soit inhumé par des mains empressées, mais non pas qu'on écrive une calomnie sur sa pierre.
Ce que j'aurais voulu peindre, c'était la risible crédulité d'un roi élevé par des moines, et victime de l'ambition d'une marâtre : ce que j'aurais voulu frapper de ridicule, c'était cette éducation qui est encore celle de toutes les cours de l'Europe. ce que j'aurais voulu montrer, c'était la diplomatie rôdant autour des alcôves royales ; et comment rien n'est sacré pour la religion abaissée au rôle de la politique, et par quels événements divers les légitimités se perpétuent.
Au lieu de cette philosophique direction du drame, des juges prévenus l'ont supposé complaisant au vice, et flatteur du propre dévergondage de leur esprit. Et, pourtant, non satisfait de chercher une compensation à la hardiesse de son sujet dans la peinture d'une reine innocente, et dans l'amour profondément pur de celui qui meurt pour elle, le drame avait changé jusqu'à l'âge historique de Charles II, pour atténuer le crime de sa mère, et tourner l'infirmité de sa nature en prétentions de vieillard qui confie sa postérité à la grâce de Dieu.
Mais, comme l'a dit un des critiques qui a le plus condamné ce qu'il appelle l'incroyable témérité de la tentative, la portion de l'assemblée qui a frappé d'anathème La Reine d'Espagne, ce public si violent dans son courroux, si amer dans sa défense de la pudeur blessée, ne s'est point placé au point de vue de l'auteur ; il n'a pas voulu s'associer à la lutte du poète avec le sujet ; il n'a pas pris intérêt à ce combat de l'artiste avec la matière rebelle. Armée d'une bonne moralité bourgeoise cette masse aveugle, aux instincts sourds et spontanés, n'a vu, dans l'oeuvre entière, qu'une espèce de bravade et de défi ; elle s'est scandalisée de ce qu'on voulait lui cacher, et de ce qu'on osait lui montrer. Cette draperie a demi soulevée avec tant de précaution, cette continuelle équivoque l'ont révoltée. Plus le style et le faire de l'auteur s'assouplissaient, se voilaient, s'entouraient de réticences, de finesse, de nuances pour déguiser le fond de la pièce, plus on se choquait vivement du contraste.
"Que voulez-vous !" m'écrivait, le soir même de mon revers, un de mes amis – car je me plais à invoquer d'autres témoignages que le mien dans la plus délicate des circonstances où il soit difficile de parler de soi – "que voulez- vous ! une idée fixe a couru l'auditoire ; une préoccupation de libertinage a frappé de vertige les pauvres cervelles. Des hurleurs de morale publique se pendaient à toutes les phrases, pour empêcher de voir ce qu'il y a de naturel et de vrai dans la marche de cette intrigue, qui serpente sous le cilice et sous la gravité empesée des moeurs espagnoles. On s'est attaché à des consonances ; on a pris au vol des terminaisons de mots, des moitiés de mots, des quarts de mots ; on a été monstrueux d'interprétation." Il y a eu, en effet hydrophobie d'innocence. J'ai vu des maris expliquer à leurs femmes comment telle chose, qui avait l'air bonhomme, était une profonde scélératesse. Tout est devenu prétexte à communications à voix basse ; des dévots se sont révélés habiles commentateurs, et des dames merveilleusement intelligentes. Il y a de pauvres filles à qui les commentaires sur les courses de taureaux vont mettre la bestialité en tête ! Et tout ce monde-là fait bon accueil le dimanche, aux lazzis du Sganarelle de Molière ! Il y a de la pudeur à jour fixe.
Il se présentait, sans doute, deux manières de traiter cet aventureux sujet. J'en avais mûri les réflexions avant de l'entreprendre. On pouvait et on peut encore en faire une charade en cinq actes, dont le mot sera enveloppé de phrases hypocrites et faciles, et arriver jusqu'au succès
de quelques-uns de ces vaudevilles qui éludent aussi spirituellement les difficultés que le but de l'art ; mais j'ai craint, je l'avoue, que le mot de la charade impuissance ne se retrouvât au fond de cette manière d'aborder la scène. Et puis, dans les pièces de l'école de Shakespeare et de Molière, s'offrait une autre séduction d'artiste pour répudier cette vulgaire adresse : chercher les moyens de la nature, et n'affecter pas d'être plus délicat que la vérité. Les conséquences du choix téméraire que j'ai fait m'ont porté à résister à beaucoup d'instances pour tenter avec ce drame le sort des représentations nouvelles. Encourager l'auteur à se rattacher à la partie applaudie de l'ouvrage qu'on appelait dramatique, pour détruire ou châtrer celle qu'il espérait être la portion comique, était un conseil assez semblable à celui qu'on offrirait à un peintre, si on voulait qu'il rapprochât sur les devants de sa toile ses fonds, ses lointains, son paysage demi-ébauché pour concourir à l'ensemble, et qu'il obscurcît les figures de son premier plan.
Il fallait naïvement réussir ou tomber au gré d'une inspiration naïve. Je crois encore, et après l'événement, qu'il y avait pour l'auteur quelques chances favorables ; mais le destin des drames ne ressemble pas mal à celui des batailles : l'art peut avoir ses défaites orgueilleuses comme Varsovie, et le capricieux parterre ses brutalités d'autocrate.
Ce n'est ni le manque de foi dans le zèle de mes amis, ni le sentiment inconnu pour moi de la crainte de quelques adversaires, ni la bonne volonté refroidie des comédiens qui m'a conduit à cette résolution. Les comédiens, après notre disgrâce, sont demeurés exactement fidèles à leur première opinion sur la pièce. Eh ! quel dévouement d'artiste change avec la fortune ? Le leur m'a été offert avec amitié. Je ne consigne pas ce fait seulement pour payer une dette de gratitude, mais afin d'encourager, s'il en était besoin, les jeunes auteurs à confier sans hésitation leurs plus périlleux ouvrages à des talents et à des caractères aussi sûrs que ceux de Monrose, de Perrier, Menjaud, mademoiselle Brocard, dont la grâce s'est montrée si poétique et la candeur si passionnée.
Mais, au milieu même de notre immense et tumultueux aréopage, entre les bruyants éloges des uns, la vive réprobation des autres, à travers deux ou trois partialités bien rivales, il m'a été révélé, dans l'instinct de ma bonne foi d'auteur, qu'il n'y avait pas sympathie entre la donnée vitale de cette futile comédie et ce public d'apparat qui s'assied devant la scène comme un juge criminaliste, qui se surveille lui-même, qui s'impose à lui-même, qui prend son plaisir en solennité, et s'électrise de délicatesse et de rigueurs de convention. Que ce fût sa faute ou la mienne, qu'au lieu de goûter, comme dit Bertinazzi, la chair du poisson, le public de ce jour-là se fût embarrassé les mâchoires avec les arêtes, toujours est-il que j'ai troublé sa digestion.
Devant le problème matrimonial que j'essayais à résoudre sous la lumière du gaz, au feu des regards masculins, quelques dignes femmes se sont troublées peut-être avec un regret comique, peut-être avec un soupir étouffé. Mais j'avais compté sur de plus universelles innocences ; j'espérais trouver la mienne par-dessus le marché de la leur. J'ai mal spéculé. Il s'en est rencontré là de bien spirituelles, de bien jolies, de bien irréprochables ; mais pouvais je raisonnablement imposer des conditions générales ?
J'ai indigné des actrices de l'opéra, j'ai scandalisé des séminaristes, j'ai fait perdre contenance à des marquises et à des marchandes de modes ! Vous eussiez, dès la troisième scène du premier acte, vu quelques douairières, dont les éventails se brisaient, se lever dans leurs loges, s'abriter à la hâte sous le velours de leurs chapeaux noirs, et, dans l'attitude de sortir, s'obstiner à ne pas le faire pour feindre de ne plus entendre l'acteur, et se faire répéter, par un officieux cavalier, quelque prétendue équivoque, afin de crier au scandale en toute sécurité de conscience. L'épouse éplorée du commissaire de police s'enfuit au moment où l'amoureux obtient sa grâce. Ceci est un fait historique. Elle a fui officiellement, enveloppée de sa pelisse écossaise ! Je garde pour moi quelques curieux détails, des noms propres, plus d'une utile anecdote, et comment la clef forée du dandy était enveloppée bravement sous le mouchoir de batiste destiné à essuyer les sueurs froides de son puritanisme. Mais j'ai été perdu quand les cousins des grandes dames se sont pris à venger l'honneur des maris, quand j'ai eu affaire aux chastetés d'estaminet et aux éruditions de magasins à prix fixe.
Seulement, Dieu me préserve d'entrer en intelligence avec les scrupules de mes interprètes. Ma corruption rougirait de leur pudeur.
J'ai été sacrifié à la pudeur, à la pudeur des vierges du parterre ; car, aller supposer que j'aie pu devenir victime de la cabale, ce serait une bien vieille et bien gratuite fatuité. Contre moi, quelques lâches rancunes ? Et d'où viendraient-elles ? Je n'ai que des amitiés vives et des antipathies candides. A qui professe ingénument le mépris d'un gouvernement indigne de la France, pourquoi des ennemis politiques ? Et pourquoi des ennemis littéraires à l'auteur d'un article oublié sur La Camaraderie et au plus paresseux des rédacteurs d'un bénin journal qu'on appelle Figaro ?
Mais je n'ai pas voulu tomber obstinément comme tant d'autres après vingt soirées de luttes, entre des enrouements factices, des sifflets honnêtes et des applaudissements à poings fermés. Imposer son drame au public, comme autrefois les catholiques leur rude croyance aux Albigeois ; chercher l'affirmation d'un mérite dans deux négations du parterre ; calculer combien il faut d'avanies pour se composer un succès, c'est là un de ces courages que je ne veux pas avoir. Il appartenait, d'ailleurs, à la reine d'Espagne de se retirer chastement du théâtre ; c'est une noble princesse, c'est une épouse vierge, élevée dans les susceptibilités du point d'honneur de la France.
Quelques-uns aiment mieux sortir par la fenêtre que trébucher dans les escaliers ; à qui prend étourdiment le premier parti, il peut être donné encore de rencontrer le gazon sous ses pas ; mais, pour l'autre, et sans compter la multiplicité des meurtrissures, il expose votre robe de poète à balayer les traces du passant.
Cependant, au fond d'une chute éclatante, il y a deux sentiments d'amertume que je ne prétends point dissimuler ; mais je ne conseille à personne qu'à moi de les accueillir : le premier est la joie de quelques bonnes âmes, et le second, le désenchantement des travaux commencés. Ce n'est pas l'ouvrage attaqué qu'on regrette, mais l'espérance ou l'illusion de l'avenir. Rentré dans sa solitude, ces pensées qui composaient la famille du poète, il les retrouve en deuil et comme éplorées de la perte d'une soeur, car vous vous êtes flatté d'un avenir plus digne de vos consciencieuses études ; le sort de quelques drames prônés ailleurs avait éveillé en vous une émulation. Si le triomphe de la médiocrité indigne, il encourage ; s'il produit la colère, il produit aussi la confiance, et, à force d'être coudoyé à tous moments par des grands hommes, le démon de l'orgueil vous avait visité ; il était venu rôder autour du lit où vous dormiez en paix ; il avait évoqué le fantôme de vos rêveries bizarres ; elles étaient descendues autour de vous, se tenant la main, vous demandant la vie, vous jetant des sourires, vous promettant des fleurs, et, maintenant, elles réclament toutes l'obscurité pour refuge. Ainsi tombe dans le cloître un homme qu'un premier amour a trompé.
Mais, je le répète, que ce découragement ne soit contagieux pour personne. Ne défendez pas surtout le mérite de l'ouvrage écarté comme l'unique création à laquelle vous serez jamais intéressé. N'imitez pas tel jeune homme qui se cramponne à son premier drame, comme une vieille femme à son dernier amour. Point de ces colères d'enfant contre la borne où vous vous êtes heurté. Il faudrait oublier jusqu'à une injustice dans les travaux d'un meilleur ouvrage. Que vos explications devant le public n'aillent pas ressembler à une apologie, et songez encore moins à vous retrancher dans quelque haineuse préface, à vous créneler dans une disgrâce, pour tirer, de là, sur tous ceux que vous n'avez pas pu séduire. Du haut de son buisson d'épines, la pie-grièche romantique dispute peut-être avec le croquant, mais, si, au pied du chêne où il s'est posé un moment, l'humble passereau, toujours un peu moqueur et bon compagnon, entend se rassembler des voix discordantes, il va chercher plus loin des échos favorables.
Je ne finirai pas sans consigner ici un aveu dont je n'ai pu trouver la place dans la rapide esquisse de cet avertissement. Je déclare que je dois l'idée première de la partie bouffonne de cette comédie à une grave tragédie allemande ; plusieurs détails relatifs à la nourrice Jourdan, à un excellent livre de M. Mortonval ; la réminiscence d'un sentiment de prêtre amoureux, au chapitre VII du roman de Cinq-Mars et, enfin, une phrase tout entière à mon ami Charles Nodier. Cette confession est la seule malice que je me permettrai contre des plagiaires qui pullulent chaque jour, et qui sont assez effrontés et assez pauvres pour ne m'épargner à moi-même ni leur vol, ni leur silence. La phrase de Nodier, je l'avais appropriée à mon dialogue avec cette superstition païenne qui pense éviter la foudre à l'abri d'une feuille de laurier, avec la foi du chrétien qui essaye à protéger sa demeure sous un rameau bénit. L'inefficacité du préservatif n'ébranlera pas dans mon coeur la religion de l'amitié.
Aulnay, 10 novembre 1831.

                    H. De Latouche

Cette protestation ne suffit point à l'auteur : il suivit et nota, sur la pièce imprimée, toutes les fluctuations du parterre et même des loges.
Ainsi l'on trouve successivement ces notes au bas des pages :

« Ici on commence à tousser.
«Murmures. Là, la pièce est attaquée par des personnes informées d'avance, et aussi bien que l'auteur, des chances de cette situation assez nouvelle.

En effet, la situation était si nouvelle, que le public ne voulut pas lui permettre de vieillir.

«Les murmures redoublent.
«Le parterre se lève, partagé entre deux opinions.
«Ce détail de moeurs, exactement historique, excite une vive réprobation.

Voir, à la page 56 de la pièce, le détail de moeurs.

«Rumeurs.
«Soulèvement presque général, causé par une chaste interprétation du parterre.

Voir, à la page 72, quelle pouvait être cette chaste interprétation.

«Oh ! Oh ! très prolongés.
«On s'indigne. Une voix : « Ils seront deux pour faire l'enfant ! »
«Interruption.
«Mouvement d'improbation. les cheveux blancs du vieux moine devaient cependant écarter l'idée d'indécence d'un tête-à-tête.
«Improbation méritée.
«La phrase a été coupée en deux par une interruption obscène.

Voir la phrase, à la page 115.

«Improbation.
«Mouvements divers.
«Après cette scène la VIIème du quatrième acte, la pièce, à peine entendue, n'a plus été jugée.

Ce fut le seul essai que M. de Latouche tenta au théâtre, et, à partir de ce moment, La Vallée-aux-Loups mérita plus que jamais son nom.

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