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Chapitre CCX


Une collaboration.

J'eus besoin de laisser passer quelques jours pour avoir le courage d'en revenir à mes vers, après avoir entendu et relu ceux d'Hugo.
J'étais tout disposé à faire pour Charles VII ce qu'Harel m'avait invité à faire pour Christine : à le remettre en prose.
Enfin, je réunis quelques amis à la maison, et je leur lus mon nouveau drame.
Mais, soit que je lusse mal, soit qu'ils fussent venus avec des préventions, la lecture ne fit pas même sur eux l'effet que j'en attendais.
Ce non-succès me découragea. Je devais lire, le surlendemain, à Harel, qui m'avait déjà envoyé ma prime de mille francs, et à George, à laquelle était destiné le rôle de Bérengère. J'écrivis à Harel de ne pas compter sur la pièce, et je lui renvoyai ses mille francs. J'étais décidé à ne pas faire jouer mon drame.
Harel ne crut ni à mon abnégation ni à mon honnêteté. Il accourut tout effaré chez moi. Je lui exposai mes raisons, dépréciant mon oeuvre avec autant de soin qu'un autre en eût mis à exalter la sienne. Mais, à tout ce que je lui disais, Harel prenait une prise, et répétait :
- Ce n'est pas cela !... ce n'est pas cela !... ce n'est pas cela !
- Mais qu'est-ce donc, alors ? m'écriai-je.
- C'est que le Théâtre-Français vous offre cinq mille francs de prime !
- A moi ?
- Je le sais.
- A moi, cinq mille francs de prime ?
- Je vous dis que je le sais, et la preuve...
Il tira de sa poche cinq billets de mille francs.
- La preuve, c'est que voilà les cinq mille francs que je vous apporte.
Et il me tendit les cinq billets.
J'en pris un.
- C'est bon, lui dis-je ; il n'y a rien de changé au programme ; je lirai après demain. Seulement, prévenez Lockroy de se trouver à la lecture.
- Eh bien, les quatre autres mille francs ?
- Ils ne m'appartiennent pas, mon cher ; en conséquence, reprenez-les.
Harel se gratta l'oreille, et me regarda de côté.
Il était évident qu'il ne comprenait pas.
Il avait tant d'esprit, pauvre Harel !
Le surlendemain, je lisais avec un succès immense à Harel, à George, à Janin et à Lockroy.
La pièce fut mise immédiatement en répétition. Elle devait passer aussitôt après un drame de Mirabeau, qui était à l'étude.
Je voudrais bien dire de qui était ce drame de Mirabeau ; mais je ne m'en souviens plus. Ce que je sais, c'est que le rôle principal était pour Frédérick, et que l'on comptait beaucoup sur l'ouvrage.
Quant à Charles VII, il fut distribué ainsi qu'il suit : Savoisy, Ligier ; Bérengère, George ; Yaqoub, Lockroy ; Charles VII, Delafosse ; Agnès Sorel, Noblet.
Cette besogne de distribution faite, je me tournai immédiatement vers Richard, dont la couleur toute moderne, le cachet politique, l'allure vivante et même un peu brutale, rentraient mieux dans mon âge et dans ma spécialité que les études du XVème et du XVIème siècle.
Hâtons-nous de dire que j'étais loin d'être familiarisé avec ces époques comme je le suis aujourd'hui.
J'écrivis à Goubaux que je me mettais à sa disposition, soit qu'il lui plût de venir, le lendemain, déjeuner avec moi, soit qu'il voulût me recevoir chez lui.
Nous étions devenus voisins ; j'avais quitté mon logement de la rue de l'Université, et j'avais pris un troisième étage dans le square d'Orléans, très belle maison qu'on venait de bâtir, rue Saint-Lazare, n° 42, et où habitaient déjà quelques-uns de mes amis, ­immermann, Etienne Arago, Robert Fleury, Gué. Je crois que ­immermann et Robert Fleury l'habitent encore aujourd'hui. Gué est mort. Etienne Arago est en exil.
Goubaux, qui demeurait rue Blanche, n° 19, me donna rendez-vous chez lui, pour six heures du soir.
Nous devions dîner d'abord et causer ensuite de Richard Darlington.
Je dis causer, parce que, au moment de lire, il se trouva qu'il n'y avait à peu près rien d'écrit.
Cependant, Goubaux avait trouvé quelques points de repère qui devaient servir de jalons à nos trois actes.
C'étaient surtout des traits de caractère pour le personnage de l'ambitieux. Un des principaux était celui où le docteur Grey, rappelant devant Richard et Mawbray, au moment où Richard va épouser Jenny, les circonstances de la fameuse nuit qui fait le sujet du prologue, raconte qu'une voiture s'arrêta à la porte. « Cette voiture avait-elle des armoiries ? » demande Richard.
Un autre, fort remarquable aussi, m'était donné pour en faire ce que je voudrais : la fille de Da Sylva, Caroline, la mère de Richard, a épousé un lord Wilmor ; c'est la fille de ce lord Wilmor qui va épouser Richard, séduit par le roi, et décidé à divorcer avec Jenny. Seulement, Caroline, qui ne voit dans Richard qu'un membre influent du Parlement, destiné un jour à être ministre, demande une entrevue à Richard pour lui révéler un grand secret ; ce secret, c'est l'existence d'un garçon perdu dans le petit village de Darlington, et qui, étant son fils, a droit à sa fortune. Richard écoute avec une attention croissante ; puis, à un moment donné, le récit de lady Wilmor coïncide de telle façon avec celui de Mawbray qu'il n'y a plus de doute pour lui : mais, au lieu de se révéler, au lieu de se jeter dans les bras de cette femme qui avoue sa honte, qui pleure, qui redemande son enfant, il s'écarte doucement d'elle, pour pouvoir se dire à demi-voix : « C'est ma mère ! » et se demander, à demi-voix toujours : « Quel peut être mon père ? »
Enfin, Richard a accepté les propositions du roi ; il faut qu'il se débarrasse de sa femme à quelque prix que ce soit, fût-ce par un crime.
Voilà à peu près où en était l'ouvrage à notre première causerie avec Goubaux.
De mon côté, je tenais ma parole : j'apportais le prologue entièrement exécuté.
C'était bien comme je l'avais fait que l'avait rêvé Goubaux. Je n'avais donc qu'à prendre courage, et continuer.
Pendant que Goubaux racontait, mon esprit s'était accroché à tous les fils tendus par lui, et, comme un actif tisserand, en moins d'une heure, j'avais presque entièrement tracé mon canevas.
Je lui fis part de mon travail d'esprit, tout informe qu'il était encore. La scène de divorce entre Richard et sa femme me plaisait surtout énormément. Une scène de Schiller m'était revenue à la mémoire, scène d'une beauté et d'une vigueur merveilleuses. Cette scène entre Philippe II et Elisabeth, je voyais moyen de l'appliquer à Richard et à Jenny. Quand nous en serons là, je mettrai les deux scènes en regard.
Tout ce travail préparatoire arrêté entre nous – en outre, une chose convenue, à savoir que Goubaux et Beudin écriraient ensemble la scène des élections, pour laquelle je manquais de détails, tandis que Beudin avait assisté, à Londres, à des scènes de ce genre – Goubaux me regarda.
- Une seule chose m'inquiète maintenant, dit-il.
- Une seule ?
- Oui, je vois tout le reste de la pièce, et, en vos mains, cela ne peut venir qu'à bien.
- Et quelle est cette chose qui vous inquiète ?
- Le dénouement.
- Comment, le dénouement ? Mais nous l'avons trouvé, Mawbray se présente comme témoin, et dit à Richard, près de signer. « Tu es mon fils, et je suis le bourreau ! » Richard tombe à la renverse et un coup de sang l'envoie à tous les diables, où il mérite bien d'aller.
- Non, ce n'est point cela, dit Goubaux en secouant la tête
- Qu'est-ce donc, alors ?
- C'est la façon dont il se débarrassera de sa femme.
- Ah ! dis-je. Et vous n'avez aucune idée là-dessus ?
- J'avais bien l'idée de la lui faire empoisonner en prenant le thé.
Je secouai la tête à mon tour.
- Il faut que la mort de Jenny soit, non pas une chose réfléchie, mais une chose de situation, un acte d'emportement.
- Eh ! oui, je le sens bien... Mais un coup de poignard... Richard n'est pas un Antony, Richard ne porte pas un poignard dans la poche de son habit !
- Aussi, dis-je, il ne lui donnera pas un coup de poignard.
- Mais, s'il ne l'empoisonne pas, s'il ne lui donne pas un coup de poignard, que lui fera-t-il ?
- Il la f... par la fenêtre !
- Hein ?
Je répétai.
- Je croyais avoir mal entendu, dit Goubaux.
- Non.
- Mais vous êtes fou, mon cher ami !
- Laissez-moi faire.
- Mais c'est impossible !
- Je vois la scène... Au moment où Richard croit Jenny enlevée par Tompson, il la retrouve cachée dans le cabinet de la chambre même où l'on va signer le contrat ; au même moment, il entendra dans l'escalier les pas de Da Sylva et de sa fille. Pour ne pas être surpris avec Jenny, il n'aura plus qu'un moyen, c'est de la jeter par la fenêtre et il l'y jettera.
- Je vous avoue que vous m'épouvantez avec vos moyens ! Au second acte, il casse la tête de Jenny contre un meuble, au troisième acte, il la jette par la fenêtre... Oh ! là là !
- Ecoutez, laissez-moi toujours faire la chose comme je l'entends ; la chose faite, si elle est absurde, nous la supprimerons.
- Vous entendrez raison ?
- Moi ? Soyez tranquille ; une fois convaincu, je referai, s'il le faut, la pièce d'un bout à l'autre.
- A quand le premier acte ?
- Nous sommes... quel jour de la semaine ?
- Lundi.
- Venez dîner avec moi jeudi : il sera fait.
- Mais vos répétitions de l'Odéon ?
- Bah ! on a collationné les rôles aujourd'hui ; pendant une quinzaine de jours, on va lire autour d'une table, ou répéter les rôles à la main. Dans quinze jours, Richard sera fait.
- Amen !
- Adieu.
- Vous vous en allez déjà ?
- Je vais aller travailler.
- A quoi ?
- Mais à Richard donc ! Croyez-vous que j'aie trop de temps ? Il n'est pas commode à engrener, notre premier acte.
- N'oubliez pas le rôle de Tompson !
- Soyez tranquille, je le tiens... Quand nous serons à la scène où Mawbray le tue, nous lui ferons une mort à la Shakespeare.
- Mawbray le tue donc ?
- Oui... Ne vous en avais-je pas prévenu ?
- Non.
- Diable ! cela vous contrarierait-il que Mawbray tuât Tompson ?
- Moi ? Pas le moins du monde.
- Vous me l'abandonnez ?
- Tompson ? Parfaitement.
- Alors, c'est un homme mort... Adieu !
Et je sortis tout courant, et revins me coucher. A cette époque, j'avais encore l'habitude de ne faire mes drames qu'au lit.
Pendant que j'écrivais le premier tableau du premier acte, Goubaux et Beudin faisaient la scène des élections, si vive, si animée, si pleine de caractère. Lorsque Goubaux vint dîner avec moi, le jeudi suivant, tout était prêt, et les deux tableaux pouvaient se souder l'un à l'autre.
Je me mis alors au second acte, c'est-à-dire à la partie vivante du drame. Richard, arrivé par son talent aux premiers rangs de l'opposition, refuse toutes les offres qui lui sont faites par les ministres ; mais, adroitement poussé en face d'un inconnu, cet inconnu lui fait non seulement de telles offres, mais encore de telles promesses, que Richard vend sa conscience pour devenir le gendre de lord Wilmor, et être ministre.
C'est dans le second tableau de cet acte que se passe la scène de divorce entre Richard et Jenny, scène imitée de Schiller.
Le mardi suivant, nous eûmes une nouvelle réunion. Tout allait à merveille, excepté la scène entre le roi et Richard. Je l'avais complètement manquée ; Goubaux s'en chargea et la refit telle qu'elle est, c'est-à-dire une des meilleures et des plus habiles de l'ouvrage.
Quant à la scène imitée de Schiller, voici le point d'imitation :

Acte IV - scène IX
Le roi - Je ne me connais plus moi-même ! Je ne respecte plus aucune voix, aucune loi de la nature, aucun droit des nations !
La reine. - Combien je plains Votre Majesté !
Le roi. - Me plaindre ? La pitié d'une impudique !
L'infante, se jetant tout effrayée dans les bras de sa mère. - Le roi est en colère et ma mère chérie pleure ! Le roi arrache l'infante des bras de sa mère.
La reine, avec douceur et dignité, mais d'une voix tremblante - Je dois pourtant garantir cette enfant des mauvais traitements !... Viens avec moi, ma fille ! Elle la prend dans ses bras. Si le roi ne veut pas te reconnaître, je ferai venir de l'autre côté des Pyrénées des protecteurs pour défendre notre cause !
Elle veut sortir.
Le roi, troublé. - Madame !
La reine. - Je ne puis plus supporter... C'en est trop ! Elle s'avance vers la porte, mais s'évanouit et tombe avec l'infante.
Le roi, courant à elle, avec effroi - Dieu ! Qu'est-ce donc ?
L'infante, avec des cris de frayeur. - Hélas ! ma mère saigne ! Elle s'enfuit en pleurant.
Le roi, avec anxiété - Quel terrible accident ! Du sang !... Ai-je mérité que vous me punissiez si cruellement ?... Levez-vous ! Remettez-vous !... On vient... Levez-vous !... On vous surprendra... Levez-vous !... Faut-il que toute ma cour se repaisse de ce spectacle ? Faut-il donc vous prier de vous lever ?...

A Richard, maintenant.
Richard veut forcer Jenny à signer le divorce. Jenny refuse.
Jenny. - Mais que voulez-vous donc, alors ? Expliquez-vous clairement ; car tantôt je comprends trop, et tantôt pas assez.
Richard. - Pour vous et pour moi, mieux vaut un consentement mutuel.
Jenny. - Vous m'avez donc crue bien lâche ? Que, moi, j'aille devant un juge, sans y être traînée par les cheveux, déclarer de ma voix, signer de ma main que je ne suis pas digne d'être l'épouse de sir Richard ? Vous ne me connaissez donc pas, vous qui croyez que je ne suis bonne qu'aux soins d'un ménage dédaigné ; qui me croyez anéantie par l'absence ; qui pensez que je ploierai parce que vous appuierez le poing sur ma tête ? Dans le temps de mon bonheur, oui, cela aurait pu être ; mais mes larmes ont retrempé mon coeur ; mes nuits d'insomnie ont affermi mon courage ; le malheur enfin m'a fait uné volonté ! Ce que je suis, je vous le dois, Richard ; c'est votre faute ; ne vous en prenez donc qu'à vous... Maintenant, voyons ! à qui aura le plus de courage du faible ou du fort. Sir Richard, je ne veux pas !
Richard. - Madame, jusqu'ici, je n'ai fait entendre que des paroles de conciliation.
Jenny. - Essayez d'avoir recours à d'autres !
Richard, marchant à elle - Jenny !
Jenny, froidement. - Richard !
Richard. - Malheureuse ! savez-vous ce dont je suis capable ?
Jenny. - Je le devine.
Richard. - Et vous ne tremblez pas ?
Jenny. - Voyez.
Richard, lui prenant les mains. - Femme !
Jenny, tombant à genoux de la secousse - Ah !
Richard. - A genoux !
Jenny, les mains au ciel. - Mon Dieu, ayez pitié de lui ! Elle se relève.
Richard. - Ah ! c'est de vous qu'il a pitié, car je m'en vais... Adieu, Jenny ; demandez au ciel que ce soit pour toujours !
Jenny, courant à lui, et lui jetant les bras autour du cou. - Richard ! Richard ! ne t'en va pas !
Richard. - Laissez-moi partir.
Jenny. - Si tu savais comme je t'aime !
Richard. - Prouvez-le-moi.
Jenny. - Ma mère ! ma mère !
Richard. - Voulez-vous ?
Jenny. - Tu me l'avais bien dit !
Richard. - Un dernier mot.
Jenny. - Ne le dis pas.
Richard. - Consens-tu ?
Jenny. - Ecoute-moi.
Richard. - Consens-tu ? Jenny se tait. C'est bien. Mais plus de messages, plus de lettres... Que rien ne vous rappelle à moi, que je ne sache même pas que vous existez ! Je vous laisse une jeunesse sans époux, une vieillesse sans enfant.
Jenny. - Pas d'imprécations ! pas d'imprécations !
Richard. - Adieu !
Jenny. - Vous ne partirez pas !
Richard. - Damnation !
Jenny. - Vous me tuerez plutôt !
Richard. - Ah ! laissez-moi ! Jenny, repoussée, va tomber la tête sur l'angle d'un meuble.
Jenny. - Ah !... Elle se relève tout ensanglantée. Ah ! Richard !... Elle chancelle en étendant les bras de son côté, et retombe. Il faut que je vous aime bien ! Elle s'évanouit.
Richard. - Evanouie !... blessée !... Du sang !... Malédiction !... Jenny !... Jenny ! Il la porte sur un fauteuil. Et ce sang qui ne s'arrête pas... Il l'étanche avec son mouchoir. Je ne peux cependant pas rester éternellement ici. Il se rapproche d'elle Jenny, finissons... Je me retire... Tu ne veux pas répondre ?... Adieu donc !...

Restait le dernier acte.
Le dernier acte se compose de trois tableaux : le premier se passe dans l'hôtel de Richard, à Londres, le second, dans une forêt ; le troisième, dans la chambre de Jenny.
On sait l'engagement que j'avais pris de faire jeter Jenny par la fenêtre. Eh bien, je m'apprêtais bravement à le tenir, et j'écrivais, comme d'habitude, la scène dans mon lit.
Voici la situation :
Mawbray a tué Tompson, qui enlevait Jenny, et a ramené celle-ci dans la chambre où a eu lieu, entre elle et son mari, la scène du second acte. Cette chambre n'a que deux portes : une qui donne sur l'escalier, l'autre dans un cabinet, et une fenêtre d'où la vue plonge dans un précipice.
A peine Jenny est-elle restée seule avec ses terreurs – car elle ne peut pas douter que ce ne soit son mari qui l'ait fait enlever – qu'elle entend et reconnaît le pas de Richard. Ne pouvant fuir, elle se réfugie dans le cabinet. Richard entre.
Richard. - J'arrive à temps ! A peine si je dois avoir, sur le marquis et sa famille, une demi-heure d'avance. - James, apportez des flambeaux, et tenez-vous à la porte pour conduire ici les personnes qui arriveront dans un instant... Bien... Allez ! Tirant sa montre. Huit heures ! Tompson doit être maintenant à Douvres, et, demain matin, il sera à Calais. Dieu le conduise !... Voyons si rien n'indique que cet appartement a été habité par une femme. Apercevant le chapeau et le châle que Jenny vient de déposer sur une chaise. La précaution n'était pas inutile... Que faire de cela ? Je n'ai pas la clef des armoires... Les jeter par la fenêtre : on les retrouvera demain... Ah ! des lumières sur le haut de la montagne... C'est sans doute le marquis ; il est exact... Mais où diable mettre ces chiffons ? Ah ! ce cabinet... j'en retirerai la clef Il ouvre le cabinet.
Jenny - Ah !
Richard, la saisissant par le bras. - Qui est là ?
Jenny. - Moi, moi, Richard... Ne me faites point de mal !
Richard, l'attirant vers le théâtre . - Jenny ! mais c'est donc un démon qui me la jette à la face toutes les fois que je crois être débarrassé d'elle ?... Que faites-vous ici ? Qui vous y ramène ? Parlez vite...
Jenny. - Mawbray !
Richard. - Mawbray ! toujours Mawbray ! où est-il, que je me venge enfin sur un homme ?
Jenny. - Il est loin... bien loin... reparti pour Londres... Grâce pour lui !
Richard. - Eh bien ?
Jenny. - Il a arrêté la voiture.
Richard. - Après ?... Ne voyez-vous pas que je brûle ?
Jenny. - Et moi, que je...
Richard. - Après ? vous dis-je !
Jenny. - Ils se sont battus.
Richard. - Et ?
Jenny. - Et Mawbray a tué Tompson.
Richard. - Enfer !... Alors, il vous a ramenée ici ?
Jenny. - Oui... Oui... pardon !
Richard. - Jenny, écoutez !
Jenny. - C'est le roulement d'une voiture.
Richard. - Cette voiture...
Jenny. - Eh bien ?
Richard. - Elle amène ma femme et sa famille.
Jenny. - Votre femme et sa famille !... Et moi, moi, que suis-je donc ?
Richard. - Vous, Jenny ? vous ?... Vous êtes mon mauvais génie ! Vous êtes l'abîme où vont s'engloutir toutes mes espérances ! vous êtes le démon qui me pousse à l'échafaud, car je ferai un crime !
Jenny. - Oh ! mon Dieu !
Richard. - C'est qu'il n'y a plus à reculer, voyez-vous ! vous n'avez pas voulu signer le divorce, vous n'avez pas voulu quitter l'Angleterre.
Jenny. - Oh ! maintenant, maintenant, je veux tout ce que vous voudrez.
Richard. - Eh ! maintenant, il est trop tard !
Jenny. - Qu'allez-vous donc faire alors ?
Richard. - Je ne sais... mais priez Dieu !
Jenny. - Richard !...
Richard, lui mettant la main sur la bouche. - Silence ! Ne les entendez- vous pas. Ne les entendez-vous pas ? Ils montent !... Ils montent !... Ils vont trouver une femme ici !

Je m'arêtai tout court. J'avais été tant que j'avais pu aller. Il s'agissait, maintenant, de tenir ma parole à Goubaux.
Je sautai de mon lit à terre.
- C'est impossible ! m'écriai-je me parlant à moi-même, et Goubaux l'avait bien dit : Richard va être forcé de prendre sa femme, de la traîner vers la fenêtre ; elle se défendra ; le public ne supportera pas la vue de cette lutte, et il aura parfaitement raison... D'ailleurs, en l'enlevant par-dessus le balcon, Richard montrera aux spectateurs les jambes de sa femme : les spectateurs riront, ce qui est bien pis que de siffler... Décidément, je suis une brute j... Il doit, cependant, y avoir un moyen !
Le moyen n'était pas facile à trouver ; aussi je le cherchai quinze jours inutilement.
Goubaux ne comprenait rien au temps que je mettais à exécuter le troisième acte. Il m'écrivait lettres sur lettres. Je ne voulais pas lui avouer la cause réelle de mon retard ; je prenais toute sorte de prétextes : je faisais mes répétitions, j'allais voir ma fille chez sa nourrice, j'avais une partie de chasse, que sais-je, moi ? tous prétextes aussi valables à peu près que ceux que donne Pierre Schlemill pour s'excuser de n'avoir pas d'ombre.
Enfin, une belle nuit, je me réveillai en sursaut en criant comme Archimède : eurêka ! et, dans le même costume que lui, je courus, non pas les rues de Syracuse, mais les coins et les recoins de ma chambre pour trouver un briquet phosphorique.
Les bougies allumées, je me recouchai, je pris mon crayon, mon manuscrit, et, haussant les épaules, en mépris de moi-même :
- Pardieu ! dis-je, c'était simple comme l'oeuf de Christophe Colomb ; seulement, il fallait casser le bout !
Le bout était cassé : il n'y avait plus de lutte, Jenny ne risquait plus de montrer ses mollets, et Richard jetait toujours sa femme par la fenêtre.
Voici le mécanisme :
Après ces mots : « Ils vont trouver une femme ici ! » Richard courait à la porte, et la fermait à double tour.
Pendant ce temps, Jenny courait à la fenêtre, et, du balcon, criait : « Au secours ! au secours ! »
Richard l'y suivait précipitamment ; Jenny tombait à ses genoux. On entendait du bruit dans l'escalier ; Richard tirait à lui les deux battants de la fenêtre, s'enfermant avec Jenny sur le balcon. Un cri retentissait. Richard, pâle et s'essuyant le front, repoussait d'un coup de poing les deux battants de la croisée. Il était seul sur le balcon. Jenny avait disparu !
Le tour était fait !
A huit heures du matin, j'écrivais la dernière ligne du troisième acte de Richard, et, à neuf heures, j'étais chez Goubaux ; à dix, il reconnaissait que la fenêtre était, en effet, le seul chemin par lequel Jenny pût sortir.

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1998-2010
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