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Chapitre CCVI


Aspect de Trouville. – La mère Oseraie. – Comment on se couche à Trouville quand on est marié. – Le prix des peintres, et celui du commun des martyrs. – Les connaissances de la mère Oseraie. – De quelle manière elle avait sauvé la vie au paysagiste Huet. – Ma chambre et celle de ma voisine. – Un dîner de vingt francs pour cinquante sous. – Promenade sur la plage. – Résolution héroïque.

Le temps fit honneur à la parole de nos matelots : la mer était calme, le vent bon, et, après une charmante traversée de trois heures, en suivant cette côte pittoresque du haut de laquelle, seize ans plus tard, le roi Louis-Philippe, à qui nous venions de faire une si rude guerre, devait, avec tant d'angoisse, interroger la mer, et lui demander un bâtiment, ne fût-ce qu'une simple barque pareille à celle que trouva Xerxès pour traverser l'Hellespont, nos matelots signalèrent Trouville.
Trouville se composait, alors, de quelques maisons de pêcheurs groupées sur la rive droite de la Touque, à l'embouchure de cette rivière, entre deux petites chaînes de collines qui enferment cette charmante vallée comme un écrin renferme une parure. Le long de la rive gauche s'étendaient d'immenses pâturages qui me promettaient une magnifique chasse aux bécassines.
La mer était retirée, et la plage, unie et resplendissante comme un miroir, était à sec.
Nos matelots nous firent monter à califourchon sur leurs épaules, et nous descendirent sur le sable.
Il y a pour moi, dans la vue de la mer, dans l'aspiration de ses âcres senteurs, dans son murmure éternel, une fascination immense. Quand il y a longtemps que je n'ai vu la mer, je m'ennuie d'elle comme d'une maîtresse bien-aimée, et, bon gré mal gré, il faut que je revienne, pour la vingtième fois, respirer son haleine et savourer ses baisers. Les trois mois, sinon les plus heureux, du moins les plus sensuels de ma vie, furent ceux que je passai, avec mes matelots siciliens, dans un speronare, pendant mon odyssée sur la mer Tyrrhénienne. Mais, alors, je débutais dans ma carrière maritime, et, pour un début, ce n'était point mal, on en conviendra, de découvrir un port de mer tel que Trouville.
La plage, au reste, était vivante et animée comme dans un jour de foire. A notre gauche, au milieu d'un archipel de roches, tout un monde d'enfants récoltait de pleins paniers de moules ; à notre droite, des femmes, à grands coups de bêche, fouillaient le sable, pour en tirer des espèces de petites anguilles qui ressemblent aux fils de cette salade qu'on appelle de la barbe de capucin ; enfin, tout autour de notre petite barque, encore flottante, mais qui promettait d'être bientôt à sec, une foule de pêcheurs et de pécheuses de crevettes marchaient au pas gymnastique, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, et poussant devant eux le filet emmanché d'une longue perche où ils font leur grouillante récolte.
Nous nous arrêtions à chaque pas ; tout était nouveau pour nous sur cette plage inconnue. Cook, abordant aux îles des Amis, n'était pas plus préoccupé ni plus heureux que moi. Ce que voyant nos matelots, ils nous annoncèrent qu'ils allaient porter nos malles à l'auberge et y annoncer notre venue.
- A l'auberge ! mais à laquelle ? demandai-je.
- Il n'y a pas à se tromper, répondit le loustic de la troupe, il n'y en a qu'une.
- A quelle enseigne ?
- Elle n'a pas d'enseigne. Vous demanderez la mère Oseraie ; le premier venu vous indiquera sa maison.
Ce renseignement nous rassura, et nous n'hésitâmes plus à flâner en toute conscience sur la plage de Trouville.
Une heure après, des flots de sable traversés, deux ou trois indications demandées en français et répondues en trouvillois, nous arrivâmes à aborder à notre auberge.
Une femme d'une quarantaine d'années, grasse, propre, avenante, le sourire narquois du paysan normand sur les lèvres, vint au-devant de nous.
C'était la mère Oseraie, laquelle ne se doutait peut-être pas de la célébrité que devait lui donner, un jour, le Parisien qu'elle recevait d'un air presque goguenard. Pauvre mère Oseraie ! si elle s'en fût doutée, peut-être m'eût-elle traité comme Platon, dans sa République conseille de traiter les poètes : couronnés de fleurs et mis à la porte. Tout au contraire, elle s'avança à ma rencontre, et, après m'avoir regardé avec curiosité, des pieds à la tête :
- Bon ! C'est vous ? dit-elle.
- Comment, c'est moi ? lui demandai-je.
- Oui, puisqu'on a apporté vos paquets et retenu deux chambres.
- Ah ! bien, je comprends.
- Pourquoi deux chambres ?
- Une pour moi, une pour madame.
- Ah ! c'est que, chez nous, quand on est marié, on couche ensemble.
- D'abord, qui vous dit que madame et moi soyons mariés ?... Et puis, quand nous le serions, je suis de l'avis d'un de mes amis qu'on appelle Alphonse Karr !
- Eh bien, que dit-il, votre ami qu'on appelle Alphonse Karr ?
- Il dit qu'au bout d'un certain temps, quand un homme et une femme n'ont qu'une chambre, ils cessent d'être amant et maîtresse, et deviennent mâle et femelle ; voilà ce qu'il dit.
- Ah !... je ne comprends pas... Enfin, n'importe ! Vous voulez deux chambres ?
- Parfaitement.
- Eh bien, vous les aurez ; mais j'aurais mieux aimé que vous n'en prissiez qu'une.
Je n'affirmerais pas qu'elle dit prissiez, mais le lecteur me pardonnera d'ajouter cet enjolivement à notre dialogue.
- Bon ! je vous vois venir, répondis-je ; vous nous l'eussiez fait payer comme deux, et vous en eussiez eu une de plus à louer aux voyageurs.
- Justement !... Tiens, vous n'êtes pas encore trop bête pour un Parisien, vous !
Je saluai la mère Oseraie.
- Je ne suis pas tout à fait de Paris, lui dis-je ; mais ça ne fait rien.
- Ainsi, vous voulez les deux chambres ?
- J'y tiens.
- Je vous préviens qu'elles donnent l'une dans l'autre.
- A merveille !
- On va vous y conduire.
Elle appela une belle grosse fille au nez, aux yeux et aux jupes retroussés
- Conduisez madame à sa chambre, dis-je à la servante ; moi, je reste à causer avec la mère Oseraie.
- Pourquoi ça ?
- Parce que je trouve votre conversation agréable.
- Farceur !
- Et puis je désire savoir un peu ce que vous me prendrez par jour.
- Et la nuit, ça ne compte donc pas ?
- Par jour et par nuit.
- Il y a deux prix : quand ce sont des peintres, c'est quarante sous.
- Comment, quarante sous ? Quarante sous pour quoi ?
- Pour la nourriture et le logement, donc !
- Ah ! quarante sous ! Et combien de repas ?
- Tant qu'on veut ! Deux, trois, quatre...à sa faim, quoi !
- Bien ! vous dites donc que c'est quarante sous par jour ?
- Pour les peintres...Etes-vous peintre, vous ?
- Non.
- Eh bien, ça sera cinquante sous, et cinquante sous pour votre dame, cent sous.
Je ne pouvais pas croire au chiffre.
- Cent sous, alors... pour deux, trois ou quatre repas et deux chambres ?
- Cent sous... Est-ce que vous croyez que c'est trop cher ?
- Non, si vous ne nous augmentez pas.
- Et pour quoi donc faire vous augmenterais-je ?
- Dame ! ça s'est vu.
- Ah ! pas ici... Si vous étiez peintre, ça ne serait que quarante sous.
- D'où vient ce rabais au profit des peintres ?
- C'est que ce sont de bons enfants, et que je les aime. Ce sont eux qui ont commencé la réputation de mon auberge.
- A propos, connaissez-vous un peintre nommé Decamps ?
- Decamps ? Je crois bien !
- Et Jadin ?
- Jadin ? Je ne connais que ça.
Je crus que la mère Oseraie se vantait ; mais j'avais une pierre de touche.
- Et Huet ? lui demandai-je.
- Oh ! celui-là, certainement que je le connais aussi.
- Vous ne vous rappelez rien de particulier sur lui ?
- Si fait, je me rappelle que je lui ai sauvé la vie.
- Bah ! et comment cela, donc ?
- Un jour qu'il s'étranglait avec une arête de sole... Faut-il être bête de s'étrangler avec une arête de sole !
- Et de quelle façon lui avez-vous sauvé la vie ?
- Ah ! ça, il était temps. Figurez-vous qu'il était déjà cramoisi.
- Que lui avez-vous fait ?
- Je lui ai dit : « Prenez patience, et attendez-moi. »
- Ce n'est pas facile de prendre patience, quand on s'étrangle.
- Dame ! que voulez-vous ! ce n'était pas ma faute... Alors, j'ai couru le plus vite que j'ai pu au jardin ; j'ai arraché un poireau, je l'ai lavé, j'en ai coupé la barbe, et je lui ai fourré le poireau jusqu'au fond du gosier... C'est souverain pour les arêtes !
- En effet, je le crois.
- Aussi, il ne parle jamais de moi que les larmes aux yeux.
- D'autant plus que le poireau est de la famille des oignons... C'est égal, ça me contrarie.
- Qu'est-ce qui vous contrarie ? Qu'il ne se soit pas étranglé, ce pauvre cher homme ?
- Non pas ! non pas ! J'en suis enchanté, et je vous remercie en son nom et au mien : c'est un de mes amis et, de plus, un homme d'un grand talent... Mais je suis contrarié que Trouville ait été découvert par trois peintres avant de l'être par un poète.
- Vous êtes donc poète, vous !
- Dame ! je n'ose pas trop dire que oui.
- Qu'est-ce que c'est que ça, un poète ? 0a a-t-il des rentes ?
- Non.
- Eh bien, alors, c'est un mauvais état.
Je vis que j'avais donné à la mère Oseraie une assez pauvre idée de moi.
- Voulez-vous que je vous paye une quinzaine d'avance ?
- Pour quoi faire ?
- Dame ! si vous avez peur qu'en ma qualité de poète, je ne m'en aille sans vous payer !
- Si vous vous en allez sans me payer, ça sera tant pis pour vous, et non pas pour moi.
- Comment cela ?
- En ce que vous aurez volé une brave femme, donc ! car je suis une brave femme, moi.
- Je commence à le croire, mère Oseraie ; mais, moi aussi, vous le verrez, je suis un bon garçon.
- Eh bien, franchement, ça me fait cet effet-là... Dînerez-vous ?
- Je crois bien ! Plutôt deux fois qu'une.
- Alors, montez chez vous, et laissez-moi à mes affaires.
- Mais que nous donnerez-vous à dîner ?
- Ah ! ça me regarde !
- Comment, cela vous regarde ?
- Oui... Si vous n'êtes pas content, vous irez ailleurs.
- Mais vous êtes toute seule !
- 0a veut dire qu'il faut que vous en passiez par où je veux, mon bel ami... Allons, à votre chambre!
Je commençais à me faire aux manières de la mère Oseraie : c'était ce que l'on appelle, dans La Morale en action et dans les recueils d'anecdotes, « la franchise villageoise ».
J'eusse autant aimé « l'urbanité parisienne » ; mais la mère Oseraie était faite ainsi, et force m'était bien de la prendre comme elle était faite.
Je montai à ma chambre : c'était un quadrilatère passé à la chaux, avec un parquet de sapin, une table de noyer, un lit de bois peint en rouge, et une cheminée ayant un miroir à barbe au lieu de la glace, et, pour garniture, deux pots de verre façonnés en corne d'abondance ; plus, le bouquet d'oranger de la mère Oseraie, âgé de vingt ans, et frais comme le premier jour, grâce à la cloche qui le défendait du contact de l'air. Des rideaux de calicot à la fenêtre, des draps de toile au lit – draps et rideaux blancs comme la neige, complétaient l'ameublement.
Je passai dans la chambre à côté. Elle était meublée sur le même modèle, et possédait, en outre, une commode à ventre bombé, avec incrustations de bois de différentes couleurs, qui sentait la du Barry d'une lieue, et qui, restaurée, redorée, rabibochée, aurait tenu sa place dans l'atelier d'un des trois peintres que la mère Oseraie venait de nommer.
Au reste, de l'une et de l'autre fenêtre, la vue était magnifique. De la mienne, on voyait la vallée de la Touque, s'enfonçant vers Pont-l'Evêque, au milieu de ses deux collines boisées ; de celle de ma compagne, la mer, toute sillonnée de petits bâtiments pécheurs dont les voiles blanchissaient à l'horizon, et qui attendaient la marée pour revenir avec elle.
Le hasard m'avait bien partagé en me donnant la chambre qui plongeait sur la vallée : si j'avais eu la mer, ses vagues, ses mouettes, ses bâtiments, son horizon confondu avec le ciel éternellement devant les yeux, il m'eût été impossible de travailler.
J'avais complètement oublié le dîner, quand j'entendis la mère Oseraie qui m'appelait.
- Eh ! monsieur le poète !
- Eh ! la mère ! répondis-je.
- Allons ! le dîner est prêt.
J'offris le bras à ma voisine, et nous descendîmes.
O digne mère Oseraie ! Comme je me repentis, à la vue de votre potage, de vos côtelettes de Présalé, de vos soles en matelotte, de votre homard en mayonnaise, de vos deux bécassines rôties et de votre salade de crevettes, d'avoir pu un instant douter de vous !
Cinquante sous un dîner qui, à Paris, eût coûté vingt francs ! Il est vrai que le vin se payait à part ; mais on était libre de boire du cidre à discrétion.
Ma compagne de voyage se proposait de faire, avec la mère Oseraie, un bail de trois, six, neuf. Pendant ces neuf ans-là, à son avis, nous pouvions économiser cent cinquante mille francs !
Peut-être avait-elle raison, pauvre Mélanie ! Mais comment Paris et ses émeutes se seraient-ils passés de moi ?
Aussitôt le dîner fini, nous reprîmes le chemin de la plage.
La marée était dans son plein, et les barques rentraient au port comme un troupeau de moutons au bercail.
Les femmes attendaient sur la grève, avec leurs grands paniers à transporter le poisson.
Chacune reconnaissait de loin sa barque et son équipage. La mère nommait son fils ; la soeur, son frère ; la femme, son mari.
Tout cela, avant de se parler de la voix, se parlait du geste, et savait si la pêche avait été bonne ou mauvaise.
Pendant ce temps, un chaud soleil de juillet descendait à l'horizon, au milieu de gros nuages qu'il frangeait de pourpre, et à travers les intervalles desquels il dardait ses rayons d'or, flèches d'Apollon qui venaient se briser dans la mer.
Je ne sais rien de plus beau, de plus grand, de plus magnifique, qu'un coucher de soleil dans l'océan !
Nous restâmes sur la plage jusqu'à ce qu'il fit nuit complète.
Je compris parfaitement que, si je ne brisais dès le principe ce désir de contemplation qui s'emparait de moi, je passerais mes journées à tirer des oiseaux de mer, à cueillir des huîtres sur les rochers, et à pécher des anguilles dans le sable.
Je résolus donc, pour combattre cette douce ennemie qu'on appelle l'oisiveté, de me mettre au travail dès le soir même, s'il était possible.
J'avais un traité avec Harel, et il était convenu que je lui rapporterais une pièce en cinq actes en vers, intitulée Charles VII chez ses grands vassaux.
M. Granier, dit de Cassagnac a publié, en 1833, un travail sur moi, continué depuis par M. Jacquot, dit de Mirecourt, travail dans lequel il indiquait les sources où j'avais puisé tous mes sujets de pièce, et pris toutes mes idées de roman. Je compte, au fur et à mesure que j'avancerai dans mes Mémoires, faire ce travail sur moi-même, et j'affirme que mon travail sera plus complet et plus consciencieux que celui de ces deux illustres critiques ; seulement, j'espère que mes lecteurs n'exigeront point qu'il soit aussi malveillant.
Disons donc comment l'idée de faire Charles VII nous est venue, et de quels éléments hétérogènes se composa ce drame.

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