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Chapitre CXCVII


Ma foi dramatique chancelle. – Bocage et Dormi me réconcilient avec moi- même. – Un procès politique où je méritais de figurer. – Chute du ministère Laffitte. – L'Autriche et le duc de Modène. – Le maréchal Maison ambassadeur à Vienne. – Histoire d'une de ses dépêches. – Casimir Perier Premier ministre. – Quel accueil il reçoit au Palais-Royal – On lui fait amende honorable.

On a vu le peu de succès de lecture qu'Antony avait obtenu près de M. Crosnier. Il en était résulté que, de même qu'on ne s'était nullement gêné au Théâtre-Français pour faire passer avant moi le drame de Don Carlos ou l'Inquisition :, on ne se gêna nullement, à la Porte-Saint-Martin, pour faire passer tout ce qu'il y avait à passer.
Pauvre Antony ! il avait déjà près de deux ans d'existence. Mais ce retard, il faut l'avouer, au lieu de lui nuire en quoi que ce fût, lui devait, au contraire, devenir très profitable.
Pendant ces deux années, les événements avaient marché et avaient fait à la France une de ces situations fiévreuses dans lesquelles les explosions des excentricités individuelles ont un immense écho. Il y avait dans l'époque quelque chose de maladif et de bâtard qui répondait à la monomanie de mon héros.
Au reste, comme je l'ai dit, je n'avais plus aucune opinion arrêtée sur mon drame ; ma foi, toute juvénile, n'avait tenu que pour Henri III et pour Christine ; mais l'horrible concert de sifflets qui m'avait assourdi, à la représentation de cette dernière pièce, avait ébranlé cette foi jusque dans ses bases les plus profondes.
Puis était venue la révolution qui m'avait jeté dans un tout autre ordre d'idées, et qui m'avait fait croire que j'étais destiné à devenir ce qu'on appelle en politique un homme d'action, croyance qui était tombée encore plus vite que ma croyance littéraire.
Puis avait eu lieu la représentation de mon Napoléon Bonaparte, ouvrage dont, avec épouvante, j'avais reconnu le peu de valeur, malgré le fanatique enthousiasme qu'il avait excité à la lecture.
Enfin arrivait Antony, qui n'inspirait aucun fanatisme, aucun enthousiasme, ni à la lecture, ni à la répétition, et que, dans mon for intérieur, je croyais destiné à clore par une chute la courte série de mes succès.
Est-ce que M. Fossier, M. Oudard, M. Picard, M. Deviolaine, auraient eu raison, par hasard ? Est-ce que j'eusse mieux fait d'aller à mon bureau, comme me l'avait conseillé l'auteur de La Petite Ville et des Deux Philibert ?
C'était un peu tard pour faire ces réflexions, au moment où je venais de donner ma démission définitive.
Je ne les en faisais pas moins, et elles ne m'égayaient pas davantage.
Ce qui me consolait, c'est que Crosnier ne paraissait pas faire plus grand cas de Marion Delorme que d'Antony, et que, moi, j'admirais fort Marion Delorme.
Je pouvais me tromper sur ma pièce ; mais, à coup sûr, je ne me trompais pas sur celle d'Hugo, tandis que, au contraire, Crosnier, se trompant sur la pièce d'Hugo, pouvait parfaitement se tromper sur la mienne.
En attendant, les répétitions allaient leur train.
Ce que j'avais prévu arrivait : au fur et à mesure qu'avançaient les répétitions, les deux rôles principaux prenaient, représentés par madame Dorval et par Bocage, des proportions qu'ils étaient loin d'avoir, représentés par mademoiselle Mars et par Firmin. L'absence des traditions scolastiques, l'habitude de jouer du drame une certaine sympathie des acteurs pour leurs rôles, sympathie qui n'existait pas au Théâtre-Français, tout cela réhabilitait peu à peu le pauvre Antony à mes propres yeux. Il est vrai de dire que, en sentant approcher le jour de la représentation, les deux grands artistes sur lesquels reposait le succès de la pièce développaient, comme à l'envi l'un de l'autre, des qualités inconnues à eux-mêmes. Dorval, à côté des choses du coeur, avait des effets de dignité dont je l'eusse crue incapable ; et Bocage, à qui je n'avais accordé d'abord qu'une certaine sauvagerie misanthropique, avait des moments de tristesse poétique et de mélancolie rêveuse que je n'ai vus qu'à Talma, dans ses rôles de l'Hamlet anglais et de l'Oreste de Soumet.
La représentation devait avoir lieu dans la première quinzaine d'avril ; mais, dans la première quinzaine d'avril justement, se jouait, au palais de justice, un drame qui, même à mes yeux, était bien autrement intéressant que le mien.
Mes amis Guinard, Cavaignac et Trélat étaient, avec seize autres coaccusés, traduits devant la cour d'assises.
On se rappelle qu'il était question du complot de l'artillerie auquel j'avais pris une part si active, aussi une seule chose m'étonnait-elle : c'est qu'ils fussent en prison, et que je fusse libre ; qu'ils subissent des interrogatoires au palais de justice pendant que je répétais une pièce à la Porte-Saint Martin.
Les audiences, depuis le 6 jusqu'au 11 avril, avaient été consacrées à l'interrogatoire des accusés et à l'audition des témoins. Le 12, l'avocat général prit la parole.
Il va sans dire que, du 12 au 15, jour où le jugement fut rendu, je ne quittai pas l'audience.
C'était assez difficile pour un avocat général de charger des hommes comme ceux qui étaient assis sur le banc des accusés : les principaux combattants de juillet, ceux qu'on avait nommés les héros des trois jours, ceux que le lieutenant général avait reçus, caressés, choyés, dix mois auparavant ; ceux que Dupont de l'Eure appelait ses amis, ceux que La Fayette appelait ses enfants, et ceux que, depuis qu'il n'était plus au ministère, Laffitte appelait ses complices ;
En effet, le ministère Laffitte était tombé le 9 mars. Voici à quelle occasion il était tombé. La cause de cette chute était on ne peut plus honorable pour l'ancien ami du roi Louis-Philippe, que cinq mois de frottements politiques avec la nouvelle Majesté suffirent à rendre un de ses plus irréconciliables ennemis.
C'était à l'époque où trois peuples, ressuscitant, réclamaient leur nationalité : la Belgique, la Pologne et l'Italie. On était à peu près tranquille sur le sort de la Belgique ; mais il n'en était pas ainsi pour la Pologne et l'Italie, et tous les coeurs généreux étaient sympathiques à ces deux soeurs en liberté qui râlaient, l'une sous le couteau du tsar, l'autre sous le bâton de l'Autriche.
Les yeux étaient particulièrement fixés sur Modène.
Le duc de Modène, à la nouvelle de l'insurrection de Bologne, avait fui de son duché, dans la nuit du 4 au 5 février.
Le cabinet du Palais-Royal reçut à ce sujet une communication du cabinet de Vienne qui lui annonçait que le gouvernement autrichien se préparait à intervenir pour replacer François IV sur son trône ducal.
La nouvelle était étrange, et la prétention exorbitante.
Le gouvernement français avait proclamé le principe de non-intervention ; or, à quel titre l'Autriche intervenait-elle dans le duché de Modène ?
L'Autriche avait bien un droit de réversibilité sur ce duché ; mais ce droit était tout éventuel, et, jusqu'au jour où il y aurait extinction des héritiers mâles de la maison régnante, Modène était un duché parfaitement indépendant.
De pareilles exigences devaient révolter un esprit aussi droit et aussi juste que celui de M. Laffitte, et il déclara en plein conseil que, si l'Autriche persistait dans cette insolente prétention, la France en appellerait aux armes.
M. Sébastiani, ministre des affaires étrangères, fut invité par le président du Conseil à répondre dans ce sens, et s'y engagea.
Le maréchal Maison occupait alors l'ambassade de Vienne. C'était un de ces roides diplomates qui, de leur carrière militaire, avaient conservé l'habitude de parler aux rois ou aux empereurs la main sur la garde de leur épée. – Je l'ai beaucoup connu, et, malgré notre différence d'âge, avec une certaine intimité ; une charmante femme au nom pacifique, qui n'était qu'une amie pour moi, qui n'était plus qu'une amie pour lui, servait de lien entre le jeune poète et le vieux soldat.
Le maréchal fut chargé de présenter à l'Autriche l'ultimatum de M. Laffitte.
Cet ultimatum était précis : « La non-intervention ou la guerre ! »
On ignorait encore, à cette époque, le système adopté par Louis-Philippe de conserver la paix à tout prix.
L'Autriche répondit comme si elle eût connu la secrète pensée du roi de France, sa réponse était non seulement ferme, mais encore insolente.
La voici :
« Jusqu'à ce jour, l'Autriche a laissé la France mettre en avant le principe de non-intervention ; mais il est temps que la France sache que nous n'entendons point le reconnaître en ce qui concerne l'Italie. Nous porterons nos armes partout où s'étendra l'insurrection. Si cette intervention doit amener la guerre, eh bien, vienne la guerre ! nous aimons mieux en courir les chances que d'être exposés à périr au milieu des émeutes. »
Avec les instructions que le maréchal avait reçues, la note que nous venons de citer ne laissait aucun jour à un arrangement ; en conséquence, à la même heure où il envoyait la réponse de M. de Metternich au roi Louis-Philippe, il écrivait au général Guilleminot, notre ambassadeur à Constantinople, que la France était forcée de tirer l'épée, et qu'il eût à faire un appel à la vieille alliance de la Turquie avec la France Le maréchal Maison ajoutait, comme post-scriptum, à la note de M. de Metternich :
« Il n'y a pas un instant à perdre pour conjurer le danger dont la France est menacée ; il faut, en conséquence, prendre l'initiative, et jeter cent mille hommes dans le Piémont. »
Cette dépêche, adressée à M. Sébastiani, ministre des affaires étrangères, avec lequel, en sa qualité d'ambassadeur, le maréchal Maison correspondait directement, arriva le 4 mars à l'hôtel des Capucines. M. Sébastiani, homme du roi, la communiqua au roi, mais, si importante qu'elle fût, n'en dit pas un mot à M. Laffitte.
Voilà de quelle façon le roi, suivant le premier principe du gouvernement constitutionnel, régnait et ne gouvernait point.
Comment le National se procura-t-il cette dépêche ? C'est ce que nous serions bien embarrassé de dire ; mais, le 8, elle était textuellement reproduite à la seconde colonne du journal.
M. Laffitte la lut par hasard, comme La Fayette, par hasard aussi, avait lu sa destitution de commandant de la garde nationale.
M. Laffitte en voiture, et, le journal en main, courut chez M. Sébastiani.
Il n'y avait pas moyen de nier : le maréchal allégua de si misérables raisons, que M. Laffitte vit qu'il était complètement joué.
Il se fit conduire au Palais-Royal. Il espérait trouver là les explications que lui refusait le ministre des affaires étrangères ; mais le roi ignorait tout ; le roi faisait bâtir à Neuilly, ne se mêlait pas d'affaires, ne prendrait aucune initiative, et approuverait son ministre. C'était à M. Laffitte de s'expliquer avec ses collègues.
Il y avait tant d'apparente sincérité et de naïve bonhomie dans l'air, dans l'accent, dans le maintien, dans toute la personne du roi, que Laffitte douta qu'il fût du complot.
Le lendemain, en effet, suivant le conseil donné par le roi, M. Laffitte eut une explication avec ses collègues.
Cette explication amena, séance tenante, la démission du chef du cabinet, qui rentra chez lui l'âme moins navrée peut-être de sa maison ruinée, de sa popularité perdue, que de son amitié trompée.
C'était un noble coeur que M. Laffitte ; il s'était livré tout entier au roi, et voilà qu'en face de l'insulte faite à la France, le roi, dans son parti pris de conserver la paix, l'abandonnait à son tour, comme il avait abandonné La Fayette et Dupont de l'Eure.
Laffitte était jeté sans remords et sans pitié dans le gouffre où Louis Philippe jetait ses popularités au rebut.
Le nouveau ministère était composé d'avance ; la majorité de ses membres avait été prise dans l'ancien. Il n'y avait de ministres nouveaux que Casimir Perier, le baron Louis et M. de Rigny.
Voici les attributions de chacun de ses membres : Casimir Perier, président ; Sébastiani, ministre des affaires étrangères ; le baron Louis, ministre des finances ; Barthe, ministre de la justice ; Montalivet, ministre de l'instruction publique et des cultes ; le comte d'Argout, ministre du commerce et des travaux publics ; de Rigny, ministre de la marine.
Le nouveau ministère faillit perdre son président le lendemain même du jour où il avait été nommé, c'est-à-dire le 13 mars 1831.
Ce n'était qu'avec peine que la reine, madame Adélaïde et M. le duc d'Orléans voyaient Casimir Perier arriver au pouvoir. Etait-ce regret de l'ingratitude montrée à M. Laffitte ? Etait-ce crainte du caractère bien connu de M. Casimir Perier ? Tant il y a que, le 14 mars, lorsque le nouveau président du Conseil se rendit au Palais-Royal pour faire sa cour du soir, il trouva que tous les visages avaient pris un aspect singulier : les courtisans riaient, les aides de camp chuchotaient, les domestiques demandaient qui il fallait annoncer. M. le duc d'Orléans tournait le dos, madame Adélaïde était de glace, la reine était grave. Au fond du salon, le roi seul attendait, le visage souriant.
Il fallut au ministre traverser cette double haie formée, d'un côté, par la répulsion, de l'autre, par la malveillance, pour arriver au roi.
Le rival et le successeur de Laffitte était colère, orgueilleux, impatient ; il résolut de se venger à l'instant même. Il se savait l'homme indispensable à la situation : Thiers n'était pas encore assez populaire ; M. Guizot l'était déjà trop peu. Casimir Perier alla droit au roi.
- Sire, lui dit-il, j'ai l'honneur de vous demander un entretien secret.
Le roi, étonné, marcha devant lui, et le conduisit dans son cabinet.
A peine la porte en fut-elle refermée, que, sans circonlocution et sans ambages :
- Sire, dit le nouveau président, j'ai l'honneur d'offrir ma démission à Votre Majesté.
- Eh ! mon Dieu, monsieur Perier, s'écria le roi, et à quel propos ?
- Sire, reprit le ministre exaspéré, des ennemis dans les clubs, des ennemis dans les rues, des ennemis dans la Chambre, passe encore ! mais des ennemis à la cour, à laquelle je viens offrir mon nom, mon courage, ma fortune, c'est trop ! et je ne me sens pas la force, je l'avoue à Votre Majesté, de faire face à toutes ces haines.
Le roi sentit le coup. Il fallait le parer, car, dans la situation, peut-être allait il être mortel.
Alors, tout ce que sa voix avait de flatterie, tout ce que son esprit avait de séduction – et il en avait beaucoup ! – le roi le mit en usage pour adoucir l'orgueil blessé de son ministre.
Mais Casimir Perier répéta incessamment, avec la hautaine inflexibilité de son caractère :
- Sire, j'ai l'honneur d'offrir ma démission à Votre Majesté.
Le roi comprit qu'il fallait faire amende honorable.
- Attendez dix minutes ici, mon cher monsieur Perier, fit-il ; dans dix minutes, vous êtes libre.
Le ministre s'inclina en silence, et laissa sortir le roi.
Pendant ces dix minutes, le roi expliqua à la reine, à sa soeur et à son fils l'urgence qu'il y avait pour lui à garder M. Casimir Perier, et leur annonça la résolution que venait de prendre M. Casimir Perier de donner sa démission.
C'était un mot d'ordre nouveau. En quelques secondes, il fut transmis à qui de droit.
Le roi entrouvrit la porte de son cabinet, où le ministre continuait de se ronger les ongles en frappant du pied.
- Venez ! dit-il.
Casimir Perier s'inclina légèrement, et suivit le roi.
Mais, grâce au nouveau mot d'ordre, tout était changé. La reine était gracieuse ; madame Adélaïde, affable ; M. le duc d'Orléans s'était retourné ; les aides de camp formaient un groupe, prêts à obéir, non seulement au premier signe du roi, mais encore à celui du ministre ; les courtisans ne montraient plus les dents qu'à travers un obséquieux sourire.
Enfin, en voyant arriver M. Casimir Perier à la porte, les laquais s'élancèrent dans les antichambres, et se précipitèrent par les degrés en criant :
- La voiture de M. le président du Conseil !
Il était impossible d'obtenir plus promptement une plus éclatante réparation.
Casimir Perier resta ministre.
Voilà où en étaient les choses, et le nouveau président du Conseil venait de commencer la dévorante carrière qui devait, au bout d'un an, le conduire à la tombe, où il allait précéder de quelques semaines seulement son antagoniste Lamarque, lorsque nous nous sommes interrompu, à propos de M. Laffitte, au beau milieu du procès de l'artillerie.
Mais, une fois pour toutes, ce n'est point de l'histoire que nous faisons, ce sont des souvenirs que nous jetons sur le papier, et souvent nous nous apercevons qu'au moment où nous avons pris le galop pour suivre les divagations de notre mémoire, nous avons laissé derrière nous des événements de la première importance. Alors, nous sommes forcé de revenir sur nos pas, de faire nos excuses à ces événements, comme le roi à M. Casimir Perier, de les prendre, pour ainsi dire, par la main, et de les ramener à nos lecteurs, qui peut-être ne leur font pas toujours un aussi gracieux accueil que celui que la cour du Palais-Royal fit au président du Conseil dans la soirée du 14 mars 1831.

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