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Chapitre CXC


Fondation de l'Avenir. – L'abbé Lacordaire. – M. Charles de Montalembert. – Son article sur le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois. – L'Avenir et la littérature nouvelle. – Ma première entrevue avec M. de Lamennais. – Procès l'Avenir. – MM. de Montalembert et Lacordaire maîtres d'école. – Leur procès en cour des pairs. – Prise de Varsovie. – Réponse de quatre poètes à un mot d'un homme d'Etat.

La révolution de 1830 vint surprendre M. de La Mennais et son école dans ces dispositions vagues et inquiètes. Déjà son coeur, apte à comprendre surtout ce qui est grand et généreux, s'était désaffectionné du culte royaliste ; déjà l'homme, poète et philosophe, regimbait sous la robe du prêtre. Le siècle, qui venait de consacrer et de glorifier son génie, reprochait tout bas à ce génie de résister à la voix du progrès. Indocile nature, tête de fer, raison solitaire et escarpée, l'abbé de La Mennais était par tempérament un homme de liberté.
1830 sonna.
Assis sur les ruines de cet événement, qui venait d'engloutir une dynastie, et d'agiter l'Eglise de la même tempête et du même naufrage où cette dynastie avait sombré, les philosophes de La Chesnaie tinrent conseil entre eux ; ils se dirent que l'opposition contre le clergé, dont le libéralisme était animé depuis 1815, tenait à l'éclatante protection qui avait couvert les prêtres catholiques, en face de l'instabilité des pouvoirs, en face du flot grondant de la Révolution ; ils se demandèrent s'il n'y aurait pas profit pour l'immuable Eglise à se séparer de tous les Etats chancelants.
Ainsi posée, la question fut vite résolue. L'abbé de La Mennais crut le moment arrivé de se mêler directement et personnellement à la lutte. Les bases d'un journal furent arrêtées ; il partit.
Deux hommes entrèrent avec lui dans cette combinaison de publicité : ce furent l'abbé Lacordaire et le comte Charles de Montalembert.
L'abbé Lacordaire était, à cette époque, où j'eus l'honneur de me trouver en communication de principes religieux et politiques avec lui, un jeune prêtre qui avait passé du barreau de Paris au séminaire de Saint-Sulpice. Il avait fait, après son stage, trois mortelles années de théologie ; il sortait de là plein d'idées entrevues et d'instincts tumultueux.
Acre, perçant, subtil, voilà pour son esprit ; des yeux noirs pleins de feu, des traits délicats et mobiles, pâle d'une pâleur cénobitique et maladive ; des contours secs, maigres, vigoureusement dessinés, voilà pour la figure. Attiré par le rayonnement de l'abbé de La Mennais, il entra dans toutes ses vues politiques ; lui aussi aspirait, sous le mors de la chair, à la liberté de l'esprit ; prêtre, la protection de l'Etat lui pesait. Il mit sa main dans celle du maître, et le pacte fut conclu.
Le comte de Montalembert, de son côté, était alors un tout jeune homme blond, au visage de jeune fille et aux joues légèrement colorées ; myope, il regardait à travers son lorgnon, et à une courte distance, les personnes qui lui parlaient ; timide et rougissant, il plaisait fort à l'abbé de La Mennais, qui se sentait attiré vers lui par une sorte de sympathie paternelle. Au reste, le comte Charles de Montalembert appartenait à une famille dont l'attachement à la cause de la branche aînée des Bourbons était connu. Mais il déclara très haut qu'il mettait dans son coeur la France avant une dynastie, et la liberté avant une couronne.
Autour de ces trois hommes, l'un déjà illustre, les autres encore inconnus, se groupèrent des ecclésiastiques et des jeunes gens de talent qui, dans leur foi naïve, voulaient associer la majesté des traditions religieuses à la grandeur des idées révolutionnaires. Que cette alliance fût impossible, c'est ce que démontra le temps, ce grand probator des choses et des hommes ; mais la tentative n'en était pas moins généreuse ; elle répondait, d'ailleurs, à un besoin qui travaillait, alors, les générations nouvelles. Déjà Camille Desmoulins, un de ces poètes qu'illumine un double rayon, avait dit au tribunal révolutionnaire, et, cela, non sans une pénétrante mélancolie : « J'ai l'âge du sans-culotte Jésus : trente-trois ans ! »
Le titre du nouveau journal fut L'Avenir.
Le programme, rédigé en commun, réclamait du gouvernement de juillet la liberté absolue pour tous les cultes et toutes les communions religieuses, la liberté de la presse, la liberté d'enseignement, la séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat, enfin l'abolition du budget ecclésiastique.
Le moment était favorable : c'était le 16 octobre 1830. La Belgique était en train de faire sa révolution, et, dans cette révolution, la main du clergé était visible ; la catholique Pologne poussait, sous le sabre du tsar, un long cri de détresse et d'espérance ; à la voix d'O'Connell, l'Irlande, remuant toutes les nationalités pour lesquelles la religion était un motif et un drapeau d'indépendance, agitait dans les airs ces deux mots : Christ et Liberté !
L'Avenir se fit le moniteur du mouvement religieux, associé par lui au mouvement politique, comme on va en juger par ces quelques lignes, émanées de l'association, et empruntées à son premier numéro :

« Nous n'avons point d'arrière-pensée, nous n'en eûmes jamais ; notre parole, c'est toute notre âme. Espérant donc d'en être crus, nous dirons à ceux dont les idées diffèrent sur plusieurs points de nos croyances : "Voulez-vous sincèrement la liberté religieuse, la liberté d'éducation, et, dans l'ordre civil et politique, la liberté de la presse, qui, ne l'oublions pas, est la garantie de toutes les autres ? Vous êtes des nôtres, et nous sommes des vôtres aussi. Toutes les libertés que les peuples, dans le développement graduel de leur vie, peuvent supporter, leur sont dues, et leur progrès dans la civilisation se mesure par leur progrès, non fictif, mais réel dans la liberté. »

C'est ici que se place la transformation de l'abbé de La Mennais en abbé de Lamennais. Son opinion et son talent commencent, comme son nom, une nouvelle ère : ce n'est plus le prêtre austère et sombre écrivant d'une main fatale sur le tombeau de la foi la sentence de l'esprit humain ; c'est, au contraire, un prophète qui secoue, au nom de la liberté, le linceul des nations mortes, et qui crie aux ossements vides : « Levez-vous ! »
Or, parmi les jeunes rédacteurs de L'Avenir, chose digne de remarque ! celui qui se distinguait le plus, non seulement par le talent, mais encore par l'exaltation démocratique de ses idées, c'était le comte Charles de Montalembert, dont plus d'une fois le sévère vieillard dut retenir la verve imprudente. Nous aurons à raconter bientôt le sac de l'église Saint-Germain- l'Auxerrois et la profanation des choses saintes ; la situation était embarrassante pour L'Avenir : ce journal avait recommandé au jeune clergé de croire en la Révolution, et voilà que cette même Révolution, déchaînée en un jour de colère, éclaboussait les temples catholiques, et déracinait les insignes du culte.
Ce fut le comte Charles de Montalembert qui se chargea de faire le premier Paris du lendemain.
Au lieu de s'emporter contre les démolisseurs, il s'emporta contre le clergé, contre les prêtres, dont l'aveugle et dangereux attachement pour le trône renversé avait attiré sur le symbole chrétien la colère du peuple. D'anathémes, il n'en avait point assez pour « ces incorrigibles défenseurs de l'ancien régime et ce catholicisme bâtard qu'avait enfanté la religion des rois ! » Les croix qu'on venait d'abattre étaient des croix fleurdelisées ; il en prenait occasion pour réclamer la séparation de l'Eglise de l'autorité civile. Sans les fleurs de lis, personne – et le comte Charles de Montalembert l'affirmait – personne n'en eût voulu aux croix.
Le caractère de l'Avenir était d'entrer, alors, dans le double mouvement politique et littéraire ; sympathique à la littérature moderne, dont il possédait, d'ailleurs, dans la personne de l'abbé de Lamennais un des premiers écrivains, l'Avenir était un des rares journaux – rari nantes – où l'on pût suivre à la fois l'esprit humain sous ses deux manifestations.
Liber, en latin, ne veut-il pas dire en même temps libre et livre ?
J'ai déjà dit comment, nous, hommes du mouvement littéraire, nous avions pour ennemis acharnés tous les journaux du mouvement politique. C'était d'autant plus étrange que la révolution littéraire avait précédé, aidé, préparé, annoncé la révolution politique qui était faite et la révolution sociale qui se faisait.
Ainsi, par exemple, nous nous souvenons d'un article sur Notre-Dame de Paris dans lequel, tout en regrettant que l'auteur ne fût pas plus profondément catholique, le comte Charles de Montalembert louait, avec une fureur d'adepte, le style et la poésie de Victor Hugo.
Ce fut vers cette époque, et quelques jours, je crois, après la représentation d'Antony, que M. de Lamennais manifesta le désir que je lui fusse présenté. C'était un grand honneur pour moi que ce désir. Je m'y rendis avec reconnaissance. Un ami commun me conduisit chez l'illustre fondateur de l'Avenir, qui demeurait alors rue Jacob – j'ai retenu le nom de la rue, et oublié le numéro de la maison.
Avant ce jour, je lui avais déjà voué une admiration que j'ai la joie de sentir encore jeune, vive, entière, dans mon coeur et dans mon esprit.
Cependant, l'Avenir avait du succès ; on s'en aperçut bientôt aux colères et aux haines qui se déchaînèrent contre ses doctrines. Parmi les conseils qu'il donnait au clergé, celui de renoncer aux traitements servis par l'Etat, et de suivre le Christ nu, fut très peu goûté ; on commençait à s'indigner. La voix solennelle de l'abbé de Lamennais avait beau crier : « Brisez ces chaînes avilissantes ! Laissez là cette guenille ! » Le clergé répondait à demi-voix :

          Guenille, si tu veux..., ma guenille m'est chère.

Veut-on savoir à quel degré le journal l'Avenir avait ses racines enfoncées dans ce que l'on appelle aristocratiquement le monde ? Nous citons les premières lignes consacrées au procès de l'Avenir dans l'Annuaire de Lesur :

« Jamais affluence aussi prodigieuse n'a encombré l'enceinte de la cour d'assises, et jamais surtout un procès politique n'a amené un si grand nombre de dames. Au moment où la cour a voulu ouvrir son audience, les jurés, les prévenus, le barreau, le parquet lui-même, se trouvaient assiégés par une multitude de personnes qui ne pouvaient parvenir à s'asseoir. M. l'abbé de Lamennais, M. Lacordaire, rédacteurs de l'Avenir, et M. Waille, gérant responsable du même journal, sont placés sur des chaises au milieu du parquet. Les deux premiers sont vêtus de redingotes par-dessus leur costume ecclésiastique ; M. Waille est en uniforme de garde national. »

C'était un des premiers procès de presse depuis juillet. Le réquisitoire du procureur du roi était fort timide, et s'excusait de venir, après une révolution faite en faveur de la presse, réclamer contre cette même presse les rigueurs de la loi.
Mais aussi l'Avenir avait par trop dépassé les limites de la bienséance.
Nous citerons la phrase incriminée :

« Montrons que nous sommes Français en défendant avec constance ce que nul ne peut nous ravir sans violer la loi du pays. Disons aux souverains : "Nous vous obéirons tant que vous obéirez vous-mêmes à cette loi qui vous a faits ce que vous êtes, et hors de laquelle vous n'êtes rien !" »

Cela était écrit par M. de Lamennais – nous avons oublié, sinon la cause, du moins la phrase qui amenait l'abbé Lacordaire sur le banc des prévenus.
M. de Lamennais était défendu par Janvier, qui a joué depuis un rôle politique.
Quant à Lacordaire, il se défendait lui-même.
Le discours de Lacordaire produisit un grand effet, et révéla à la fois le tribun et le prédicateur.
Le jury acquitta.
Quelque temps après, l'Avenir eut à soutenir un autre procès sur un plus grand théâtre, et dans une circonstance qu'il convient de rappeler.
MM. de Montalembert et Lacordaire s'étaient déclarés les champions de la liberté d'enseignement, comme de toutes les autres libertés religieuses et civiles. Des paroles, ils passèrent aux actes : tous deux ouvrirent conjointement une école primaire sur les bancs de laquelle vinrent s'asseoir quelques pauvres enfants. La police intervint. Sommés de se retirer, les professeurs résistèrent ; il fallut appréhender le corps du délit, c'est-à-dire les gamins qui garnissaient les tables d'étude. Il y avait à peine matière à un procès devant le tribunal correctionnel ; mais, sur ces entrefaites, quelques jours avant la promulgation de la loi qui supprimait l'hérédité de la pairie, le père de M. Charles de Montalembert, en bon père qu'il était, mourut.
L'affaire prit alors des proportions inattendues : Charles de Montalembert, pair de France par la grâce de la non-rétroactivité, n'était pas justiciable des tribunaux ordinaires ; le procès fut donc porté en cour des pairs, où il prit les dimensions d'un débat politique sur la liberté d'enseignement.
Lacordaire, dont la cause n'avait pu être disjointe de celle de son complice, fut aussi traduit devant la cour suprême, et improvisa son plaidoyer. M. de Montalembert, au contraire, lut un discours où il attaquait l'Université et surtout M. de Broglie.

« Ici, dit le Moniteur en rendant compte du procès, l'honorable pair de France prit son lorgnon, et examina le jeune orateur. »

Moins heureux devant la cour des pairs que devant le jury, qui les eût certainement acquittés, les deux rédacteurs de l'Avenir perdirent leur procès ; mais ils le gagnèrent devant le pays. Le comte de Montalembert dut à cette circonstance de se poser à côté de M. de Lamennais, dont il partageait et professait, à cette époque, les doctrines libérales, comme il dut à la mort inopinée de son père de trouver devant lui, à la Chambre haute, une carrière tout ouverte.
Au reste, interrogé à la Chambre sur sa profession, M. de Montalembert avait répondu :
- Maître d'école.
Tous ces procès semblaient donner raison aux ennemis religieux de M. de Lamennais.
La rumeur partit d'en bas.
Du clergé inférieur, qui les condamnait, M. de Lamennais et les autres rédacteurs de L'Avenir en appelèrent aux évêques, qui les condamnèrent à leur tour. Alors, repoussés de retranchements en retranchements, comme les défenseurs d'une ville qui, après avoir vaillamment défendu les postes avancés, la première et la seconde enceinte, sont forcés de se réfugier dans la citadelle, les accusés furent forcés de tourner les yeux vers le Vatican, et de mettre leur espérance dans Rome.
Grand mât de ce vaisseau battu par la tempête, M. de Lamennais fut le premier que la foudre atteignit.
Le 8 septembre 1831, une voix courut par le monde, pareille à celle de l'ange qui, dans l'Apocalypse, annonce la chute des villes et des empires. cette voix, vague comme un dernier râle d'agonie, comme un dernier soupir de mourant, se formula, le 16 septembre, dans ces paroles terribles : « La Pologne vient de succomber ! Varsovie est prise ! »
On sait comment cette nouvelle fut annoncée à la Chambre des députés par le général Sébastiani.
- Des lettres que je reçois de Pologne, dit-il dans la séance du 16 septembre, m'annoncent que la tranquilité règne à Varsovie.
Il y eut une variante dans le Moniteur, qui déclara que c'était l'ordre, et non la tranquillité, qui régnait à Varsovie. Dans la situation, l'un des deux mots ne valait guère mieux que l'autre : tous deux étaient infâmes !
Il est curieux de retrouver aujourd'hui l'écho que cette grande chute éveilla dans l'âme des poètes et des croyants, ces lyres vivantes que les grandes tristesses nationales font vibrer, et auxquelles le vent des calamités qui passe arrache des murmures sublimes.
Voici quatre réponses à la phrase optimiste de M. le ministre des affaires étrangères :

Barthélemy
          
          Destinée à périr !... L'oracle avait raison !
          Faut-il accuser Dieu, le sort, la trahison ?
          Non, tout était prévu, l'oracle était lucide !...
          Qu'il tombe sur nos fronts, le sceau du fratricide !
          Noble soeur ! Varsovie ! elle est morte pour nous !
          Morte un fusil en main, sans fléchir les genoux ;
          Morte en nous maudissant à son heure dernière ;
          Morte en baignant de pleurs l'aigle de sa bannière,
          Sans avoir entendu notre cri de pitié,
          Sans un mot de la France, un adieu d'amitié !
          Tout ce que l'univers, la planète des crimes,
          Possédait de grandeur et de vertus sublimes ;
          Tout ce qui fut géant dans notre siècle étroit
          A disparu ! Tout dort dans le sépulcre froid !...
          Cachons-nous ! cachons-nous ! nous sommes des infâmes !
          Rasons nos poils, prenons la quenouille des femmes ;
          Jetons bas nos fusils, nos guerriers oripeaux
          Nos plumets citadins, nos ceintures de peaux ;
          Le courage à nos coeurs ne vient que par saccades...
          Ne parlons plus de gloire et de nos barricades !
          Que le teint de la honte embrasse notre front !
          Vous voulez voir venir les Russes : ils viendront !...

Barbier
La Guerre.

          Mère ! il était une ville fameuse ;
          Avec le Hun j'ai franchi ses détours ;
          J'ai démoli son enceinte fumeuse ;
          Sous le boulet j'ai fait crouler ses tours !
          J'ai promené mes chevaux par les rues,
          Et, sous le fer de leurs rudes sabots,
          J'ai labouré le corps des femmes nues,
          Et des enfants couchés dans les ruisseaux !...
          Hourra ! hourra ! j'ai courbé la rebelle !
          J'ai largement lavé mon vieil affront :
          J'ai vu des morts à hauteur de ma selle !
          Hourra ! j'ai mis les deux pieds sur son front !...
          Tout est fini, maintenant, et ma lame
          Pend inutile à côté de mon flanc.
          Tout a passé par le fer et la flamme.
          Toute muraille a sa tache de sang !
          Les maigres chiens aux saillantes échines
          Dans les ruisseaux n'ont plus rien à lécher.
          Tout est désert. l'herbe pousse aux ruines...
          O mort ! ô mort ! je n'ai rien à faucher !

Le Choléra-Morbus.

          Mère ! il était un peuple plein de vie,
          Un peuple ardent et fou de liberté ;
          Eh bien, soudain, des champs de Moscovie,
          Je l'ai frappé de mon souffle empesté !
          Mieux que la balle et les larges mitrailles
          Mieux que la flamme et l'implacable faim
          J'ai déchiré les mortelles entrailles,
          J'ai souillé l'air et corrompu le pain !...
          J'ai tout noirci de mon haleine errante ;
          De mon contact j'ai tout empoisonné ;
          Sur le téton de sa mère expirante,
          Tout endormi, j'ai pris le nouveau-né !
          J'ai dévoré, même au sein de la guerre,
          Des camps entiers de carnage fumants ;
          J'ai frappé l'homme au bruit de son tonnerre ;
          J'ai fait combattre entre eux des ossements !...
          Partout, partout le noir corbeau becquète ;
          Partout les vers ont des corps à manger ;
          Pas un vivant, et partout un squelette...
          O mort ! ô mort ! je n'ai rien à ronger !

La Mort.

          Le sang toujours ne peut rougir la terre ;
          Les chiens toujours ne peuvent pas lécher ;
          Il n'est un temps où la Peste et la Guerre
          Ne trouvent plus de vivant à faucher !...
          Enfants hideux ! couchez-vous dans mon ombre,
          Et sur la pierre étendez vos genoux ;
          Dormez ! dormez sur notre globe sombre,
          Tristes fléaux ! je veillerai pour vous.
          Dormez ! dormez ! je prêterai l'oreille
          Au moindre bruit par le vent apporté ;
          Et, quand, de loin, comme un vol de corneille,
          S'élèveront des cris de liberté ;
          Quand j'entendrai de pâles multitudes,
          Des peuples nus, des milliers de proscrits,
          Jeter à bas leurs vieilles servitudes
          En maudissant leurs tyrans abrutis ;
          Enfants hideux ! pour finir votre somme,
          Comptez sur moi, car j'ai l'oeil creux... Jamais
          Je ne m'endors, et ma bouche aime l'homme
          Comme le tsar aime les Polonais !

Victor Hugo

          Je hais l'oppression d'une haine profonde ;
          Aussi, lorsque j'entends, dans quelque coin du monde,
          Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier,
          Un peuple qu'on égorge appeler et crier ;
          Quand, par les rois chrétiens aux bourreaux turcs livrée,
          La Grèce, notre mère, agonise éventrée ;
          Quand l'Irlande saignante expire sur sa croix ;
          Quand l'Allemagne aux fers se débat sous dix rois ;
          Quand Lisbonne, jadis belle et toujours en fête,
          Pend au gibet, les pieds de Miguel sur sa tête,
          Quand Albani gouverne au pays de Caton ;
          Quand Naples mange et dort ; quand, avec son bâton,
          Sceptre honteux et lourd que la peur divinise,
          L'Autriche casse l'aile au lion de Venise ;
          Quand Modène étranglé râle sous l'archiduc ;
          Quand Dresde lutte et pleure au lit d'un roi caduc ;
          Quand Madrid se rendort d'un sommeil léthargique ;
          Quand Vienne tient Milan ; quand le lion belgique,
          Courbé comme le boeuf qui creuse un vil sillon,
          N'a plus même de dents pour mordre son bâillon ;
          Quand un Cosaque affreux, que la rage transporte,
          Viole Varsovie échevelée et morte,
          Et, souillant son linceul chaste et sacré lambeau,
          Se vautre sur la vierge étendue au tombeau ;
          Alors, oh ! je maudis, dans leur cour, dans leur antre,
          Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu'au ventre.
          Je sens que le poête est leur juge ; je sens
          Que la Muse indignée, avec ses poings puissants,
          Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône,
          Et leur faire un carcan de leur lâche couronne,
          Et renvoyer ces rois, qu'on aurait pu bénir,
          Marqués au front d'un vers que lira l'avenir !
          Oh ! la Muse se doit aux peuples sans défense !
          J'oublie, alors, l'amour, la famille, l'enfance,
          Et les molles chansons, et le loisir serein,
          Et j'ajoute à ma lyre une corde d'airain !

Lamennais
                    Prise de Varsovie.

« Varsovie a capitulé ! L'héroïque nation polonaise, délaissée de la France, repoussée par l'Angleterre, vient de succomber dans la lutte qu'elle a si glorieusement soutenue pendant huit mois contre les hordes tartares alliées avec la Prusse. Le joug moscovite va peser de nouveau sur le peuple des Jagellon et des Sobieski, et, pour aggraver son infortune, les fureurs de quelques monstres affaibliront peut-être l'horreur que doit inspirer le crime de cette nouvelle conquête. Que chacun garde ce qui est à soi ; aux égorgeurs, le meurtre et l'infamie ! Aux vrais enfants de la Pologne, une gloire pure et immortelle ! Au tsar et à ses alliés, la malédiction de quiconque porte en soi un coeur d'homme, de quiconque sait ce que c'est qu'une patrie ! A nos ministres, leurs noms !... Il n'y a rien au-dessous.
« Ainsi donc, peuple généreux, notre frère de foi et notre frère d'armes, lorsque tu combattais pour ta vie, nous n'avons pu t'aider que de nos voeux ; et, à présent que te voilà gisant sur l'arène, nous ne pouvons te donner que des pleurs ! Puissent-ils, au moins, te consoler un peu dans ta douleur immense ! La liberté a passé sur toi comme une ombre fugitive, et cette ombre a épouvanté tes anciens oppresseurs : ils ont cru voir la justice ! Après des jours sombres, regardant le ciel, tu as cru y découvrir des signes plus doux ; tu t'es dit : "Le temps de la délivrance approche ; cette terre qui recouvre les ossements de nos aïeux sera encore notre terre ; nous n'y entendrons plus la voix de l'étranger, nous dictant ses ordres insolents... Nos autels seront libres comme nos foyers." Et tu te trompais, et ce n'était pas encore le temps de vivre ; c'était le temps de mourir pour tout ce qu'il y a de doux et de sacré parmi les hommes... Peuple de héros, peuple de notre amour ! Repose en paix dans la tombe que le crime des uns et la lâcheté des autres t'ont creusée ; mais, ne l'oublie point, cette tombe n'est pas vide d'espérance ; sur elle, il y a une croix, une croix prophétique qui dit : "Tu revivras !..." »

Convenons qu'un peuple est bien heureux d'avoir des poètes, s'il n'avait que des hommes d'Etat, la postérité prendrait souvent une étrange idée de lui.
Au reste, la chute de la Pologne entraîna la chute de l'Avenir. Nous allons dire comment.

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