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Chapitre CLXXIX


Béranger patriote et Béranger républicain.

En devenant ministre, Laffitte avait voulu entraîner avec lui, dans les hauteurs politiques où on le forçait de monter, un homme qui, nous l'avons dit, avait peut-être plus encore que l'illustre banquier contribué à l'avènement au trône du roi Louis-Philippe.
Cet homme, c'était Béranger.
Mais, avec sa rectitude de sens, Béranger avait compris que, pour lui comme pour Laffitte, monter en apparence, c'était descendre en réalité ; il laissa donc tous ses amis s'aventurer sur ce pont de Mahomet étroit comme le fil d'un damas, et qu'on appelle le pouvoir ; mais, lui, secouant la tête, il prit congé d'eux par cette chanson :

          Non, mes amis, non, je ne veux rien être ;
          Semez ailleurs places, titres et croix.
          Non, pour les cours Dieu ne m'a point fait naître,
          Oiseau craintif, je fuis la glu des rois !
          Que me faut-il ? Maîtresse à fine taille,
          Petit repas et joyeux entretien !
          De mon berceau près de bénir la paille,
          En me créant, Dieu m'a dit : « Ne sois rien ! »

          Sachez pourtant, pilotes du royaume,
          Combien j'admire un homme de vertu
          Qui, désertant son hôtel ou son chaume,
          Monte au vaisseau par tous les vents battu.
          De loin, ma voix lui crie : « Heureux voyage ! »
          Priant de coeur pour tout grand citoyen ;
          Mais, au soleil, je m'endors sur la plage.
          En me créant, Dieu m'a dit : « Ne sois rien ! »

          De ce palais souffrez donc que je sorte.
          A vos grandeurs je devais un salut ;           
          Amis, adieu ! j'ai, derrière la porte,
          Laissé tantôt mes sabots et mon luth.
          Sous ces lambris, près de vous accourue,
          La Liberté s'offre à vous pour soutien...
          Je vais chanter ses bienfaits dans la rue.
          En me créant, Dieu m'a dit : « Ne sois rien ! »

Béranger se retira donc, laissant ses amis plus empêtrés encore dans le pouvoir que le corbeau de la Fontaine dans la laine du mouton.
Même quand il fait du sentiment, Béranger a bien de la peine à n'y pas mettre un peu de malice, et peut-être, tout en chantant dans la rue les bienfaits de la liberté, rit-il plus d'une fois en dessous, justifiant cette désolante maxime de La Rochefoucauld, qu'il y a toujours, dans le malheur même de notre meilleur ami, quelque chose qui nous fait plaisir.
Au reste, combien de temps le chansonnier philosophe devait-il acclamer dans son coeur ce gouvernement qu'il avait fondé ? Nous disons acclamer dans son coeur, car, soit défiance de la stabilité des choses humaines, soit qu'il jugeât bon de faire des rois, mais mauvais de les chanter, jamais, Dieu merci ! Béranger ne sacra par une seule louange rimée cette royauté de juillet qu'il avait vantée de sa parole.
Maintenant, mesurons l'espace dans lequel est renfermée son admiration ou sa sympathie pour cette royauté.
Oh ! il ne sera pas grand !
En six mois, tout est fini ; le poète a mesuré le roi : le roi est bon à mettre avec les vieilles lunes de Villon !
En doute-t-on ? Qu'on écoute Béranger lui-même. Cet homme qui, le 31 juillet, jetait, comme les petits Savoyards, une planche sur le ruisseau, le voilà qui pousse du pied cette planche dans le ruisseau : ce n'est point sa faute si elle n'y tombe pas, et le roi avec elle.

          Oui, chanson, muse, ma fille,
          J'ai déclaré net
          Qu'avec Charles et sa famille,
          On te détrônait ;
          Mais chaque loi qu'on nous donne
          Te rappelle ici :
          Chanson, reprends ta couronne !
          - Messieurs, grand merci !

          Je croyais qu'on allait faire
          Du grand et du neuf,
          Même étendre un peu la sphère
          De quatre-vingt-neuf ;
          Mais point : on rebadigeonne
          Un trône noirci !
          Chanson, reprends ta couronne !
          - Messieurs, grand merci !

          La planète doctrinaire
          Qui sur Gand brillait
          Veut servir de luminaire
          Aux gens de juillet :
          Fi d'un froid soleil d'automne
          De brume obscurci !
          Chanson, reprends ta couronne !
          - Messieurs, grand merci !

          Pour être en état de grâce,
          Que de grands peureux ont soin de laisser en place
          Les hommes véreux ?
          Si l'on ne touche à personne,
          C'est afin que si...
          Chanson, reprends ta couronne !
          - Messieurs, grand merci !

          Te voilà donc restaurée,
          Chanson mes amours !
          Tricolore et sans livrée,
          Montre-toi toujours !
          Ne crains plus qu'on t'emprisonne,
          Du moins à Poissy...
          Chanson, reprends ta couronne !
          - Messieurs, grand merci !

          Mais, pourtant, laisse en jachère
          Mon sol fatigué.
          Mes jeunes rivaux, ma chère,
          Ont un ciel si gai !
          Chez eux la rose foisonne,
          Chez moi le souci.
          Chanson, reprends ta couronne !
          - Messieurs, grand merci !

Cette chanson était une véritable déclaration de guerre, et, cependant, elle passa inaperçue ; ceux qui en parlaient – les poètes – avaient l'air de parler d'une chose tombée de la lune, d'un aérolithe que personne n'avait ramassé. Une chanson de Béranger ! Qu'est-ce que c'était que cela, une chanson de Béranger ? on n'avait pas lu la chanson ; et, quant à Béranger, on connaissait bien un poète de ce nom-là qui avait fait Le Dieu des bonnes gens, L'Ange gardien, Le Cinq Mai, Les Deux Cousins, Le Ventru, toutes chansons attaquant peu ou prou Louis XVIII et Charles X ; mais on ne connaissait pas ce Béranger qui se permettait d'attaquer Louis-Philippe !
Pourquoi cette ignorance à l'endroit du nouveau Béranger ? Pourquoi cette surdité à l'endroit de la nouvelle chanson ?
Nous allons le dire.
Il y a, à la suite de tout revirement politique, une période réactionnaire pendant laquelle les intérêts matériels l'emportent sur la nationalité, les appétits honteux sur les nobles passions. Pendant cette période-là – et Louis- Philippe en fut un exemple – tout ce que fait le gouvernement qui caresse ces intérêts et qui soûle ces appétits est bien fait : les actes de ce gouvernement, fussent-ils visiblement illégaux, tyranniques, immoraux, sont des actes sauveurs ! on les loue, on les approuve ; on fait du bruit autour du pouvoir, comme ces prêtres de Cybèle qui battaient des cymbales autour du berceau de Jupiter. Pendant cette période, la seule chose que craigne la masse qui, vivant de cette réaction, a tout intérêt à la soutenir, c'est que le jour ne se fasse sur ce pandémonium, c'est que la lumière ne pénètre dans cette sentine où se heurtent, se pressent, se bousculent, avec un bruit d'argent qui dénonce l'oeuvre qu'ils y opèrent, les agioteurs, les gens de bourse, les tripoteurs d'écus et de papiers.
Cette période est plus ou moins longue, et, nous le répétons, tant qu'elle dure, tant que l'élément honnête, pur, élevé de la nation n'a pas repris le dessus, il n'y a rien à dire, rien à faire, rien à espérer ; tout est applaudi, tout est ratifié, tout est glorifié d'avance ! On dirait que cette grande âme populaire qui, de temps en temps, vient ranimer les peuples et leur faire tenter de grandes choses, s'est évanouie, est remontée au ciel, est allée enfin on ne sait où. Les esprits inférieurs désespèrent de la voir revenir jamais ; les esprits supérieurs seuls, qui participent à son essence, savent qu'elle vit toujours, ayant en eux une étincelle de cette âme divine que l'on croit éteinte, et ils attendent, le sourire sur les lèvres, la sérénité sur le front !
Alors, peu à peu, ils assistent à ce phénomène politique.
Sans cause apparente, sans qu'il s'écarte de la route qu'il a suivie, et peut- être par cela même qu'il continue de la suivre, ce gouvernement, qui ne peut pas perdre la considération qu'il n'a jamais eue, perd la popularité factice qu'il avait, ceux-là mêmes dont il a fait la fortune, dont il a récompensé la coopération, s'éloignent de lui peu à peu, et, sans le renier encore tout à fait, commencent déjà à douter de sa stabilité. A partir de cette heure, ce gouvernement est condamné ; de même qu'on approuvait ce qu'il faisait de mal, on critique ce qu'il fait de bien.
La corruption, qui est sa moelle, va du centre aux extrémités, sèche la sève fatale qui lui avait fait étendre sur tout un peuple des rameaux comme ceux de l'upas, une ombre pareille à celle du mancenillier ; dans cette atmosphère où, pendant cinq, dix, quinte, vingt ans, il a répandu cette impure émanation qu'on a respirée parmi les autres éléments de l'air, passe quelque chose d'hostile contre lui, et dont on ne se rend pas compte : ce quelque chose d'hostile, c'est le retour de la masse à la probité sociale, à la conscience politique ; c'est cette âme de la nation, enfin, que l'on croyait évanouie, remontée au ciel, allée je ne sais où, et qui vient animer le grand corps populaire, qu'elle avait un instant abandonné à une léthargie que les peuples environnants, jaloux et, par conséquent, ennemis, s'étaient hâtés de proclamer la mort ! Alors, ce gouvernement, par ce seul retour de la masse à l'honnêteté, semble un vaisseau qui a perdu son aire : il trébuche, il chancelle, il ne sait plus où il va ! Il a résisté à quinze ans de tempêtes et d'orages, et il sombre sous une bourrasque ; il était devenu plus fort par les 5 et 6 juin, les 13 et 14 avril et le 12 mai, et il tombe devant le 24 février !
Ce gouvernement ou plutôt ces gouvernements, le présage de leur chute, c'est lorsque les hommes de coeur et d'intelligence refusent de s'y rallier, ou quand ceux qui s'y étaient ralliés par erreur s'en éloignent par dégoût. Cet éloignement ne veut pas dire qu'ils tomberont le lendemain, quinze jours après, dans dix ans : cela veut dire qu'ils tomberont un jour, qu'ils tomberont d'eux-mêmes, qu'ils tomberont tout seuls, et que, pour qu'ils tombent, la conscience publique n'aura qu'à les pousser du doigt !
Voilà ce que sentait Béranger, avec son admirable instinct du juste et de l'injuste, du bon et du mauvais ; il était, non pas le rat égoïste qui quitte le bâtiment où il s'est engraissé, quand ce bâtiment, menacé du naufrage, va mettre à la voile – on l'a vu, Béranger n'avait rien voulu recevoir ni de ce gouvernement ni des amis qui en formaient l'équipage – mais il était le blanc et rapide oiseau de mer effleurant le sommet de la vague qui monte et annonçant aux matelots les futures tempêtes.
Dès cet instant, Béranger juge que la royauté est condamnée en France, puisque cette royauté qu'il a pétrie de ses mains, avec les éléments démocratiques d'un prince jacobin en 1791, d'un commandant de la garde nationale républicain en 1789, et d'un ministère populaire en 1830 tourne à l'aristocratie bourgeoise, la dernière des aristocraties, parce qu'elle est la plus égoïste et la plus étroite – et il rêve la république !
Mais comment attaquera-t-il ce roi populaire, ce roi de la bourgeoisie, ce roi des intérêts matériels, ce roi qui a sauvé la société ? – Tout gouvernement qui arrive, on le sait en France, a sauvé la société ! – Ce roi est invulnérable : la révolution de 89, que l'on croit sa mère, et qui n'a été que sa nourrice, l'a trempé dans la fournaise des trois jours, comme Thétis a trempé son fils Achille dans le Styx ; seulement, il a son endroit faible, comme le héros d'Homère.
Cet endroit faible, c'est le sentiment républicain, toujours vivace en France, qu'il s'y déguise sous le nom de libéralisme, de progrès ou de démocratie.
Béranger l'a trouvé ; car, au moment où il allait dire adieu à la chanson, le voilà qui chante ! Le guerrier, qui, découragé, avait jeté ses armes, les ramasse ; seulement, il a changé de but : il ne tuera plus avec la balle, il tuera avec le principe ; il n'essayera plus de trouer avec sa poudre le velours d'un vieux trône, il dressera une nouvelle statue de marbre sur un autel d'airain.
Cette statue, ce sera celle de la République.
Lui qui était en avant sous la branche aînée, le voilà en arrière sous la branche cadette ; mais n'importe ! Il fera son oeuvre, et, pour être isolée, elle n'en sera pas moins puissante.
Ecoutez-le ; le voici à sa fonte : comme Benvenuto Cellini, il jette le plomb de ses vieilles cartouches dans le moule : il y jettera son bronze ; il y jettera jusqu'aux deux couverts d'argent que, dans les grands jours, il tire de l'armoire de noyer pour dîner avec Lisette, et qu'une fois ou deux il a prêtés à Frétillon pour les mettre en gage.
Tout en travaillant, il s'aperçoit que ce sont ceux qu'il a combattus en 1830 qui avaient raison, et que c'est lui qui avait tort ; il les avait traités de fous, il leur fait amende honorable dans cette chanson :

          Vieux soldats de plomb que nous sommes,
          Au cordeau nous alignant tous,           
          Si des rangs sortent quelques hommes,
          Tous, nous crions : « A bas les fous ! »
          On les persécute, on les tue,
          Sauf, après un lent examen,
          A leur dresser une statue
          Pour la gloire du genre humain !

          Combien de temps une pensée,
          Vierge obscure, attend son époux !
          Les sots la traitent d'insensée,
          Le sage lui dit : « Cachez-vous ! »
          Mais, la rencontrant loin du monde,
          Un fou qui croit au lendemain
          L'épouse ; elle devient féconde,
          Pour le bonheur du genre humain !

          Qui découvrit un nouveau monde ?
          Un fou qu'on raillait en tout lieu !
          Sur la croix, que son sang inonde,
          Un fou qui meurt nous lègue un Dieu !
          Si, demain, oubliant d'éclore,
          Le jour manquait, eh bien, demain,
          Quelque fou trouverait encore
          Un flambeau pour le genre humain !

Quelle merveille de sens, de rime, d'idée, de poésie que cette chanson ! Vous ne la connaissiez pas ? Non ; et, cependant, vous connaissiez toutes celles qui, sous Charles X, attaquaient le trône ou l'autel, Le Sacre de Charles le Simple et L'Ange gardien. Pourquoi ne connaissiez-vous point celle-ci ? C'est que Béranger, au lieu d'être un soldat de plomb aligné pour la défense de l'ordre, comme l'entendent les agioteurs, les bourgeois et les épiciers, passe à l'état d'un de ces fous qui sortent des rangs et poursuivent l'idée, qu'ils prendront pour femme s'ils la rencontrent, qu'ils féconderont s'ils l'épousent !
Seulement, Béranger n'est plus en harmonie avec la pensée publique ; on ne ramasse plus les traits qu'il lance pour les renvoyer au trône ; ses recueils de chansons, qui, publiés en 1825 et en 1829, se vendaient à trente mille exemplaires, se vendent, en 1833, à quinze cents.
Mais que lui importe, à cet oiseau des solitudes, chantant pour chanter, parce que le bon Dieu, qui aime à l'entendre, qui préfère sa poésie à celle des missionnaires, des jésuites et de ces nains tout noirs qu'il nourrit et dont son nez craint les encensoirs, lui a dit : « Chante, chante, pauvre petit ! »
Aussi, le voilà qui chante à tout propos.
Escousse et Lebras meurent : il chante ! Un chant triste, c'est vrai, plein de doute et de désenchantement ; il ne voit pas clair lui-même dans ce chaos qu'on appelle la société. Tout ce qu'il sait, c'est que la terre est mouvante comme un océan, c'est que le temps est à la tempête, c'est qu'il fait nuit sur le monde, c'est que le vaisseau qu'on appelle la France va plus que jamais à la dérive, est plus que jamais en perdition.
Ecoutez : en avez-vous entendu beaucoup de chants plus douloureux, sur ces plages hérissées de rochers et couvertes de bruyères où vient, dans les criques de Morlaix et le long des falaises de Douarnenez, se briser la mer sauvage ?

          Quoi ! morts tous deux dans cette chambre close
          Où du charbon pèse encor la vapeur
          Leur vie, hélas ! était à peine éclose ;
          Suicide affreux ! triste objet de stupeur !
          Ils auront dit : « Le monde fait naufrage,
          Voyez pâlir pilote et matelots !
          Vieux bâtiment usé par tous les flots,
          Il s'engloutit, sauvons-nous à la nage ! »
          Et, vers le ciel se frayant un chemin,
          Ils sont partis en se donnant la main !
          
          Pauvres enfants ! quelle douleur amère
          N'apaisent pas de saints devoirs remplis ?
          Dans la patrie on retrouve une mère,
          Et son drapeau vous couvre de ses plis !
          Ils répondaient : « Ce drapeau, qu'on escorte
          Au toit du chef le protège endormi !
          Mais le soldat, teint du sang ennemi,
          Veille, et de faim meurt en gardant la porte ! »
          Et, vers le ciel se frayant un chemin,
          Ils sont partis en se donnant la main !

          Dieu créateur, pardonne à leur démence !
          Ils s'étaient faits les échos de leurs sons,
          Ne sachant pas qu'en une chaîne immense,
          Non pour nous seuls, mais pour tous nous naissons.
          L'humanité manque de saints apôtres
          Qui leur aient dit : « Enfants, suivez sa loi !
          Aimer, aimer, c'est être utile à soi ;
          Se faire aimer, c'est être utile aux autres ! »
          Et, vers le ciel se frayant un chemin,
          Ils sont partis en se donnant la main !

A quel moment, – réfléchissez-y ! – à quel moment Béranger dit-il que le monde fait naufrage, qu'on voit pâlir pilote et matelots ? En février 1832, quand les Tuileries regorgent de courtisans, quand les journaux du gouvernement regorgent de louanges, quand les soldats citoyens de la rue Saint-Denis et de la rue Saint-Martin montent la garde avec enthousiasme, quand les officiers demandent des croix pour eux et des invitations à la cour pour leurs femmes. Enfin, quand, sur trente-six millions d'hommes dont se compose le peuple français, trente millions hurlent à tue-tête : « Vive Louis- Philippe, le soutien de l'ordre, le sauveur de la société ! » quand le Journal des Débats crie : Hosanna ! et le Constitutionnel : Amen !
Morbleu ! il faut être bien fou pour mourir dans un pareil moment, et bien poète pour dire que le monde fait naufrage !
Mais attendez ! Comme il voit qu'on ne l'a pas écouté ; que, comme Horace, il a chanté pour des sourds, Béranger va chanter encore et crier plus haut :

          Société, vieux et sombre édifice,
          Ta chute, hélas ! menace nos abris :
          Tu vas crouler, point de flambeau qui puisse
          Guider la foule à travers tes débris : où courons-nous ?
          Quel sage en proie au doute
          N'a sur son front vingt fois passé la main ?
          C'est aux soleils d'être sûrs de leur route ;
          Dieu leur a dit : « Voilà votre chemin ! »

Puis vient l'heure où tout ce chaos se débrouille, où toute cette nuit se dissipe, où l'aurore d'un nouveau jour se lève ; le poète jette un cri de joie : il voit, il a vu !
Qu'a-t-il vu ?
Oh ! ne craignez rien ; il ne se fera pas prier pour vous le dire :

          Toujours prophète, en mon saint ministère,
          Sur l'avenir j'ose interroger Dieu.
          Pour châtier les princes de la terre,
          Dans l'ancien monde un déluge aura lieu.
          Déjà près d'eux, l'océan, sur les grèves.
          Mugit, se gonfle, il vient... « Maîtres, voyez,
          Voyez ! », leur dis-je. Ils répondent : « Tu rêves ! »
          Ces pauvres rois, ils seront tous noyés !

          « Un océan ! quel est-il, ô prophète ? »
          - Peuples, c'est nous, affranchis de la faim,
          Nous, plus instruits, consommant la défaite
          De tant de rois, inutiles, enfin !..
.           
          Dieu fait passer sur ces fils indociles
          Nos flots mouvants, si longtemps fourvoyés ;
          Puis le ciel brille, et les flots sont tranquilles.
          Ces pauvres rois, ils seront tous noyés !

Ainsi, on le voit, ce n'est plus, comme dans Les Deux Cousins, un simple revirement de fortune un simple changement de dynastie, c'est le renversement de toutes les dynasties que prédit le poète ; ce n'est plus, comme dans Le Dieu des bonnes gens, les destins et les flots qui sont changeants ; non : ce sont les destins qui sont révolus, ce sont les flots qui, de changeants, sont devenus tranquilles. L'océan n'est plus qu'un lac immense, sans houle et sans tempête, réfléchissant l'azur du ciel, et au fond duquel, grâce à la transparence de l'eau, on peut voir le cadavre des monarchies mortes, les débris des trônes échoués,
Merci, Béranger ! Merci, poète prophète ! Merci encore ! Merci toujours !
Qu'arriva-t-il à l'apparition de ces prophéties qui froissaient tant d'intérêts ? Que les gens qui savaient par coeur les anciennes chansons de Béranger, parce que leur ambition, leurs espérances, leurs désirs s'en étaient fait des armes pour détruire le vieux trône ne lurent pas même ses chansons nouvelles, ou que ceux qui les lurent se dirent les uns aux autres : « Avez- vous lu les nouvelles chansons de Béranger - Non. - Oh ! ne les lisez pas... Pauvre homme, il baisse ! » Et on ne les lut pas, ou bien le mot fut donné, si on les avait lues, pour dire que le chansonnier baissait.
Non, non, le chansonnier ne baissait pas ! Le chansonnier grandissait, au contraire ; mais, de même que, de chansonnier, il était passé poète, de poète, il passait prophète ! C'est-à-dire qu'il devenait de plus en plus incompréhensible pour les masses.
L'Antiquité nous a conservé les chansons d'Anacréon, elle a oublié les prophéties de Cassandre.
Pourquoi cela ? Homère nous le dit : les Grecs ne croyaient pas aux prophéties de la fille de Priam et d'Hécube.
Hélas ! Béranger fit comme elle, il se tut ; tout un monde de chefs-d'oeuvre près d'éclore s'arrêta sur ses lèvres muettes ; il sourit de son sourire si fin, et il dit :
- Ah ! je baisse ! Eh bien, demandez des chansons à ceux qui s'élèvent !
Rossini avait dit la même chose après Guillaume Tell.
Qu'en résulta-t-il ? C'est que nous n'eûmes plus d'opéras de Rossini, ni de chansons de Béranger.
Maintenant, peut-être me demandera-t-on comment il se fait que Béranger, républicain, habite tranquillement avenue de Chateaubriand, n° 5, à Paris, tandis que Victor Hugo demeure à Marine-Terrace, dans l'île de Jersey.
Cela est tout simplement une question d'âge et de tempérament. Hugo est un lutteur, et il a cinquante ans à peine ; Béranger, à tout prendre, est un épicurien et à soixante et dix ans ; c'est l'âge où l'on prépare son lit pour y dormir du sommeil éternel, et Béranger – Dieu lui donne de longues années, dût-il nous les prendre à nous ! – et Béranger veut mourir tranquille sur le lit de fleurs et de lauriers qu'il s'est fait !
Il en a le droit : il a assez lutté dans le passé, et soyez sans crainte, son oeuvre se continuera dans l'avenir !
Ajoutons ceci : c'est que ce qu'on appelait la jeune école – ce sont, aujourd'hui, les hommes de quarante à cinquante ans – a été injuste pour Béranger. Après que Benjamin Constant l'avait tiré jusqu'à l'ode, on a essayé de le repousser en deçà de la chanson. En agissant ainsi, la critique se faisait innocemment le complice du pouvoir : elle croyait n'être que sévère, elle était injuste et ingrate !
Il faut être proscrit, il faut être poète, il faut habiter l'étranger, vivre loin de cette communion d'idées qui est le pain de la vie intellectuelle, pour savoir combien cette muse du poète de Passy est essentiellement française, philosophique et consolante. Avec Béranger, il n'y a plus d'exil, et tout proscrit peut, en le chantant, attendre la réalisation de cette prophétie que, dans sa chanson de Nostradamus, il a fixée à l'an 2000 !..
Nous voici bien loin de l'artillerie, dont nous nous étions occupés, dont il nous reste à nous occuper encore, et de l'émeute où elle était appelée à jouer son rôle.
Revenons donc à l'émeute et à l'artillerie.
Mais, cher Béranger, cher poète, cher père, nous ne te disons pas adieu ; nous te disons seulement au revoir.

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1998-2010
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