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Chapitre CLXXIV


Première représentation de La Mère et la Fille. – Je soupe chez Harel après le spectacle. – Harel m'emprisonne après le souper. – Je suis condamné à huit jours de Napoléon forcé. – Le neuvième jour, la pièce est lue aux acteurs, et je suis rendu à la liberté. – Les répétitions. – L'acteur Charlet. – Son histoire avec Nodier.

Sur la même table où je venais d'écrire ma démission était une lettre qu'à l'écriture je connus pour être d'Harel. Je l'ouvris, tremblant qu'il ne me reparlât de ce malheureux drame de Napoléon, qui était devenu mon cauchemar.
Point : il m'envoyait une loge pour la première représentation de La Mère et la Fille, et m'invitait à souper après le spectacle.
J'envoyai ma loge à Marie Nodier, en m'y réservant une place. Il y avait si longtemps que je négligeais mes chers amis de l'Arsenal, que j'avais grand besoin de les revoir.
A huit heures, j'étais à l'Odéon.
J'ai déjà dit mon opinion sur La Mère et la Fille : c'est une des meilleures pièces de Mazères ; c'est la meilleure d'Empis.
Frédérick y fut sublime de simplicité, de douleur poignante, de désespoir étouffé. Les autres rôles étaient ce que l'on appelle, en termes de théâtre, bien tenus.
Marie pleura, madame Nodier pleura, madame de Tracy pleura ; ce fut, pour les auteurs, un véritable triomphe de larmes.
A minuit, nous étions chez Harel, Lockroy, Janin et moi, le félicitant du succès.
Harel recevait nos compliments se frottant les mains, se fourrant du tabac dans le nez, et ne disant pas un mot du Napoléon. Je ne reconnaissais pas mon Harel ; je commençais à croire qu'il avait donné la pièce à faire à un autre. Ce silence me semblait d'autant plus bizarre, que M. Crosnier faisait des recettes fabuleuses avec son Napoléon à SchoenbrŸnn.
Le souper fut un de ces bons et charmants soupers comme nous en donnait George, splendide reine de ces sortes de fêtes, où, avec ses mains de déesse, elle servait les plus beaux fruits de Chevet.
Quant à l'esprit, on ne pouvait rien avoir de mieux : Harel, Janin, Lockroy.
Nous étions encore à table à trois heures du matin.
Cependant, une chose m'inquiétait : il y avait dans l'atmosphère de ces signes qui indiquent une conspiration ; des coups d'oeil se croisaient, des sourires se répondaient, des demi mots s'échangeaient.
Quand je demandais des explications, tout le monde se regardait d'un air étonné ; on riait à ma barbe ; j'avais l'air d'arriver de Carpentras.
Il est vrai que j'arrivais de Quimper, ce qui était à peu près la même chose.
On se leva de table. George m'emmena dans sa chambre sous prétexte de me montrer quelque chose de très beau. Que me montra-t-elle ? Je ne saurais trop le dire ; seulement, ce qu'elle me montra était si beau, que je fus plus d'un quart d'heure à revenir dans le salon.
Quand j'y revins, Lockroy et Janin avaient disparu. Harel seul restait.
Trois heures et demie venaient de sonner. Je pensai qu'il était temps de me retirer, je pris mon chapeau, et voulus sortir par où j'étais entré.
- Non, non, me dit Harel, tout le monde est couché... Suivez-moi par ici.
Je le suivis sans défiance.
Nous traversâmes de nouveau la chambre de George, puis un cabinet de toilette ; puis, enfin, nous entrâmes dans une chambre que je connaissais pas.
Deux bougies brûlaient sur une table chargée de livres de toutes les dimensions, de plumes de toute sorte. Un excellent lit dont la couverture était faite resplendissait dans l'ombre, sous le contraste de ses draps blancs et de son édredon pourpre. Il y avait sur la descente du lit en peau d'ours, des pantoufles toutes préparées. D'un côté de la cheminée était une causeuse de velours ; de l'autre côté, un grand fauteuil en tapisserie.
- Tiens, dis-je, voici une bonne chambre, bien confortable ; on doit bien y dormir et bien y travailler.
- Ah ! dit Harel, ma foi ! je suis enchanté qu'elle vous plaise.
- Pourquoi cela ?
- Parce que c'est la vôtre.
- Comment, la mienne ?
- Oui... Et, comme vous n'en sortirez pas que vous n'ayez fait mon Napoléon, il faut que vous vous trouviez bien pour ne pas être de trop mauvaise humeur pendant votre emprisonnement.
Un frisson me courut par tout le corps.
- Harel ! m'écriai-je, pas de bêtises, mon ami !
- Justement, pas de bêtises !... Vous en avez fait une grande de ne pas vous être mis à l'ouvrage quand je vous l'ai demandé... J'en ai fait une grande en ne commandant pas la pièce à un autre... mais je vous en avais parlé, et je n'ai qu'une parole. Je trouve donc que nous avons été suffisamment bêtes tous les deux, pour des gens d'esprit, et qu'il est bien temps que nous redevenions spirituels.
- Allons donc ! Vous n'y pensez pas ! Je n'ai pas le moindre plan arrêté pour votre Napoléon.
- Vous m'avez dit que vous aviez refait Christine dans une nuit.
- Il me faut des livres... Bourrienne, Norvins, Victoires et Conquêtes...
- Voici Victoires et Conquêtes dans un coin ; voici Bourrienne dans l'autre. voici Norvins sur la table.
- Il me faut le Mémorial de Sainte-Hélène.
- Le voici sur la cheminée.
- Mon fils...
- Il viendra demain dîner avec nous.
- Ma maîtresse.
- Ah ! me dit George en entrant, vous venez de vous en passer pendant six semaines ; vous vous en passerez bien pendant quinze jours, de votre maîtresse.
Je me mis a rire.
- La préviendra-t-on, au moins ?
- Elle est prévenue.
- Par qui ?
- Par moi, dit Harel, et elle a déjà reçu sa prime.
- Laquelle ?
- Un bracelet.
Je pris les deux belles mains de George, et, m'adressant à Harel :
- Ma foi !mon cher ami, lui dis-je, vous faites les choses de façon qu'il n'y a pas moyen de vous refuser... Demain, je me mets à votre Napoléon, et, dans huit jours, vous l'aurez.
- Vous êtes bien pressé de nous quitter, mon cher ! dit George en relevant sa lèvre d'impératrice.
- Bon ! dis-je, la pièce sera finie quand elle sera finie... Ce n'est pas moi qui suis pressé, c'est Harel...
- Harel attendra, dit George avec ses airs de Cléopâtre et de Médée.
Je m'inclinai ; je n'avais plus rien à dire. Harel me montra un cabinet de toilette et ses dépendances, me fit observer que ma chambre n'avait d'autre issue que celle de George, sortit avec elle, et m'enferma.
On avait poussé l'attention jusqu'à envoyer chercher chez moi mon pantalon à pieds.
Le même soir, ou plutôt le même matin, je me mis au travail, et je trouvai le rôle de l'espion et la division du drame. Le rôle de l'espion trouvé, tout l'était. Quant à la division du drame, elle était donnée par l'histoire elle même.
- De Toulon à Sainte-Hélène ! m'avait dit Harel. Je dépenserai cent mille francs, s'il le faut !
Il était difficile de me laisser plus de marge.
Dès le lendemain matin, je me mis à écrire.
Au fur et à mesure que les tableaux étaient faits, je les passais à George, qui les passait à Harel, lequel les donnait à copier à un charmant garçon nommé Verteuil, qui est aujourd'hui secrétaire du Théâtre-Français.
Au bout de huit jours, le drame était fait ; il se composait de vingt-quatre tableaux, et comportait neuf mille lignes. C'était trois fois la corpulence d'un drame ordinaire, cinq fois la longueur d'Iphigénie, six fois celle de Mérope.
Frédérick devait jouer le rôle de Napoléon. J'avais discuté ce choix d'abord ; le physique me semblait beaucoup dans une pareille création. Le succès du Napoléon de la Porte-Saint-Martin avait été dû surtout à la ressemblance de Gobert avec l'empereur, et rien ne ressemblait moins à Napoléon, et surtout à Bonaparte, que Frédérick.
- Mon cher, me dit George, rappelez-vous ceci : c'est qu'un homme du talent de Frédérick peut tout jouer.
La raison me parut si bonne, que je m'y rendis. Le rôle fut donné à Frédérick.
Le neuvième jour, la pièce était copiée ; Verteuil, en se faisant aider de deux personnes, avait mis à la copier un jour de plus que moi à l'écrire.
Elle n'était pas bonne, il s'en faut ; mais le titre de l'ouvrage assurait le succès de circonstance, tandis que le rôle de l'espion suffisait au succès littéraire.
On se réunit le neuvième jour pour la lecture. Ce jour-là, je lus jusqu'à Moscou ; le lendemain, je repris et lus la fin.
Le seul rôle de Frédérick avait quatre mille lignes, c'est-à-dire était aussi long à lui seul que tous les rôles ensemble du Mariage de Figaro.
Mais de rien couper, en collationnant, cela paraissait impossible ; il fut convenu, en conséquence, qu'on ferait les coupures aux répétitions.
Chacun se mit au travail avec une ardeur que j'ai rarement vue, apprenant même les passages que l'on supposait devoir être coupés, ce qui est la chose la plus difficile à obtenir d'un artiste.
Frédérick, Lockroy et Stockleit étaient enchantés de leurs rôles.
Le soir de la lecture, ma liberté me fut rendue.
Il y eut souper pour mon élargissement, comme il y avait eu souper pour mon incarcération.
Ces soupers chez George étaient charmants, je le répète, et font quelques- uns de mes bons souvenirs, il était impossible d'être plus belle, plus reine, plus dédaigneuse, plus caustique, plus courtisane grecque, plus matrone romaine, plus nièce de pape que ne l'était George.
C'était un contraste incroyable avec Mars, toujours pincée, retenue sanglée, boutonnée comme la femme d'un sénateur de l'Empire.
Sans compter Harel, si spirituel, qu'il semblait toujours, comme un homme assis sur un tabouret de verre et mis en contact avec une machine électrique, avoir une étincelle au bout de chaque doigt, au bout de chaque cheveu.
Quand on arriva au théâtre, on s'aperçut qu'il y avait cent et quelques rôles. Pendant cinq ou six jours, ce fut comme un chaos à débrouiller. Je crois que j'eusse autant aimé mettre en scène le monde de la Genèse que ce monde de Napoléon. Tous les rôles fondus, pressés, réunis, nous donnèrent – non compris les comparses – quatre-vingts ou quatre-vingt-dix personnages parlants. Jouslin de la Salle, metteur en scène du théâtre, y perdait la tête ; quant à Harel, il vidait trois tabatières par répétition.
Harel, comme nous l'avons dit, dépensa cent mille francs pour la mise en scène ; mais ce qu'il dépensa de mots étincelants de verve, d'esprit, de comique, le caissier de M. de Rothschild n'est pas capable de l'additionner.
Moi, au milieu de tout ce tohu-bohu, je suivais cette éternelle étude du drame et des caractères que je cherche toujours et partout, même parfois là où ils ne sont pas.
En veut-on un exemple, le voici :
Parmi mes chefs de peloton, jouant un de ces bouts de rôle que l'on appelle des accessoires – lequel ? je ne me le rappelle plus – j'avais remarqué un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, maniant le fusil comme s'il n'eut jamais fait autre chose de sa vie, et, ce qui était extraordinaire et surtout plus important, disant assez juste.
Je demande pardon à mes lecteurs d'être obligé quelquefois d'employer l'argot du théâtre ; mais, comme tous les argots, il exprime mieux la pensée que la langue à laquelle on le substitue.
Il me semblait, en outre, que le visage de mon accessoire ne m'était point inconnu, et lui, sans trop s'aventurer cependant, me saluait en souriant, de son côté, d'un air qui voulait dire : « Ce n'est pas au théâtre seulement que je vous ai vu. »
Où m'avait-il vu ? où l'avais-je vu moi-même ? Voilà ce qui me restait à savoir. J'avais demandé son nom : il s'appelait Charlet, comme notre illustre lithographe. Ce nom n'éveillait en moi aucun souvenir.
Un jour, cependant, au beau milieu d'une évolution de la vieille garde je m'arrêtai devant lui.
- Pardon, monsieur Charlet, lui dis-je, il me semble vous avoir vu quelque part... Où ? Je n'en sais rien ; seulement, je parierais ma tête que vous ne m'êtes pas inconnu... Pouvez-vous aider mes souvenirs ?
- C'est vrai, monsieur, me dit-il ; nous nous sommes vus trois fois comme on se voyait dans ce moment-là : une fois rue Saint-Honoré, une fois au pont de la Grève, une fois au Louvre.
- Ah ! oui, je me rappelle... au pont de la Grève... vous commandiez l'attaque où le porte-drapeau fut tué ?
- C'est cela, me répondit-il.
- Et vous êtes acteur ?
- C'est-à-dire, vous voyez, j'essaye de le devenir.
- Pourquoi avez-vous attendu que je vous parlasse ?
- Je suis timide.
- Pas en face des balles, au moins !
- Oh ! les balles, cela tue, voilà tout.
Il se mit à rire.
- C'est-à-dire, reprit-il, que je suis timide, comme je vous le disais, à un point que vous ne sauriez imaginer... Par exemple, tenez, je connais M. Charles Nodier...
- Vous connaissez Charles Nodier ?
- Oui, et certes assez pour lui demander une recommandation près de vous, près de M. Hugo ou près de tout autre ; eh bien, je n'ai jamais osé lui demander cela.
- Vous avez eu tort : Nodier est un excellent homme, et bien certainement, cette recommandation, il vous l'eût donnée.
- Je le sais bien... quoique j'aie commencé par vouloir le tuer ; mais comme, depuis, j'ai empêché qu'on ne le tuât, nous sommes quittes.
- Que diable me contez-vous là ?
- La vérité du bon Dieu.
- Comment la chose s'est-elle faite ?
- Ah bah ! Il y en a trop long, et puis ce n'est pas bien intéressant...
- Vous vous trompez, mon ami, lui dis-je ; je ne suis pas fait comme les autres, et tout est intéressant pour moi. Quant à ce que vous me dites de la longueur du récit, eh bien, s'il traine, je vous prierai de l'abréger.
- Nous sommes bien mal ici.
- En effet, voilà déjà deux fois que Jouslin de la Salle nous impose silence.
- On croira que je vous demande un rôle.
Et il se mit à rire d'un bon rire franc et en montrant de belles dents blanches.
J'aime les gens qui rient, quoique pauvres ; c'est qu'ils ont bon coeur et bon estomac.
- Ecoutez, lui dis-je, vous n'êtes pas de l'acte qui va venir.
- Non, ni de l'autre non plus... Je ne reparais qu'à l'incendie de Moscou.
- Alors, montons au foyer, et vous me conterez votre histoire.
- Ah ! Je ne demande pas mieux.
Nous passâmes du théâtre au foyer, et nous nous assîmes dans cette magnifique galerie, qui, le soir surtout, a l'air, grâce aux rares ombres qui la traversent, d'un portique d'Herculanum ou d'un atrium de Pompéi.
- Eh bien ? demandai-je à Charlet en lui posant la main sur le genou.
- Eh bien, me dit-il, c'était le 27 juillet dernier – à cette époque, j'étais ouvrier ébéniste – j'entendis raconter au faubourg Saint-Antoine, où j'étais en train de débiter du bois, qu'il y avait eu, la veille, du bruit sur la place de la Bourse, et qu'il y avait, dans le moment même, des rassemblements autour du Palais-Royal. J'étais furieux des ordonnances, quoique je ne comprisse pas très bien ce qu'elles nous ôtaient de liberté ; mais, ce que je comprenais, c'est que c'était une espèce de défi jeté aux citoyens. Depuis longtemps j'attendais ce moment-là ; je ne me le fis pas dire deux fois, et je m'empresssai de partir pour être témoin de ce qui allait se passer. Arrivé au marché des Innocents, j'entendis des feux de peloton du côté de la halle aux draps ; puis j'aperçus plusieurs blessés, les uns se traînant comme ils pouvaient, les autres portés sur des civières, tous usant le reste de leurs forces à crier : « Aux armes ! » Cette vue m'exaspéra. sans trop savoir, ainsi que je vous l'ai dit, qui avait tort ou raison du peuple ou de la royauté, je me mis de mon côté, à crier : « Aux armes ! ». Un blessé qui n'avait plus la force de porter son fusil me le donna ; un homme – qu'était cet homme ? je n'en sais rien – bourra mes poches de cartouches ; des ouvriers et des bourgeois armés, les uns de sabres, et les autres de carabines, couraient du côté de la rue aux Fers ; je courus avec eux... Soit que je courusse mieux que tout le monde, soit que je fusse plus animé, je me trouvai à leur tête, ils me prirent pour chef. En entrant dans la rue aux Fers, nous nous trouvâmes en face d'un régiment de la garde ; le premier rang fit feu : nous étions si près des soldats, que nous fûmes, enveloppés de la fumée de leurs fusils comme d'un nuage ; au milieu de ce nuage, je distinguai un jeune homme qui tournait sur lui-même, et s'abattait à quelques pas de moi. Je courus à lui, il était frappé à la poitrine d'une balle qui lui sortait par le dos, et devait avoir traversé le coeur ; je le pris dans mes bras, et l'emportai... J'étais à cinquante pas à peine de la troupe ; mais la troupe avait cessé le feu. En effet, il n'y avait plus dans la rue que moi, le mort que je tenais dans mes bras et un homme de haute taille, pâle visage, ayant un ruban rouge à sa redingote bleue : ce n'était pas la peine d'user de la poudre pour nous trois. Je ne savais pas trop ce que je faisais. J'emportai mon mort du côté de la rue de la Ferronnerie ; l'homme à la redingote bleue et au ruban rouge me suivit. Cette persistance à ne pas me perdre de vue me le rendit suspect. Je m'arrêtai, et, voyant qu'il s'approchait de moi, je lui épargnai la moitié du chemin en allant au devant de lui. Enfin, nous nous joignîmes. A sa figure douce et triste, je crus voir qu'il ne me voulait point de mal ; cependant, après avoir déposé mon mort à terre, je préparai mon fusil à tout hasard ; mais lui, sans s'occuper le moins du monde de la précaution hostile, me posa la main sur l'épaule, et, l'y laissant appuyée, tandis que je le regardais avec étonnement : « Mon ami, me dit-il, il y a une heure que je suis tous vos mouvements. - Je m'aperçois bien, lui dis-je, et voilà pourquoi, au lieu de vous attendre, je suis venu à vous. - Vous êtes le chef de ces hommes ? - Oui... Que vous importe ? - Il m'importe beaucoup, mon ami ; car, moi aussi, je suis un homme. » Il y avait une telle douceur dans la voix de l'inconnu, que, moi qui avais commencé, en le voyant me suivre, par me demander si je ne devais pas lui envoyer un coup de fusil, je me sentis fasciné, et le regardai avec un certain respect. « Alors, lui dis-je, si vous êtes homme, vous devez voir que l’ on tue nos frères, et nous aider à massacrer tous ces brigands de soldats. » Il sourit tristement. « Mais ces soldats, dit-il, sont des hommes aussi ; ces soldats sont vos frères aussi ; seulement, vous agissez d'après votre libre arbitre, tandis qu'eux reçoivent des ordres auxquels ils sont forcés d'obéir. Savez-vous comment s'appelle ce que vous êtes en train de faire ? Cela s'appelle une révolution ; et savez-vous ce que c'est qu'une révolution, mon Dieu ? - Je ne sais pas si je fais, oui ou non, une révolution ; je ne sais pas si une révolution est une bonne ou une mauvaise chose. mais je sais ce que je veux. - Et que voulez-vous ? - Je veux la Charte... Vive la Charte ! Et puis, au bout du compte, ajoutai-je essayant de lutter contre l'influence morale que cet inconnu prenait sur moi malgré moi, qui êtes-vous ? Que me demandez-vous ? Pourquoi me suivez- vous ? - Je vous suis parce que vous m'intéressez. - Eh bien, moi aussi, vous m'intéressez, et cet intérêt me fait vous donner un conseil : croyez-moi, prenez une autre route... Vous ne voulez pas ? - Mon ami, écoutez... - Alors, c'est moi qui vous quitte. Bonsoir ! » Une douzaine d'hommes s'étaient ralliés autour de moi, je repris mon mort, et m'acheminai, avec ma petite troupe, du côté de l'Ecole de médecine, que je comptais joindre en traversant la Seine au pont au Change. Mais mon étonnement fut grand, au coin de la rue de la Vannerie, de retrouver mon homme, qui, cette fois, ne se contenta pas de me donner des conseils, mais me prit par le bras, et voulut m'entraîner d'un autre côté. « Ah çà ! que diable me voulez-vous ? Voyons ! m'écriai-je en frappant du pied, et en donnant le cadavre à porter aux autres. - Je veux vous empêcher d'aller à une mort certaine, vous et vos compagnons, me dit-il. Il y a un régiment tout entier sur le quai aux Fleurs ; vous êtes quinze ou vingt au plus : que feriez-vous contre un régiment ? - Mais, sacrebleu ! m'écriai-je, vous m'agacez à la fin ! Que vous importe que je sois tué ? - Mon ami, me dit-il, il est impossible que vous n'ayez pas un père, une mère, une soeur ou une femme... Eh bien, je veux épargner des larmes à votre femme, à votre soeur, à votre mère ou à votre père. » Je me sentais touché malgré moi ; mais j'étais au milieu d'hommes qui m'avaient pris pour leur chef, et je ne voulais pas reculer.... » Vous vous trompez, répondis-je, je n'ai rien de tout cela. Allez donc de votre côté et laissez-moi aller du mien. » Et, me détachant violemment de lui : « A l'Ecole de médecine ! criai-je à mes compagnons. - A l'Ecole de médecine ! » répétèrent-ils. Et nous nous élançâmes sur la place du Châtelet. En effet, de l'autre côté de la Seine, un régiment stationnait sur le quai aux Fleurs ! « Vive la ligne ! » criâmes-nous en nous engageant sur le pont au Change, et en secouant nos fusils. Mais, au lieu de fraterniser avec nous, le colonel nous somma de nous retirer ; nous ne nous rendîmes point à l'invitation, et, au contraire, nous continuâmes notre chemin. Nous n'étions pas au quart du pont, que le régiment fit feu. Ce fut un carnage ! Deux ou trois hommes tombèrent autour de moi, les autres prirent la fuite, abandonnant notre mort. Je ne sais pourquoi j'étais acharné après ce cadavre, il me semblait que c'était à la fois un étendard et une sauvegarde... Je le ramassai et battis en retraite avec lui sur la place du Châtelet. Ce qui restait de ma troupe m'attendait là, et, au premier rang, mon diable d'homme au ruban rouge et à la redingote bleue. « Eh bien, mon pauvre garçon, me dit-il, que vous avais- je prédit ?... Trois ou quatre de vos hommes tués, autant de blessés ! C'est un miracle que vous soyez vivant ; on a peut-être tiré cinquante coups de fusil sur vous ! Au nom du ciel, ne vous entêtez pas davantage à une pareille folie... Voyons, suivez-moi ! - Ah çà ! lui dis-je, l'homme au ruban rouge, savez-vous que vous commencez à m'embêter fièrement, et que, si vous me poussez à bout, je finirai par dire tout haut ce que je pense tout bas ? - Et que pensez-vous ? - Mais que vous êtes un mouchard peut-être ! » Deux ou trois de mes hommes entendirent le mot mouchard. « Hein ! que dis-tu ? Un mouchard ? » Et, mettant en joue mon inconnu : « Si c'est un mouchard, il faut le fusiller ! » crièrent-ils. Je fus épouvanté du mouvement, car quelque chose me disait que cet homme me voulait véritablement du bien. « Mais non ! mais non ! m'écriai-je, que faites-vous ? Bas les armes, sacrebleu ! - Puisque tu dis que c'est un mouchard ! répétèrent plusieurs voix. - Je ne dis pas cela... au contraire, monsieur est un de mes voisins. Il me connaît ; il me parle de ma mère ; il me dit que, si je me fais tuer, elle n'aura plus de ressources... Un mouchard ? Allons donc ! » J'allai à mon inconnu et lui tendis la main ; il la prit dans la sienne, et la serra cordialement. Il était aussi calme que si sa vie n'eût pas couru le moindre danger. « Merci, mon ami, me dit-il, je n'oublierai jamais ce que vous venez de faire. Vous avez raison, je ne suis pas un mouchard ; je dirai plus : je pense comme vous ; mais j'ai vu la première révolution et cela m'en a fait passer le goût... Maintenant, comme je ne veux pas vous voir tuer, adieu ! » Et il nous quitta et alla frapper à la porte du café du pont au Change, qui, après quelques difficultés, s'ouvrit pour lui. Quant à nous, nous suivîmes le quai de la Mégisserie, afin de gagner le pont Neuf ; mais à peine avions- nous fait quarante pas sur le quai, que nous reçûmes, par la rue Bertin- Poirée, une décharge qui nous tua quatre hommes ; en même temps, un escadron de gendarmerie débouchant par la place des Trois-Maries s'avança tenant toute la largeur du quai. Je regardai autour de moi : j'étais seul. Je tirai mon coup de fusil au milieu des gendarmes, et j'en vis tomber un. Eux avaient leurs mousquetons à la main, et firent feu. J'entendis les balles siffler autour de moi. Mais pas une ne m'atteignit. Au reste, je ne pensai pas un instant à la mort ; j'étais comme un enragé ! Je reculai du même pas qu'ils avançaient, et déchargeai une seconde fois mon fusil ; puis j'allai m'embusquer derrière la fontaine du Châtelet ; j'étais résolu à me faire tuer là plutôt que de fuir. J'avais rechargé mon fusil, et je mettais en joue pour la troisième fois, quand je sentis qu'on me prenait par le collet de mon habit, et qu'on me tirait en arrière. Je me retournai vivement ; c'était encore mon homme à la redingote bleue et au ruban rouge ! « Mon ami, me dit-il, décidément vous êtes fou... Venez prendre un verre d'eau sucrée avec moi, cela vous calmera. » Je tâtai mes poches pour savoir si j'étais en mesure de payer mon écot ; j'avais dix sous : c'était tout ce qu'il me fallait. « Eh bien soit, répondis-je, j'ai la bouche sèche ; je prendrai volontiers quelque chose. » J'avais mâché sept ou huit cartouches, et, vous savez, la poudre, cela altère. Je suivis mon homme ; la porte du café se referma sur nous. « Deux verres d'eau sucrée ! demanda-t-il. - Oh ! pas d'eau sucrée pour moi, lui dis-je, c'est trop fade ! - Que voulez-vous ? - Un petit verre d'eau-de-vie. - Du kirsch, plutôt. - Soit, du kirsch. » On me servit un verre de kirsch, et on lui apporta de l'eau sucrée. « Eh bien, me dit-il, vous voilà seul ; ceux qui vous entouraient sont tués, blessés ou en fuite. - C'est vrai, répondis-je ; mais il en viendra d'autres... Qui se feront tuer à leur tour, blesser à leur tour, et qui fuiront à leur tour. Pauvres enfants que vous êtes ! S'il vous revenait quelque chose, au moins, des révolutions ! Mais, après chaque révolution, j'ai vu le peuple plus malheureux qu'auparavant. - Bah ! dis-je, il faudra pourtant bien qu'on en fasse une bonne ! - Qu'êtes-vous de votre état ? me demanda l'inconnu. - Ouvrier ébéniste dans le quartier de l'Arsenal. - Comment l'ouvrage allait-il au faubourg Saint-Antoine ? - Mais l'ouvrage allait bien. - Réussissez à faire votre révolution, et vous verrez, dans six semaines, comment ira l'ouvrage. - Eh bien, on se serrera le ventre, mais, au moins, on sera libre ! - On se serrera le ventre, et on sera peut-être moins libre qu'on ne l'était. » Il se leva. « Ecoutez, mon ami vous m'avez dit, je crois, que vous demeuriez au quartier de l'Arsenal ? - Oui. - Eh bien, si, comme j'en ai peur, l'ouvrage manque, souvenez-vous de moi... Venez à la bibliothèque de l'Arsenal ; demandez-en le bibliothécaire, et, si je puis vous être bon à quelque chose, disposez de moi. » Et, s'approchant du comptoir, il paya et partit. J'avais surpris des signes d'intelligence entre le maître du café et mon inconnu. Je restai derrière lui dans l'intention de savoir à qui j'avais affaire. J'allais, en conséquence, interroger le maître du café, quand celui-ci, s'approchant de moi le premier : « Vous connaissez la personne qui vient de sortir ? me dit- il. - Ma foi ! non ; mais je vous avoue que j'ai envie de la connaître. - Et vous avez raison, car c'est un brave homme s'il en fut jamais ! - Diable ! dis-je, tant pis ! - Comment, tant pis ? - Si vous saviez de quel nom je l'ai apostrophé ! - Lui ? - Oui, lui... Je l'ai appelé mouchard ! - Mouchard ? M. Charles Nodier ? - Comment ! Cet homme qui sort d'ici, avec lequel je viens de trinquer, c'est M. Charles Nodier ? - Lui-même. - Ah ! mon Dieu. ! - Eh bien, que faites-vous ? - Mais je cours après lui... Je le rejoins... je lui demande pardon... Mouchard ! M. Charles Nodier ! » Et je secouais de toutes mes forces la porte que le maître du café avait refermée au verrou. En ce moment, la fusillade recommença ; cinq ou six balles trouèrent les contrevents, et allèrent briser les glaces. « Mon fusil ? m'écriai- je, mon fusil ? - Ah ! me dit le maître du café, il est en haut, votre fusil... - Comment, il est en haut ? - Peste ! Je n'ai pas envie que l'on vous voie sortir d'ici avec votre fusil, et qu'on casse et brise tout dans mon café... Quand il fera nuit, bien, je vous rendrai votre fusil, et vous sortirez... Morbleu ! d'après ce que m'a dit M. Charles Nodier, vous en avez assez fait pour aujourd'hui ! Une seconde décharge se fit entendre, et trois ou quatre balles percèrent de nouveau les contrevents. « Allons, allons, dit le maître du café, il ne fait pas bon ici... Montons au premier ! » Et, me prenant par le bras, il m'entraîna vers l'escalier. « M. Charles Nodier ! répétais-je en le suivant à moitié abruti ; et, moi, je l'ai appelé mouchard ! » Je n'eus pas une autre idée dans la tête tant que je restai au café du pont au Change, et j'y restai jusqu'à neuf heures. A neuf heures, je rentrai chez moi, et pensai toute la nuit à mon aventure de la journée.
En ce moment, le régisseur entra dans le foyer.
- Eh ! Monsieur Dumas, me dit-il, on vous cherche de tous les côtés... Bon ! Charlet, vous voici ; vous êtes à l'amende, mon ami !
- A l'amende ! Et pourquoi ? dit Charlet.
- Mais parce qu'on a recommencé le tableau, et que vous n'étiez pas la.
- Bien ! je fais de belles affaires ! dit Charlet.
- Soyez tranquille, je vais arranger cela avec Jouslin de la Salle. Et avez vous revu Nodier ?
- Ah bien, oui ! après l'avoir appelé mouchard ! Dans le moment où j'étais encore échauffé, j'aurais trouvé quelque chose à lui dire, mais de sang-froid, me représenter à lui ? Jamais !
Nous revînmes au théâtre, et, comme je lui avais promis, je fis lever l'amende qu'il avait, au reste, encourue par ma faute.
C'est ce même Charlet qu'Arago avait rencontré, le 29 juillet, au marché des Innocents, et qui commandait l'escorte du général Dubourg.
Nous nous sommes retrouvés depuis ; je dirai à quelle occasion, et je raconterai ce que Nodier a fait pour lui.

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